Chapitre VII : République et identité
La question que pose tout ce livre est celui de la citoyenneté. Certes, on peut envisager la citoyenneté, in abstracto, comme étant le droit, pour tout être humain, de participer à la vie de la Cité, quels que soient son rang, sa fortune, son sexe, ses capacités intellectuelles, son bagage culturel, ses origines, voire son âge même. Cette égalité absolue se traduit, par exemple, dans l'égalité face au droit de vote. Cette égalité est parfois dite « formelle », parce qu'elle n'engendre pas automatiquement l'égalité sous tous les rapports, loin de là. Mais cette égalité formelle est cependant réelle. On ne peut sans doute pas imaginer les conquêtes de l'Etat-Social sans cette égalité que la critique marxiste considère à juste titre comme formelle, mais qu'elle a peut-être tort de considérer comme seulement formelle.
Il y a donc, dans l'idée de citoyenneté, l'idée d'universalité: devant le Droit qu'incarne l'Etat démocratique, il n'y a plus ni homme ni femme, ni blanc ni noir, ni riche ni pauvre. La manière dont on défend d'ailleurs l'unité de l'Etat belge se fait souvent au nom de ces principes universalistes: la presse bruxelloise est pleine de ce type de réflexions. Il est même courant que la monarchie, rendue « cosmopolite » par les mariages, l'apprentissage précoce des langues, les voyages, soit vécue comme au-dessus de la nation en ce que la nation a de particulariste. De là à ce qu'elle soit vécue aussi comme au-dessus de la nation, mais, cette fois, de la nation en tant que volonté démocratique, il n'y a qu'un pas, de plus en plus vite franchi aujourd'hui à Bruxelles. C'était le sentiment d'Albert Ier que la démocratie servait le chauvinisme et le nationalisme et, par rapport à ces déviations, il dressait tout son orgueil de Prince éclairé. Léopold III lui ressembla. On ne doit pas s'étonner trop que l'institution monarchique, même en cette époque de diffusion et d'expansion de la démocratie, soit encore si présente en Europe. Par leur cosmopolitisme, les aristocraties princières sont terriblement modernes. Même si, par leur prétention à la souveraineté, elles sont profondément contradictoires avec l' « identité contemporaine », pour reprendre le sous-titre du livre de Jean-Marc Ferry dont il sera question dans ce dernier chapitre. En outre, la monarchie, qui se veut de nulle part - si elle était de quelque part, elle se confondrait trop avec le commun des hommes -, est contradictoire avec ce qui a peut-être été créé de plus grand par l'esprit de la modernité: la nation comme universel concret, reposant sur une dialectique subtile entre l'universalisme et les particularismes. C'est cette « dialectique subtile » qu'il nous faut examiner de près pour conclure.
Universalisme/particularisme
Il est donc en partie fondé d'exprimer la citoyenneté réalisée en termes cosmopolites. Même les étrangers, dans les Etats de droit, jouissent, à quelques nuances importantes près, des mêmes droits et sont soumis aux mêmes devoirs que les citoyens. La possibilité de devenir eux-mêmes des citoyens leur est offerte et cette faculté est encore plus grande pour leurs descendants. L'identité citoyenne est donc bien une identité universaliste.
Pourtant, en même temps, tout le monde en conviendra dans les Etats de droit, ces principes universalistes d'égalité et de liberté ne peuvent être réalisés qu'à la condition qu'existent, entre les citoyens en question, certaines affinités. La Liberté, l'Egalité et la Fraternité ne peuvent concrètement se réaliser que sur la base d'une identité qui n'est pas seulement universelle, mais qui est aussi particulière, géographique, culturelle, historique, linguistique... Cette identité universaliste du citoyen dans l'Etat, quand il est dit « Etat de droit », n'entre-t-elle pas en contradiction avec l'identité particulariste de l'Etat qui est dit aussi « Etat-Nation »? Certains ajouteront que des communautés en train de se former, comme l'Europe, des associations transnationales, comme le Commonwealth ou la Francophonie, des organisations mondiales comme l'ONU, diminuent fortement l'importance des identités particulières, autrement dit des nations.
