Chapitre V : Mise en abîme de la Belgique et de la monarchie

Histoire de la monarchie belge

La Belgique malgré tout n° spécial de la revue de l'ULB, 1980

Une mise en abîme: La Belgique malgré tout (n° spécial de la revue de l'ULB, 1980). Reproduit dans l'ouvrage "Le citoyen déclassé" dont cette page est le chapitre V

L'année où je suis entré au collège, la grève de 60 a éclaté. Les trains ne circulaient plus (...). Je faisais de l'auto-stop avec un aîné.

Il y avait peu de voitures sur les routes: des médecins par exemple; puis des délégués syndicaux allant d'usine en usine pour soutenir les grévistes. On avançait de quelques kilomètres à la fois; mais quelles rencontres!

Ces deux élèves d'un collège catholique, les délégués syndicaux les prenaient. Et nous fraternisions. Il s'est révélé alors à moi ceci : ces hommes- là, eux, appartenaient à un vrai peuple. Au contraire de mes professeurs qui étaient de nulle part (...) J'ai su que mon pays existait...

(Thierry Haumont) 1

La Belgique comme Etat unitaire, monarchique, parfois peu parlementaire durant le premier demi-siècle de son existence (avec cependant plus de contenu démocratique que beaucoup d'autres pays), est morte le 26 janvier 1950. A cette date, Jean Rey, ministre du gouvernement PSC-Libéral de G.Eyskens, qui organisera la Consultation Populaire de mars 50, s'oppose à P-H Spaak à la Chambre belge. Voici ce dialogue où Jean Rey plaide en faveur du dépouillement de la Consultation Populaire par régions :

« M. REY - (...) J'ai eu l'occasion de m'entretenir de ce problème avec une personnalité éminente du parti social-chrétien, qui m'a dit: je vous comprends parfaitement. Si la situation était inverse, si c'était en Wallonie que le Roi était populaire et si c'était en Flandre qu'il ne l'était pas, nous n'accepterions pas que la Wallonie nous impose sa volonté. Et je suis convaincu que jamais un socialiste wallon pas plus qu'un libéral wallon...

M. SPAAK - Je suis un socialiste belge.

M. REY - ... et peut-être pas plus qu'un catholique flamand n'aurait accepté qu'une consultation se fasse autrement qu'en permettant à nos concitoyens d'exprimer librement leur avis et qu'on sache ce qu'on pense dans les différentes régions du pays.

M. SPAAK - C'est de la folie. » 2

Un confédéralisme lié à la sociologie belge

Le gouvernement Eyskens démissionnera après la Consultation populaire de 50 - positive pour le roi en Flandre, négative en Wallonie, mais positive pour l'ensemble de la Belgique vu la majorité démographique de la Flandre. Aux élections législatives de juin 50, le PSC conquit une majorité absolue (pour le pays, non en Wallonie), qu'il n'avait plus obtenue depuis 1912, ce qui permit de croire que Léopold III pouvait revenir. C'est le 26 janvier 1950, quand Rey harangue les députés que la Belgique s'est défaite. Rey admet le principe d'un "droit de veto" de la Wallonie - donc d'une composante de l'Etat. Lui et les socialistes étaient en effet convaincus que la Consultation Populaire donnerait un résultat négatif pour Léopold III en Wallonie. L'idée que ce non serait suffisant pour empêcher Léopold III de régner à nouveau, c'est cela le confédéralisme. Dans les Etats fédéraux, il n'est pas question d'un droit de veto d'un seul Etat fédéré: en Suisse par exemple, quand une majorité de citoyens suisses disent "oui" à une question référendaire mais qu'une majorité de cantons disent non, la loi est rejetée, non pas par une seule composante mais par la majorité des Etats fédérés (dont le total des ressortissants peuvent être minoritaires). Le jour du discours de Jean Rey, la Belgique s'est défaite car Jean Rey n'exprimait pas seulement une conviction de la classe politique. Le 11 mars, la Wallonie dit bien « non » et la Flandre « oui » à Léopold III. Mais celui-ci, ne tenant pas compte de ce qu'il appelait « la minorité », revint au pays le 22 juillet 1950. Aussitôt, la Wallonie, n'écoutant que sa conviction d'avoir dit « non », se dressa en une formidable insurrection, sans aucun véritable mot d'ordre de quiconque, syndicat ou parti politique, mais par l'effet de l'instinct qu'un peuple ne peut s'en laisser imposer par un autre, instinct de cette « lutte à mort » qui annonce le droit. 3

