Introduction : Une question urgente, une question capitale
Les Belges sont l'archétype d'un peuple totalement commercialisé, d'un peuple digne, industrieux, stable certes, mais d'un peuple qui a renoncé à toutes les visions, à tous les rêves, à tous les idéaux nationaux; d'un peuple dont l'ambition presque universelle est devenue la richesse et le confort individuels. Dans ces conditions, ce peuple, en quelque sorte, a renoncé. Il a renoncé parce qu'il a subi trop de désastres, d'humiliations, de défaites, d'occupations ennemies, d'armées étrangères foulant son territoire. Dans ces conditions, ce peuple est définitivement marqué par sa propre impuissance à forger son destin. ses esprits les plus hardis et les plus énergiques eux-mêmes ont tendance à choisir le confort personnel et la sécurité à tout prix. En politique, ils ne sont plus ni de droite ni de gauche, ni progressistes ni réactionnaires, ni nationalistes ni internationalistes: ils sont belgifiés.
(Trotsky)
(Cette citation de Trotsky est résumée par John Stratchey, dans La fin de l'impérialisme, Laffont, Paris, 1961 pp. 155-156).
Une "carte blanche" du journal Le Soir du 26 février 1993 y faisait étrangement écho sans que son auteur ne s'en rende compte:
Je ne suis ni francolâtre ni néerlandophile, ni wallingant ni flamingant, ni d'extrême droite ni d'extrême gauche, ni unitariste ni séparatiste, ni fédéraliste ni confédéraliste, ni nationaliste ni rattachiste... je suis belge.
( Jacques Vanden Abeele)
Marcel Mauss l'avait indiqué dès 1920: les sociologues étudient peu la nation et Dominique Schnapper estime que c'est en raison de la volonté légitime des sociologues d'étudier « le social en tant que tel » 1. Alors que la nation est politique. Marc Bloch, dès 1936, estimait que les sociologues étudient mal également le phénomène de la noblesse en général (et donc de la monarchie en particulier), même si les études anecdotiques abondent sur la noblesse. 2 La Belgique n'échappe pas à cette règle mais, dans son cas, cela dénote une inculture rare puisque monarchie et nation se définissent et se consolident l'une par l'autre. Il fallait tenter de combattre cette inculture, de le faire systématiquement et de manière argumentée. Car certains, imbus de cette formidable inculture belge, pourraient croire que nous allons reprendre à notre compte, et de manière élémentaire, les critiques de la monarchie qui ont pu être adressées à des souverains absolus ou d'autres critiques un peu faciles, poujadistes (cela nous coûte cher etc.). Pour nous, la monarchie belge n'empêche pas le fonctionnement régulier des institutions démocratiques. Par comparaison avec certaines républiques, le régime belge ne semble pas désavantageux pour les citoyens. On peut ici opposer, par exemple, la concertation sociale très poussée en Belgique et ce qu'elle est en France. Ou le terrible pouvoir de la Présidence en Ve République et l'apparente bonhommie de notre « monarchie républicaine »... Notre critique est tout à fait différente. Parce qu'elle n'a jamais été faite, nous ne doutons pas de l'intérêt qu'y prendra le lecteur.
Pourquoi un citoyen « déclassé »?