Certes, sans les nations, avec tout leur poids d'identité universaliste (égalité et liberté des citoyens), mais aussi avec tout leur poids d'identité ethnique (la ou les langues communes, les souvenirs historiques, les arrangements diversifiés à l'infini en fonction du cadre, notamment géographique, de la nation), la démocratie n'eût pas été possible ni effective. Mais il y a le développement de la mondialisation des échanges, surtout économiques mais pas seulement économiques. Il y a aussi - et peut-être surtout car une nation, c'est également une idée -, l'idée, justement, qu'en raison de l'expansion et de la diffusion des principes des Lumières, il est devenu aujourd'hui possible de dire que, d'un point de vue humain fondamental, l'appartenance à tel ou tel groupe national ou à telle ou telle culture, perd de plus en plus d'importance. On pourrait même aller jusqu'à penser que ces particularités dans le genre humain, en raison même de la violence qui a présidé souvent à leur développement, doivent se dissoudre avec la modernité. Ou, même si elles ne le doivent pas, qu'elles vont effectivement se dissoudre en raison de la mondialisation des échanges politiques, culturels et économiques (c'est une chance pour la Belgique que cette idée reçue! Car la Belgique cherche à éviter d'être traitée comme nation puisqu'elle n'en est pas une). Evidemment, cette dernière considération entraîne l'objection, très immédiate, peut-être pas fondamentale, mais logiquement peu utilisée, que ces "échanges" présupposent justement que subsistent les différences et que, celles-ci disparaissant, les échanges disparaîtraient avec elle. Mais au-delà de cette objection, cette croyance diffuse en la disparition des nations - qui semble avoir la raison pour elle -, est très répandue. Surtout dans un pays comme la Belgique où l'idée nationale est minée depuis longtemps et où la disparition des nations serait, à cet égard, comme un soulagement.
On ne peut pas, nous semble-t-il, opposer seulement des faits à tout cela. Et l'argument de rétorsion immédiate que nous lui avons opposé - s'il n'y a plus de différences comment encore échanger? -, ne nous semble pas non plus suffisant. Il est vrai qu'un Chinois n'est pas un Arabe, qu'un Flamand n'est pas un Québécois, qu'un Wallon n'est pas un Allemand. Et il est vrai aussi que l'on peut se réclamer de telle ou telle appartenance s'accordant avec les principes de la justice et du droit. C'est d'abord de cette compatibilité entre l'appartenance à la nation et le respect des normes universelles de l'Ethique et du Droit que nous parlerons. Mais la question revient, avec toute sa pertinence: est-ce que le fait d'être ceci ou cela n'est pas en définitive secondaire? Certes, c'est sans doute une faute d'imposer à tel ou tel groupe humain une culture, un projet historique qui leur seraient étrangers. Mais ce n'est, encore une fois, que de manière négative que l'identité se trouve ainsi préservée. Ce que nous devrions pouvoir montrer ici, c'est que la pluralité des cultures est nécessaire à l'existence de l'humanité elle-même, vérité à laquelle l'état d'âme belge est absolument étranger.
Civilisation mondiale et cultures particulières
Montrer la non-incompatibilité de l'affirmation d'une identité particulière et de l'affirmation universaliste, tel est le projet de Paul Ricoeur dans Histoire et vérité 1 et notamment dans l'article Civilisations mondiales et cultures particulières où il s'attaque à notre problème dans le contexte de la décolonisation des années 60. Ricoeur évoquait, il y a trente ans, une civilisation « mondiale" » où, de Vancouver à Jérusalem en passant par Namur et Berlin ou encore Kinshasa, Chandernagor et Québec, les hommes regarderaient à la télévision ou au cinéma, le même mauvais feuilleton, le même mauvais western, en buvant (nous ajoutons ce détail pour faire comprendre), le même coca-cola. Est-ce là l'universalisme, l'unité et la fraternité des hommes auxquels nous aspirons? Non, pense Ricoeur, car ce qui définit aussi l'humanité, c'est que « d'emblée l'homme est autre que l'homme ». Si cette réalité et cette diversité sont détruites, c'est l'humanité elle-même qui est détruite. Et, en 1960, Ricoeur ne craint pas de comparer ce danger de l'uniformisation morbide à la menace que faisait peser la Bombe sur la Planète.
Le plaidoyer de Paul Ricoeur en faveur des cultures particulières est persuasif, convaincant jusqu'à un certain point. Pourtant, il n'empêche pas de penser encore qu'il y a antinomie entre ces deux valeurs opposées: particularisme et universalité. La réflexion de Ricoeur est au plus haut point intéressante, mais elle n'aboutit qu'à montrer de manière négative que les particularismes ne sont pas opposés à l'universalité. Il faut bien prendre conscience de la portée de cette objection. Si, vraiment, l'appartenance à une culture particulière apparaît comme secondaire par rapport aux principes humanistes, alors il n'y a plus de sens à la défendre comme citoyen et à relancer sans cesse sa vie comme artiste et comme intellectuel.
Poésie et intuition
Chez certains poètes, l'adéquation d'un contenu particulier à l'universel se saisit parfois directement, mais de manière implicite ou tacite.