La résurgence du schéma de 1950 en septembre 91

En septembre 1991, le gouvernement fédéral belge, au grand dam des ministres wallons et francophones en son sein, tenta de bloquer des ventes d'armes de la Belgique à l'étranger. La chose intéressait essentiellement des industries wallonnes dont l'emploi était même menacé. Certes, du côté de la Volksunie et du SP, il y avait là la recherche d'un bon point de chute électoral, le pacifisme étant une valeur profondément ancrée dans l'esprit de la Flandre. Il s'agissait pour cette industrie wallonne d'échapper au blocage opéré par un ministre flamand. La tentation était grande pour le PS wallon d'utiliser à son tour cette affaire comme argument électoral. Mais il eût cependant été difficile à un parti comme le PS de ne pas montrer les dents alors que des milliers d'emplois étaient en jeu en Wallonie.

Par le passé, et notamment en septembre 81, pour la sidérurgie, comme, en 1977, lorsque Tindemans démissionna les ministres du Rassemblement Wallon, la Wallonie s'était trouvée devant des situations de ce genre. Certes, l'enjeu spécifique de ce débat sur le commerce des armes est différent. Certes, on ne peut nier le bien-fondé moral du refus des pacifistes du SP et de la VU. Pourtant, en septembre 91, c'est le même schéma conflictuel qu'en 1950 qui se reproduisait: la Flandre voulait imposer une solution à la Wallonie que celle-ci refusait, refus wallon qui ne portait pas vraiment atteinte aux intérêts objectifs de la Flandre, mais qui défiait, c'est vrai, sa volonté, en l'occurrence plus fondée moralement qu'en 50 (en ce qui regarde l'enjeu). Du côté wallon, on prévoyait de réunir le Parlement régional le 30 septembre 1991. Avec la menace, clairement suggérée, que cette réunion allait faire advenir une nouvelle légitimité - anticonstitutionnelle -, la légitimité wallonne démocratique. Les Flamands cédèrent avant. Plus vite et plus politiquement que Léopold III (ce n'était pas difficile!).

Cette crise de 1991 a révélé que la structure confédérale - structure de facto, socio-politique, implicite... -, évoquée par Jean Rey dès 1950 ou par Elie Baussart en 1929, s'inscrit dans la longue durée. A la vérité, les Wallons et les Flamands - comme Rey le disait très bien -, ont toujours pensé, selon le mot d'Elie Baussart, que la Belgique est faite pour la Flandre et la Wallonie et non l'inverse. Phrase anodine, modérée, mais qui est, elle aussi, confédérale. Il est normal que des situations semblables ne se représentent pas régulièrement et souvent avec autant d'acuité qu'en 1991 ni, surtout, qu'en 1950. L'exercice du droit de veto est le plus souvent implicite (comme dans l'affaire de la division de la Sécurité sociale). Quand les tensions sont trop fortes et que le droit de veto doit s'exercer ouvertement, il reste toujours la possibilité de le maquiller en crise gouvernementale. Il est plus rare que le droit de veto s'exerce ouvertement car les moyens de le mettre en oeuvre sont pratiquement illégaux. Mais de 1950 à 1991 et de 1991 à aujourd'hui, les choses ont bien changé. Alors que, en 1950, avant l'instauration du fédéralisme, la Wallonie ne pouvait s'opposer que par la violence à un diktat de la majorité flamande (numérique), après l'instauration du fédéralisme et la réunion du Parlement wallon de 1991, même s'il n'était pas réellement compétent en la matière controversée, la Constitution donne au droit de veto une sorte de légalité. Ce Parlement représente en effet le peuple wallon dont il est admis, implicitement, qu'il est souverain. C'est ce que le langage de la réforme de l'Etat, s'efforce de cacher. Voyons comment.