Mais les comparaisons entre des pays ayant atteint le même développement scientifique, technique, industriel et démocratique sont difficiles. Les différences sont peu sensibles, de ce point de vue et pour le moment, entre les différents Etats d'Europe continentale comme l'Allemagne, la France, la Hollande, la Belgique, le Grand-Duché, le Danemark, la Suède, la Norvège et d'autres encore comme l'Italie, l'Autriche, la Suisse... On se contente souvent de dire que nous ne sommes pas trop mal placés par rapport à ceux qui se situent incontestablement parmi les meilleurs. Cependant, on aurait tort de ne pas considérer la démocratie comme une chose vivante et donc on aurait tort d'ignorer qu'elle est en danger permanent. La démocratie, par définition, est toujours à relancer. "La liberté n'existe que lorsqu'elle se sait menacée" a écrit le philosophe Emmanuel Lévinas... C'est cette question d'une démocratie vivante qui amène à se poser la question de la monarchie. Dire que la monarchie menace les libertés est évidemment excessif. C'est pourquoi le titre de ce livre parle de « déclassement ». Non de menace ni de destruction. Qu'est-ce que du matériel déclassé? C'est par exemple un véhicule de l'armée qui peut encore rouler et même rouler longtemps encore. Mais qui, pour toutes sortes de raisons, ne peut se comparer au matériel neuf. On le voit d'ailleurs au prix où il se vend. Entre un véhicule victime d'un sinistre total et un véhicule dont seule la carrosserie a souffert il y a cette situation intermédiaire: le déclassement. A propos des signataires du Manifeste pour la culture wallonne, certains ont parlé d' « intellectuels déclassés » et ce concept de déclassement est fort utilisé en sociologie pour parler du déclin de certains statuts sociaux, collectifs ou individuels.
Il ne s'agit donc pas de quelque chose de tragique, mais il ne s'agit pas non plus de quelque chose de bénin. Nous pensons montrer dans ce livre que la monarchie a joué, et joue toujours un rôle dans le déclassement du citoyen, qu'il soit de Flandre ou de Wallonie. La monarchie en Belgique n'est pas un régime odieux. Mais ce n'est pas non plus un simple décor. Cette institution n'est probablement pas à l'origine du déclassement du citoyen belge, mais elle le perpétue. Elle n'est pas non plus la seule raison pour laquelle la Belgique est, aujourd'hui, gravement remise en cause. Mais elle contribue à déclasser ce pays. Celui-ci meurt autant des problèmes dits « communautaires » (l'existence de deux nations en Belgique), que de s'être trop lié à une monarchie qui provoqua sa plus terrible déchirure en 1950 (voir le chapitre V).
Les Belges ont, dès 1830, fondé le principe de leur existence en tant que nation sur la monarchie et, à partir de 1930, l'unité de cette nation. On peut supposer - simplement supposer -, que s'ils s'étaient plus fortement et directement représentés leur nation et son unité comme émanant d'eux, directement, exclusivement, ils auraient été mieux à même de faire face à leurs divisions. « En politique » aime à répéter le philosophe Jean-Marc Ferry, « tout ce qui est imposé de l'extérieur est faux ». Or la monarchie nous a été imposée deux fois de l'extérieur: une première fois par l'Europe et une seconde fois par la monarchie elle-même. Il est en effet de l'essence de l'institution monarchique d'apparaître comme au-dessus de la nation.
La différence entre la monarchie belge et les autres monarchies constitutionnelles et parlementaires d'Europe occidentale, c'est que la monarchie belge n'a pas été impliquée dans un long conflit avec les forces démocratiques comme ce fut le cas en Grande-Bretagne, en Suède, au Danemark et même en Hollande, au Grand-Duché et en Norvège. La monarchie belge est née d'emblée d'un compromis entre elle et la démocratie bourgeoise, une démocratie ensuite élargie aux masses populaires qui ont, plus ou moins, accepté à nouveau ce compromis. Le seul conflit visible, manifeste de la monarchie belge et des institutions démocratiques, c'est celui qui opposa Léopold III et le gouvernement ( non le Parlement). La nuance est importante, capitale car si, bien entendu, le gouvernement d'un pays démocratique comme la Belgique est responsable devant le Parlement et donc la Nation, il n'émane pas à proprement parler de celle-ci, pas directement en tout cas.
La Belgique monarchiste impuissante à relever le défi européen
De tout ceci, nous aurons à reparler longuement. Nous ne tenterons pas de vérifier notre supposition quant à l'unité de la Belgique qu'une république aurait maintenue. Par contre, nous pensons pouvoir montrer que l'existence d'une monarchie en Belgique y a déclassé le citoyen. C'est une impression que l'on a bien souvent et que le texte de Trotsky cité en exergue vient seulement appuyer. Les blagues belges racontées par les Français sont une nouvelle confirmation de cette impression d'un citoyen « diminué ». On peut estimer qu'il n'en va pas de même pour d'autres pays d'Europe, même plus petits que la Belgique, comme la Norvège ou le Danemark. Les citoyens de Genève, par exemple, ne semblent pas souffrir du même déclassement que les citoyens belges.