Lorsque Keats écrit « A thing of beauty is a joy for ever », il dit là l'universalité de la poésie au sein d'une extraordinaire récurrence car il se fait que ce vers est lui-même une « thing of beauty » (dont la grâce grandit, « qui ne disparaîtra pas dans le néant », « It will never pass into nothingness »). De même quand, sur la modernité, Schiller nous dit « Alle Menschen werden Brüder », il nous dit aussi quelque chose d'universel et développe, plus fondamentalement encore, le propos même de l'universalité. Et pourtant l'universel ne se donne pas nécessairement comme tel, en adéquation avec son contenu. Ainsi, quand nous entendons le psalmiste chanter, « Que ma langue s'attache à mon palais si je t'oublie Jérusalem ! », il s'agit sans doute de l'expression d'un sentiment très vif et très particulier d'appartenance, limité et circonscrit à un lieu, à une époque, mais cela n'empêche pas que nous puissions, Juifs ou non, ressentir ce que ressent l'exilé de Babylone éloigné de sa patrie.
Nations, nationalismes et identité postnationale
Certains opposent théorie révolutionnaire (ou « républicaine » et postconventionelle) et théorie romantique (ou « ethnique ») de la nation. C'est ce que fait par exemple André van de Putte dans Kultuurleven 2. Il insiste sur le fait que la théorie républicaine (ou « révolutionnaire ») de la nation et la théorie romantique (ou « ethnique »), dans les faits, se marient. Pour Pascal Zambra 3, toute nation relève toujours des deux aspects (pourtant contradictoires entre eux): d'une part la nation-projet de Renan (soit la théorie républicaine de Van de Putte) qui semble faire fi des parentés et des ressemblances simplement ethniques et culturelles entre les citoyens porteurs du projet et, d'autre part, la nation « ethnique » (la nation romantique de Van de Putte), qui insiste, à l'allemande, sur ce que la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis, parlant des rapports entre Anglais et Américains, appelle la « consanguinity ». Pour Pascal Zambra, les deux dimensions sont nécessairement présentes et la contradiction entre elles rend possible le fait même qu'il y ait nation.
Avec son livre Les puissances de l'expérience 4 Jean-Marc Ferry a écrit une sorte de Phénoménologie de l'Esprit (sans proposer dogmatiquement un Sens de l'Histoire). Ce philosophe, considéré par Paul Ricoeur comme le plus grand penseur français vivant, montre superbement à quel point le relativisme est tout aussi intenable que le dogmatisme. Pour lui, la vérité, c'est « ce sans quoi il n'y aurait pas lieu de discuter », et le fait que des sujets se parlent et « prétendent ne pas dire n'importe quoi ». La « vérité », c'est que les hommes se parlent, mais pas pour se dire n'importe quoi (comme dans La Cantatrice Chauve). Chacun, en s'adressant aux autres, nourrit l'espoir que ce qu'il dit pourrait valoir comme une affirmant valant partout et toujours. Il est impossible de commencer à parler sans nourrir cet espoir. Mais les hommes discutent et, donc, admettent que ce qu'ils diront pourra être remis en cause par un argument meilleur. A l'ère du dialogue (comme principe certes, non respecté, violé souvent au contraire), mais advenu, ce qui change tout), il serait possible, selon Ferry, de préserver les nations sans nationalisme, de sauvegarder l'idée de vérité sans dogmatisme.
Lors d'un colloque organisé au lendemain du 200e anniversaire de la bataille de Jemappes, le socialiste français Jean-Pierre Chevènement rejetait explicitement la notion de « patriotisme constitutionnel » forgée par Habermas que Jean-Marc Ferry précise en parlant d'identité postnationale 5. Pour Chevènement, il suffit que la République ait comme fondement ultime les Droits de l'Homme pour que les requêtes de l'humanisme universaliste soient rencontrées. Il n'envisage pas vraiment que soit dépassé le cadre national de la République. Le caractère éthique de la République lui suffit.