Pour le linguiste Jean-Marie Klinkenberg, les réformes de la Constitution menant à l'Etat fédéral ont été rédigées par des gens qui , dit-il, « de manière consciente ou non, réprouvaient fondamentalement le principe fédéral d'une union volontaire d'entités libres. Ils n'y croyaient pas, et leur excès d'imagination terminologique dénonce bien les contorsions auxquelles ils se sont soumis (...) Tout d'abord, ces entités fédérées se voyaient, au moment même où on les créait, refuser tout statut d'Etat. Nulle part ailleurs, un Etat fédéré n'est appelé région. Ce mot suggère des limites floues, ce qui est incompatible avec la représentation que l'on se fait d'un Etat aujourd'hui. Bien mieux: on refusait à ces entités d'être authentiquement dirigées: un exécutif est, rappelons-le, autre chose qu'un gouvernement, puisqu'il comprend l'administration... »4. L'aveu d'insignifiance de l'Etat belge se répète à l'intérieur des entités fédérées qui se sont créées en son sein. Si l'on a tellement eu de peine à s'ériger en Etat souverain conscient d'en être un, au point de le masquer derrière un trône, il est normal qu'on hésite encore plus pour ce qui concerne la Wallonie et la Flandre. Celles-ci auraient avantage, ne fût-ce que sous cet angle, à se débarrasser de la Belgique et de cette régression qu'exprime la monarchie.

Le champ du symbolique couvert par la monarchie a comme fonction, notamment, de voiler cette souveraineté de fait de la Wallonie et de la Flandre, après avoir réussi à voiler celle de la Belgique. Cela s'opère, notamment, par des visites protocolaires aux Parlements wallon et flamand où, plus que probablement, d'autres représentants du pouvoir fédéral seraient moins solennellement accueillis (d'autant que ce n'est pas la règle dans les Etats fédéraux mais un roi peut échapper à cette loi). Si le roi rend visite aux Parlements flamand et wallon, on lui fera plus d'honneur qu'à ce qu'expriment ou symbolisent ces Parlements. C'est d'ailleurs déjà le cas pour le Parlement belge dont le crédit est au-dessous du crédit de la monarchie.

Roi et peuple mis en abîme : l'opacité belge

La « mise en abîme » est ce procédé, cinématographique ou pictural, qui consiste à inscrire, à l'intérieur d'un objet ou d'une situation, cet objet même ou cette situation elle-même. Comme dans la couverture de La Belgique malgré tout 5, représentant le capitaine Haddock s'exclamant « Quoi! », et regardant la couverture du livre où il s'exclame « Quoi! » et ainsi de suite... A l'intérieur du 2e objet ou de la 2e situation, il y a un 3e objet (ou situation) et à l'intérieur de ce 3e objet un 4e objet (ou une 4e situation), et ainsi de suite à l'infini... Cet infini n'a rien de substantiel. Il est le mauvais infini, l'indéfini. S'indéfinir, tel est bien le sort que logiquement un Etat comme l'Etat belge doit subir. C'est à la monarchie que revient le rôle de parfaire ce système symbolique de déréalisation.

On sait que, constitutionnellement, les entretiens avec le roi sont couverts par le secret. Le peuple doit donc tout ignorer de ce que pense le roi qui doit rester « irresponsable » (et être à même d'exercer de cette manière son pouvoir d'influence tout à loisir). On ne dira pas ici que le référendum est nécessairement le meilleur instrument de la démocratie. Mais il n'est pas évident qu'il se dégrade toujours en plébiscite et on admet maintenant que, sur des sujets essentiels où, vraiment, une certaine logique binaire est acceptable, le référendum se justifie. On peut donc estimer que le référendum, dans certains cas précis, est la meilleure manière de s'exprimer pour le peuple souverain. Mais, en raison de l'expérience de 1950, où cette expression solennelle du peuple souverain a mené à son déchirement - comme nous l'avons expliqué pour commencer -, Hugues Dumont a écrit, non sans pertinence - et nous nous permettons de rappeler cette citation-clé dont nous nous sommes déjà servis au chapitre précédent -, que « la Belgique ne pourrait survivre s'il était permis de connaître sans contestation possible la teneur de son opinion publique sur des questions sensibles » 6. Hugues Dumont poursuivait: « Quand un Etat qui se veut démocratique en arrive à déduire de ses principes constitutionnels que l'ignorance délibérée de l'opinion de ses citoyens est une condition de sa propre survie, il doit avoir le courage de se décider soit à changer ses structures, soit à disparaître. » 7. Une preuve que le rejet du référendum est liée au problème communautaire, c'est le fait qu'un juriste comme Franklin Dehousse l'envisage avec faveur dans les entités fédérées de l'actuelle Belgique.