Cette hypothèse-là, nous la vérifierons de nombreuses façons dans les pages qui vont suivre. L'ayant vérifiée, nous pourrons dire que la monarchie belge, sans être un régime odieux, est un système malsain. Et comme, par nature, il est voué à se perpétuer, il est peut-être plus que malsain encore. Il ne menace peut-être pas directement la démocratie, mais il constitue pour elle un handicap. Le régime monarchique n'enlève peut-être rien à la démocratie dans son fonctionnement manifeste, mais il lui retire un certain supplément d'âme, la noblesse et le prestige dont seule la monarchie jouit en Belgique, non le Parlement, par exemple. La difficulté avec laquelle la Wallonie s'affirme comme communauté de destin n'est pas non plus sans rapport avec ce détournement du capital symbolique. Ce capital, que possède chaque pays, les Belges, comme peuple, en sont dépourvus, mais également les Wallons et même peut-être les Flamands.
Nous avons cru trop longtemps que l'essentiel était préservé parce que, par ailleurs, notre démocratie fonctionnait, nos libertés étaient respectées, notre régime social faisait envie, bref parce que nous étions satisfaits au sens où Trostky le disait. Mais l'homme ne vit pas que de pain. Un pays ne vit pas que de garanties juridiques et d'un bon système de sécurité sociale. Il doit en outre projeter au-delà de lui-même, dans l'Histoire, dans le présent, dans l'avenir et pour ainsi dire, dans le passé, une image de lui-même dynamique, fière, éthique, qui puisse « servir » au moment des grands périls ou des grands défis.
Le grand défi d'aujourd'hui, c'est notre entrée dans la communauté des nations, des cultures, des identités de l'Europe. Cette Europe de l'identité postnationale, Jean-Marc Ferry l'envisage comme une confrontation des cultures politiques, des cultures nationales, des identités, confrontation qui fera grandir chacune d'entre elles, parce que la lutte non-violente est au principe de tout progrès. Or, en tant que Belges, nous n'avons pas vraiment d'identité car nous avons accepté que ces prestiges de l'identité et la souveraineté culturelle, politique, symbolique ou morale qui s'y rattachent, soient détenus, en fait, par les rois. Nous ne sommes pas préparés à entrer dans le concert des peuples d'Europe car nous ne sommes pas véritablement un peuple. Il nous manquera toujours quelque chose à cet égard. La monarchie, sans être la seule cause de cet état de fait, contribue à l'entretenir. Si nous ne pouvons pas devenir vraiment des citoyens d'Europe, parce que, déjà, nous n'en avons pas été de véritables en Belgique, il faut réexaminer la question de la monarchie belge et de la Belgique. Cette question n'est pas moins importante que celle du chômage par exemple. Si, en Belgique, on tente, de manière constante, de faire passer les problèmes sociaux et économiques comme seuls dignes d'attention, c'est précisément parce que sur le plan du crédit du Citoyen, de son honneur, de la perspective éthique dans laquelle doit s'inscrire toute Cité humaine, les réponses sont malaisées et même impossibles. Et c'est parce que ces réponses sont impossibles que la question de la monarchie n'est pas posée ou que l'on tente d'en minimiser la portée.
Mais qu'est-ce que la monarchie belge?