Nous vivons donc dans un Etat démocratique dont il n'est permis de connaître ni l'opinion du Chef (de l'Etat) ni l'opinion de sa propre opinion publique. Les deux impossibilités sont comme mises en abîme. La dissimulation de l'une renvoie à la dissimulation de l'autre. Il y a quelque chose de vertigineux dans ce saut continuel du non-dit au non-dit, de la non-opinion à la non-opinion: c'est cela la Belgique. La Belgique va-t-elle donc disparaître? Mais n'a-t-elle pas déjà disparu?

Tout le deuil organisé autour de Baudouin Ier er l'a révélé jusqu'à l'écoeurement. D'une part, l'on montrait des personnes enfoncées dans leur chagrin et incapables de dire quoi que ce soit de sensé sur le roi sauf des appréciations émotives, d'autre part, on montra longuement tout le côté ritualisé du règne: visites, discours, sourires... Cela a pu donner l'impression d'une vaste fumisterie, d'un long épluchage de décors à l'infini. Mais où il n'y avait rien d'autre à voir. Le pouvoir féodal est un pouvoir muet et n'existe que dans la présentation de lui-même, normalement sans paroles à l'aide de paroles figées dans le cérémonial des apparitions officielles. Ces paroles royales ne peuvent jamais se mêler à la fange impure d'une discussion, qui suppose l'affrontement des interlocuteurs et leur pacifique affrontement.

Plus de bourgeoisie francophone

Tournons-nous maintenant vers ce que Marx appelle l'infrastructure. Il n'y a pas d'Etat moderne sans bourgeoisie. Or la bourgeoise francophone belge n'existe plus. Cette bourgeoisie a été l'une des premières au monde à devenir une bourgeoisie financière, se structurant autour de trois éléments, le Palais, l'Administration supérieure et le Gouvernement, la Haute finance, reposant, au départ, sur la propriété foncière et la Haute Banque 8. Son « actionnaire de référence » a été la « Société Générale ». C'est cette bourgeoisie qui a géré la prospérité wallonne, prospérité qui a assuré son expansion. Aux premiers signes du déclin industriel, la bourgeoisie francophone belge s'est retirée de Wallonie, sans se soucier de quelque reconversion que ce soit. Les analyses de Michel Quévit sont classiques sur ce point 9. Fossoyeuse de l'industrie wallonne, la Société Générale a finalement été rachetée par le groupe français Suez. La Société Générale, qui n'avait déjà strictement rien de wallon, n'est même plus tout à fait belge et Suez la pousse à ne plus conserver en Belgique que l'électricité (où elle détient un quasi monopole, un comble pour des gens partisans de la libre entreprise), les assurances, la Générale de Banque et le ciment 10. Il n'y a plus de bourgeoisie belge francophone. Cette classe est en tout cas en voie de disparition. Albert Frère (anobli en juillet 94) et Etiennne Davignon, parmi quelques autres, conseillent encore de veiller à l'image de la Belgique et se posent en défenseurs de l'intérêt national. Ils ne peuvent cependant plus rien contre une évolution politique que leurs prédécesseurs ont condamnée, aussi vainement que le roi. Simplement parce que ces hommes n'ont guère de leçons à donner et qu'ils ne peuvent plus grand-chose. Il n'y aura pas vraiment de bourgeoisie industrielle wallonne, ainsi que le prévoyait Michel Quévit dès 1978 11. Aux holdings déserteurs ont succédé les pouvoirs publics wallons qui jouent le jeu d'une importante société à portefeuille, d'ores et déjà la troisième du pays 12. Lorsque les institutions publiques de crédit seront régionalisées, l'ancienne infrastructure économique de la Belgique aura pratiquement disparu. Son sort sera, en somme, celui de sa superstructure...

La force des entités fédérées

Pendant ce que l'on pourrait appeler "la période d'incubation" du fédéralisme, de 1950 à 1970, voire 1980, les propositions fédéralistes ont été assimilées au séparatisme. Les adversaires du fédéralisme n'avaient pas entièrement tort. La crise de septembre 91 est instructive. Tant qu'un peuple n'est pas réuni dans les formes habituelles de la démocratie parlementaire - un Gouvernement face à un Parlement -, il est difficile de se réclamer, légitimement, de lui. Les Congrès wallons de 1945 à 1950, les réunions séparées des mandataires wallons socialistes (comme celle de janvier 1961), n'ont pas eu la représentativité de la réunion du Parlement wallon du 30 septembre 1991: les parlementaires étaient décidés à passer outre une décision du gouvernement fédéral bloquant les ventes d'armes à l'étranger. Aucune assemblée wallonne (aucune assemblée flamande non plus), ne fut dotée dans le passé d'une telle légitimité.

Déjà, en 1965, l'ouvrage La Décision politique en Belgique mettait en avant cette légitimité: « Les milieux capitalistes et, en général, la bourgeoisie belge freinent donc, comme ils le peuvent, les forces centrifuges qui sont essentiellement populaires et sur lesquelles ils ont peu de prise (...) il est presque impossible de créer un vaste regroupement populaire en faveur de l'unité belge. » 13. La seule tentative d'organiser ce soutien populaire date du 31 mars 1963 à Bruxelles: ce jour-là, défilèrent une bonne dizaine de milliers de personnes en faveur de l'unité de la Belgique. Le cortège était composé essentiellement de Flamands francophones et de Bruxellois, les Wallons constituant le sixième des manifestants. Le contexte, lui, était favorable, la mise en cause de la Belgique battant alors son plein (grève de 60, affaire des Fourons, tensions sur les communes francophones de la périphérie de Bruxelles, marches flamandes sur Bruxelles, etc.). Depuis lors, il n'y eut plus de rassemblement qu'implicite et apolitique en faveur de l'unité belge (dont la signification est sujette à caution: l'accueil de l'équipe belge sur la Grand-Place de Bruxelles en 1986 par exemple). Il est vrai que le 25 avril 1993, eut lieu un remake, d'ailleurs plus vaste, de la manifestation de 1963. Elle regroupait, aux dires mêmes de La Libre Belgique, des gens qui n'avaient jamais manifesté (donc ni des paysans ni des ouvriers ni des enseignants ni des infirmières, ni des Flamands ni des Wallons, ni des gens de droite ni des gens de gauche: les « Belges » belgifiés dont parle Trotsky, engoncés dans un confort matériel révélateur de la classe à laquelle ils appartenaient manifestement : moyenne et haute bourgeoisie).

L'actuelle préoccupation des partis politiques de participer à tous les niveaux du pouvoir en Belgique ne traduit peut-être pas qu'une tactique politicienne, mais le sentiment que les choses se passent de plus en plus au niveau régional. La « montée » de Guy Spitaels à la tête du gouvernement wallon en janvier 1992 est la consécration de la tendance à accorder de plus en plus de poids aux institutions des entités fédérées. Lorsque des élections « régionales » auront lieu en Flandre et en Wallonie, les opinions publiques des deux nations vivront des débats portant sur l'avenir de la Flandre et l'avenir de la Wallonie. Là aussi, la consécration démocratique formelle du débat à l'intérieur de la Wallonie (ou de la Flandre), aura des effets profonds. Et, principalement, celui de hisser peu à peu la légitimité démocratique, wallonne ou flamande, à un degré supérieur à celui de la légitimité démocratique belge. Déjà, en 1965, La décision politique en Belgique estimait que cette légitimité entraînait les militants wallons et flamands à souhaiter que la Wallonie et la Flandre entrent, comme telles, dans une éventuelle confédération européenne.