Il y a deux écoles de pensée sur la monarchie belge. Celle qui tend à considérer que l'institution monarchique belge est un problème secondaire. L'autre qui la tient pour une "pièce qui compte" sur l'échiquier politique (l'expression est de l'historien Jean Stengers). Dès qu'il y a controverse, contradiction, il y a, d'une certaine manière, toujours, paradoxe. Car si une réalité peut être tenue, par des gens intelligents et sincères, comme telle et son contraire, cela donne à penser que la réalité en question relève d'une certaine complexité qui l'arrache à la banalité. Mais le paradoxe de la monarchie belge grandit encore: il s'agit en tout cas - là-dessus, tout le monde sera d'accord -, de l'institution la plus voyante du champ symbolique belge. Les funérailles de Baudouin Ier ont donné lieu à une mise en scène de l'émotion qui a pris des proportions manifestement exagérées. On a terriblement gonflé dans les médias le nombre des Belges qui souhaitaient faire part de leur chagrin sans que même ces chiffres, pourtant faux 3, ne soient beaucoup discutés. Depuis la mort du roi Baudouin, il ne se passe pratiquement pas un jour sans que le journal télévisé n'évoque un sujet d'actualité lié à la personne du roi ou à un membre de sa famille. On montre le plus souvent soit le roi (et la reine), soit la reine Fabiola, veuve du défunt roi, soit les enfants d'Albert II qui exercent des responsabilités plus ou moins honorifiques à la tête d'organismes divers (Croix-Rouge, Commerce extérieur, oeuvres caritatives diverses et variées et, bien entendu, la Fondation roi Baudouin implique tout ce monde-là).
Le paradoxe dont nous discutons se renforce encore du fait que la question de la monarchie n'est pas très étudiée en Belgique. Evidemment, c'est une caractéristique majeure de ce pays. Pour ne prendre qu'un exemple, l'implication de l'Etat belge dans le colonialisme aux 19e et 20e siècles n'a pas été non plus très analysée. Il y a là quelque chose qui relève de l'opacité propre à la formation sociale belge dont nous reparlerons dans le corps de ce petit livre parce que nous pensons que cette opacité, la monarchie, sans en être la seule explication, en est le pivot en quelque mesure. Le paradoxe de cette royauté se renforce encore du fait qu'on en discute encore peu. Qu'elle est, à la fois, difficile à expliquer et qu'on s'efforce rarement d'y voir clair. Comment expliquer en effet le principe admis par tous que « le roi règne mais ne gouverne pas »? Cet adage dit la même chose et son contraire. Si la monarchie n'était pas aussi souvent montrée, si elle faisait l'objet d'une définition claire sur laquelle il y aurait plus ou moins consensus, comme, par exemple, sur le rôle du président de la République en Allemagne, on comprendrait que la chose ne soit pas plus souvent évoquée. Mais l'importance, ne fût-ce que symbolique, de la royauté en Belgique, est plus grande que celle de Chefs d'Etats voués à inaugurer les chrysanthèmes comme la Reine du Danemark (même les documents officiels disent qu'elle ne joue aucun rôle politique), ou les Présidents français de la IVe République...