Dans Knack 14 , Marc Eyskens, ancien Premier ministre et ministre des affaires étrangères, a raison de dire que la perspective de l'Europe des Régions est hypothétique, les Etats ou les Nations conservant leur souveraineté, même limitée. Mais, en 1984, Tollet, Quévit et Deschamps ont déjà esquissé le projet d'une confédération belge, en rappelant cette donnée juridique que le système confédéral institue une constitution confédérale qui appartient au droit international, et qui lie des entités devenues, à part entière, sujets du droit international. Par « raison d'Etat », chaque Etat ne peut que désirer la survie de ses semblables, la mort de l'un d'entre eux pouvant être trop contagieuse en raison du traumatisme que constitue cette disparition sur les représentations du monde, vu le caractère « inscrit » d'un Etat, avec sa couleur et ses frontières sur la carte. Mais elle ne peut être opposée à l'idée d'une souveraineté de la Wallonie.

L'hypothèse pourrait être faite d'un arrangement entre Flamands et Wallons pour maintenir une Belgique fictive, dont les derniers et dérisoires symboles entretiendraient d'autant moins la nostalgie, que la forme monarchique de cet Etat serait effacée. C'est dans cette perspective que Marc Eyskens peut dire que « La Belgique ne disparaîtra jamais ». Mais, même dans cette optique, il est trop optimiste: si Flamands et Wallons sont assez habiles pour vider l'Etat belge de toute substance, tout en semblant rencontrer les « raisons d'Etat » des autres Etats, il se passera, un jour ou l'autre, comme toujours dans le cas du maintien d'une entité théorique, que celle-ci finisse par mourir sans bruit, comme la feuille se détache de l'arbre à l'automne. Dans ce cas, il faudrait que ne soit entamée en rien l'autonomie de la Flandre et de la Wallonie et que, malgré la discrétion de la disparition belge, l'avènement de ces deux nations fonde, avec éclat, l'identité de leurs citoyens.

Les mutations de l'Europe

La force des situations politiques acquises, c'est de se faire passer comme immuables, comme « naturelles » au sens fort du mot. D'où cette « raison d'Etat » invoquée, il y a quelques lignes, pour rappeler la répugnance des Etats - quels que soient les conflits qui les opposent -, à voir disparaître un autre Etat. Quelle que soit l'hostilité des nations entre elles, l'existence même d'une nation et l'attachement à cette nation vont de pair avec le sentiment d'une pluralité de nations qui nous entourent et qui finissent par nous justifier nous-mêmes. C'est la limite - bienvenue -, de tout nationalisme 15. Mais c'est là aussi la raison même de l'hostilité des nations ou des Etats à la disparition d'autrui. Jusqu'à la chute du mur en novembre 1989, l'Europe pouvait apparaître comme immuablement fixée dans ses frontières et la possibilité de la création d'autres (nouveaux) Etats comme fantasmagorique. Certes - et l'on voit bien là la force de l'idéologie légitimante -, même en Europe occidentale, ce coin du monde aux frontières les plus anciennes 16 , le dernier siècle a été fertile en bouleversements: le Luxembourg, la Norvège, l'Islande, l'Autriche contemporaine, l'Irlande, Malte, Chypre, la République Fédérale Allemande (de 1949 à 1989), puis l'Allemagne réunifiée sont des créations qui n'ont pas (ou qui n'eurent pas) cent ans. En janvier 1992, la BBC annonçait qu'un sondage donnait plus de 50 % d'Ecossais en faveur de l'indépendance. Nous ne ferons qu'évoquer ici ce qui, à l'extérieur de l'Europe occidentale, bouleverse la Yougoslavie, cette mort-née au regard d'une histoire de longue durée, ou la réapparition, à nouveau la mort, enfin la résurgence des trois Etats baltes. Rien que dans l'espace ainsi circonscrit on a vu donc apparaître une quinzaine de nouvelles nations, de nouveaux Etats. A l'Est et dans l'ex-Urss, c'est de pullulement qu'il s'agit, une première fois avant 1914 (Roumanie, Bulgarie, Monténégro, Serbie) puis après (Yougoslavie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, elle-même se scindant en deux nations, Lettonie, Lituanie, Estonie et, on l'oublie souvent, Albanie et Fin