Partisans et adversaires de la monarchie se trouvent d'accord
Le paradoxe de la monarchie belge ne nous a cependant pas encore livré tous ses secrets. Parmi les adversaires de la monarchie, on en trouve qui appartiennent à l'une ou l'autre des deux écoles de pensée dont nous venons de parler. Des hommes considèrent la monarchie comme sans importance mais en sont des adversaires patentés, François Perin par exemple 4. D'autres, parmi lesquels nous nous rangeons, estiment en revanche que la monarchie a une importance centrale, non seulement en raison de sa présence symbolique, mais aussi en raison de son pouvoir politique concret, quoique secret et discret. Il est normal que les adversaires d'une personne ou d'une institution en soulignent le manque d'importance. Minimiser l'adversaire est l'une des armes de la polémique. Mais nous verrons que cette arme peut servir celui contre lequel elle est utilisée. Nous ne voulons pas dire par là que la meilleure manière de combattre la monarchie serait la nôtre. En effet, donner toute son importance à quelqu'un que l'on combat, c'est aussi lui donner des armes et, surtout, dans le domaine politique. Ce que nous voulons, c'est y voir clair: « Qu'est-ce, en définitive, que la monarchie belge? »
Les partisans de la monarchie ne diront jamais, bien entendu, qu'elle est sans importance car ce serait vraiment en devenir l'ennemi. Mais, conformément à la manière la plus répandue d'interpréter la Constitution, ils diront que le roi ne peut être mis en cause, que c'est le ministre qui contresigne ses faits et gestes qui en prend la responsabilité. Refuser que quelque action significative que ce soit soit imputée à un homme, c'est d'une certaine manière le tenir pour rien aussi. Il y a là cette contradiction chez les meilleurs soutiens de la monarchie belge. Parmi eux, on peut distinguer ce que Pierre-Philippe Druet appelle les monarchistes « techniques » 5 , soit la plupart des hommes politiques qui rendent à la monarchie un hommage convenu, qui "font avec", mais sans grande adhésion au principe. Mais les partisans sincères de la monarchie ne sont pas plus cohérents. Ainsi dans le "Livre Blanc", édité par le Secrétariat du roi Léopold III après la guerre, on voit se développer deux thèses, successivement: d'abord que le roi a mené une politique internationale, avant la guerre, qui était couverte par les ministres responsables, ce qui le mettait hors cause; ensuite que cette politique était la plus pertinente à mener en fonction de l'intérêt national, ce qui est une façon de s'en attribuer le mérite.
C'est bien cette situation qui rend complexe le débat sur la monarchie. Ceux qui jugent la monarchie importante ne se retrouvent pas nécessairement dans le même camp s'il s'agit de dire qu'il faut ou non une monarchie. De même, ceux qui la considèrent comme un problème secondaire, se rangent aussi dans des camps opposés, soit celui des adversaires, soit celui des partisans de la monarchie.
Pourquoi la monarchie est importante
Nous soutiendrons la thèse que la monarchie belge est non seulement importante dans le champ symbolique (dont les sciences humaines nous expliquent depuis des décennies le caractère central dans les sociétés anciennes ou contemporaines), mais qu'elle l'est aussi politiquement. On ne peut pas imaginer, en effet, qu'un homme normalement constitué, disposant, tel le roi des Belges, des conseils et des services d'un cabinet étoffé, associé (certes, discrètement), à tous les actes du gouvernement, à même de rencontrer, quand il le veut, tous ceux qui sont aux sommets du pouvoir non seulement politique, mais aussi économique, administratif, judiciaire, tous ceux qui jouent un rôle social à quelque titre que ce soit, puisse rester sans influence.
L'influence! C'est le mot clé. Lorsque le 15 juin 1991, François Perin évoqua cet aspect des choses au colloque Une République pour la Wallonie, il s'empressa d'ajouter qu'il n'y avait pas de thermomètre pour mesurer l'influence et que, par conséquent, sur ce sujet, il ne pouvait se prononcer. C'était évidemment commettre la lourde erreur de tout le positivisme de nombreux juristes belges. Si l'influence n'est pas mesurable, si elle ne peut se traduire en aucun texte de loi, ce n'est pas pour cette raison qu'elle n'existe pas. Nous savons par la simple expérience de la vie quotidienne que quelqu'un à qui nous parlons souvent, en tête-à-tête, et qui nous parle souvent, exerce une profonde influence sur nous. Et on songe ici aux relations nouées dans la famille ou dans ce qui relève de la Cité familiale (selon Boltanski et Thévenot) 6 à savoir les amis. Or c'est bien ce type de relations que le roi entretient avec les principaux personnages de notre vie sociale (N'est-ce pas aussi ce qui pousse ceux qui ont connu Baudouin Ier dans l'intimité du colloque singulier à parler de sa sainteté? Tout ami véritable est toujours un peu saint pour nous). Hugo De Ridder 7 a montré que le roi Baudouin avait passé sept cents heures en tête-à-tête avec Wilfried Martens, en une bonne dizaine d'années de « règne » de ce Premier ministre CVP à la tête des gouvernements belges, de 1979 à 1991. On imagine bien que la conversation n'eut pas toujours pour sujet la pluie et le beau temps ni qu'elle se développait uniquement dans ses aspects purement protocolaires.
Le paradoxe à nouveau
Ce qui interpelle aussi, c'est le fait que tout cela se sache depuis si longtemps et n'ait pas été jusqu'ici, longuement, patiemment interrogé, analysé. Dans le tract de présentation du livre Les faces cachées de la monarchie belge, on pouvait lire un début d'explication: « La monarchie est crédible aux yeux des gens qui ne réfléchissent pas. Elle est inutile aux yeux de ceux qui réfléchissent. Ceux qui ne réfléchissent pas révèrent la royauté. Ceux qui réfléchissent n'examinent pas ce problème. Ainsi, tout concourt à son maintien. Les partisans de la monarchie jouent sur cette dualité de l'opinion elle-même pour dire, en même temps, que la monarchie est très importante (contentant ceux qui la révèrent), et qu'elle n'aurait pas de pouvoir (endormant ceux qui la rejetteraient). Ce volume, à partir du droit, de la sociologie, de l'histoire, de la comparaison avec les autres monarchies... établit lumineusement que la monarchie dispose d'une énorme influence. Il établit que le discours à son propos est un subtil mécanisme, à double duperie, qui trompe, à la fois, les gens dits "simples" et ceux qui se croient plus malins. Ces derniers sont les plus abusés car ils persistent à se vouloir éclairés, en s'accrochant à l'idée que la monarchie est sans importance, pour mieux se distinguer des gens "simples". "Simples" ou "éclairés", les autonomistes wallons et les gens de gauche ont deux siècles de retard à rattraper. »
Deux siècles de retard: ce n'est pas en elle-même que la monarchie est importante. C'est en raison du fait qu'elle apporte une solution au problème que les Belges se sont posé depuis 1830: savoir comment ils formeraient une société distincte, une nation. Nous allons le voir dans le chapitre suivant: la monarchie belge est liée à la façon dont la Belgique est devenue indépendante en 1830, acte fondateur qui n'a cessé, en réalité, d'influencer la façon dont les Belges se situent comme citoyens. C'est ce qui fait apparaître aussi que la monarchie est avant tout le support d'un état d'esprit. Cet état d'esprit et cette mentalité, belges, en s'incarnant dans l'institution dynastique, ont fini par acquérir non seulement la force d'une idée ou d'une vision du monde, non seulement le poids moral d'une institution prestigieuse, mais ce que Marx attribue à l'idéologie quand elle s'impose: la puissance d'une force matérielle. Au-delà de la monarchie, nous aurons constamment à l'esprit, dans ce livre, le type de société qu'elle contribue à maintenir, même si elle ne l'a pas engendrée au départ.
Post-Scriptum à cette introduction
Au moment de mettre sous presse, nous avons largement entamé la lecture de l'ouvrage fondamental de J.Velaers et H. Van Goethem, Leopold III, de Koning, het Land, de Oorlog, Tielt Lannoo, 1994. L'ouvrage couvre la période qui va de 1900 à 1945. Il analyse, dans le détail, la position politique, diplomatique et militaire des deux souverains belges lors des deux dernières guerres mondiales. Léopold III y apparaît, plus nettement que dans les autres ouvrages de ce type, comme l'héritier de son père, Albert Ier. Les deux sont pratiquement hostiles au régime parlementaire et démocratique, travaillent dans un état d'esprit différent de celui des dirigeants et de l'opinion publique belges. Sous Léopold III, le divorce éclata au grand jour. Dès avant mai 1940, des observateurs perspicaces de l'extérieur avaient compris l'entorse aux principes démocratiques que constituait la monarchie belge. L'hostilité de l'opinion wallonne à la politique de neutralité menée depuis 1936 y apparaît mieux comme une hostilité, certes teintée de francophilie, mais relevant avant tout d'un parti-pris passionné en faveur de la démocratie, presque à l'antipode des options fondamentales du roi. Ce parti-pris, majoritaire en Wallonie, jouissait d'importants soutiens en Flandre. Léopold III, attentiste de l'été 40 à la Libération, admirateur des régimes autoritaires, exprimant l'hostilité classique des totalitaires aux "Juifs et Franc-maçons" (sans aider ni approuver la solution finale), chercha à s'entendre avec Hitler, ne découragea pas (donc, encouragea), par l'intermédiaire de son Secrétaire, le Comte Capelle, des formes de collaboration (militaires et intellectuelles surtout).
Les auteurs commettent l'erreur de ne pas voir combien il est difficile de porter un jugement historique sur un roi constitutionnel à la belge. Léopold III, tenu à la discrétion dans l'exercice du pouvoir d'influence très grand qui est le sien; peu désireux de considérer la guerre comme devant être menée en étroite collaboration avec les alliés des pays démocratiques; coupé, par ailleurs, de ces ministres (exilés à Londres) à qui on fait endosser les politiques en vue desquelles le monarque les influence, mais sans devoir en porter la responsabilité explicite en cas d'ennuis; habitué à agir dans ce secret que lui impose la Constitution et qui est à la fois avantage et handicap (voir le Chapitre III), ne pouvait qu'adopter une attitude attentiste face à la victoire nazie. En raison du rôle avantageux que lui donne la Constitution (elle le préserve de s'exposer publiquement), le roi, même après tout ce qui se fut passé de 1940 à 1944, put tenter, non seulement de se disculper, mais, même d'apparaître comme le premier des résistants. Tout cela en trouvant des gens pour le croire, voire même en croyant lui-même à ce qui est, manifestement, très étranger à la vérité. La difficulté qu'il y à trancher en la matière ne relève pas d'une complexité d'ordre seulement historiographique, mais de ce manque total de transparence de la plus haute fonction politique et symbolique en Belgique, celle de chef de l'Etat. Ce manque de transparence a pu jouer, même en des circonstances comme celle de la défaite et de l'occupation, dans une guerre terrible qui, partout ailleurs, clarifia tout. C'est l'enseignement principal à retirer de ce livre. L'institution monarchique, au-delà du personnage royal et du texte constitutionnel, colle à toute une société condamnée à un silence qui l'étouffe et la déclasse.
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- 1. Dominique Schnapper, La communauté des citoyens, Gallimard, Paris, 1994, pages 15 et suivantes.
- 2. J.Meyer, article "Noblesse" dans l'Encyclopaedia Universalis, Tome XIII, p.48, édition de 1988.
- 3. L'ouvrage Le roi est mort ( EVO, Bruxelles, 1994) coordonné par Marc Lits, même s'il est parfois victime de la même errance que les médias, parce qu'il en adopte le même fil conducteur, cite quand même des chiffres très en dessous de ceux qui furent avancés en août 93. Voyez notamment, p. 160, la remarque d'une journaliste de la télé: « [Il y eut] sur la place des palais [...] l'équivalent d'un match de foot au Heysel [...] ce n'était pas une foule à ce point impressionnante. » Quel aveu!
- 4. François Perin, De Baudouin Ier à Albert II, Les dix jours d'une étonnante dramaturgie in Questions royales Labor, Bruxelles, 1994, (ouvrage dirigé par Hugues Le Paige), pages 13 à 33. Dans cette très intéressante étude, François Perin nuance parfois (peut-être un peu sans le savoir), cette position en insistant sur l'influence du roi (et de la reine). Il continue de toute façon à parler d'un pouvoir "formel". Il y a peut-être quelque contradiction à répéter si souvent que le pouvoir du roi est seulement formel. Pourquoi faut-il le dire et le redire si souvent?
- 5. Interview de l'auteur dans République, n°15, décembre 1993, p. 3.
- 6. Le chapitre III est entièrement consacré à des réflexions sur la monarchie belge que nous inspirent les deux sociologues français.
- 7. Hugo de Ridder, Le cas Martens, Duculot, Gembloux, 1991, p. 163.