Pourtant, la construction de l'Europe appelle à de nouvelles perspectives. Pour Jean-Marc Ferry, la construction européenne doit être l'occasion, non pas de supprimer les nations, mais de supprimer la coïncidence entre l'Etat et la Nation qui constitue l'application concrète du principe nationaliste 6. C'est ce qu'il appelle parfois l'identité postnationale. La formation concrète d'une Union d'Etats européens (non pas fédérale mais confédérale), permet que les principes qui sont ceux de la République française et de tous les Etats de droit soient plus facilement applicables. En se mettant sous la gouverne d'une communauté supérieure, les Etats seront plus directement amenés que par des principes liés à leur seule Constitution, à s'ouvrir à des comportements d'ouverture internationaliste et universaliste. Mais voyons le cheminement de la pensée de Ferryy
Ferry part des analyses du sociologue anglais Gellner pour qui le principe nationaliste résulte de cette coïncidence entre l'identité culturelle et l'identité politique ou, si l'on veut, entre la Nation et l'Etat: l'Etat-Nation s'efforce d'éduquer ses ressortissants au même « langage » (entendu dans le sens le plus large), en vue d'assurer une permutabilité des rôles des élites et même de la population. Cette coïncidence a eu historiquement comme résultat d'assurer le progrès économique et technique de l'ensemble appelé « nation » 7. Dans le cadre de l'Etat-Nation trois sortes d'identités sont possibles pour les individus (selon Kohlberg ou Piaget) : - l'identité pré-conventionnelle où il n'y a pas de distinction entre l'erreur et la faute (viol des tabous dans les identités primitives) - l'identité conventionnelle où la seule faute est de violer les lois du groupe -l'identité post-conventionnelle où ce qui est juste n'est pas ce qui est conforme aux règles mais ce qui justifie ces règles, les « lois de la nuit » d'Antigone, les Droits de l'Homme. L'identité française républicaine, précisément, est postconventionnelle mais n'est pas -postnationale. L'appartenance à la nation française est subordonnée aux principes universalistes de l'Ethique et du Droit tels qu'ils s'expriment dans la Déclaration des Droits de l'Homme (l'obligation de s'insurger contre la tyrannie formulée dans l'article 35 du préambule à la Constitution de l'An I). L'Europe permet de dépasser l'identité postconventionnelle concrètement dans une organisation politique déterminée qui dépasse& dans les faits l'Etat-Nation. Dans la République française, les lois fondamentales ne font qu'inviter l'ensemble des citoyens à réaliser ce dépassement de la communauté nationale dans son ensemble mais sans que celle-ci doive s'insérer dans un cadre concrètement supérieur à cette communauté. Dans le cadre européen, en revanche, l'identité politique se dissocie de l'identité culturelle (l'Etat de la Nation), une organisation politique plus large que les actuels Etats-Nations se constitue, chargée de compétences comme la diplomatie, la monnaie, la défense nationale... Cependant, ceci, qui dépasse la nation, ne peut être à son tour un Etat. Ferry suit ici Kant un Etat, européen, puis mondial, serait despotique en raison de ses dimensions exagérées. Kant prône une confédération (« eine föderative Vereinigung », une « Wölkerbund », non « ein Völkerstaat », « föderative » ayant le sens de « confédératif » 8), des Etats qui abolissent entre eux la violence directe, mais continuent à rivaliser pacifiquement entre eux. C'est l'Europe qu'imagine Ferry, une Europe où chaque nation est maintenant ralliée aux principes universalistes de l'Ethique et du Droit tels que les proclame la République, mais avec l'avantage moral sur celle-ci que le cadre national est dépassé concrètement.Ces principes universalistes, partout les mêmes, ne sont pas mis en oeuvre partout de la même façon (exemple: les tribunaux français et anglais fonctionnent très différemment). La diversité de ces « cultures politiques » ne peut être supprimée d'un seul coup au nom d'une homogénéisation juridique européenne. Car pareille homogénéisation détruirait la manière dont chaque peuple s'est acheminé vers notre civilisation des Droits de l'Homme et mettrait ipso facto ceux-ci gravement en péril. Il faut au contraire parier sur le fait que la confrontation (pacifique) entre les diverses cultures politiques mène à une culture politique partagée (mais personne n'a l'idée de ce qu'elle serait et il lui faudra du temps pour devenir réalité). Il y a aussi les diversités culturelles: les cultures qui se transmettent à travers les nations sont un des facteurs les plus puissants de formation de l'identité individuelle. Faire fi de la nation à une époque où l'identité individuelle est menacée plus que jamais par le « système », c'est prendre des risques incalculables. Le système, c'est le politique et l'économique, l' « argent et le pouvoir », qui vont puiser dans les « mondes vécus » les motivations nécessaires à leur fonctionnement: exhiber des valeurs diverses pour faire voter et acheter 9. La nation n'est plus le dernier mot de l'identité politique puisque l'identité politique ultime se réfère à des organisations plus vastes (idéalement universelles). Cependant, elle reste le « pivot de la vie sociale », car elle est médiation entre l'individu et l'humanité 10 . En outre, les cultures nationales doivent (librement) s'ouvrir les unes sur les autres car, en ne communiquant qu'avec elle-même, une culture (comme un individu) s'étiole. L'Europe imaginée par Ferry est donc une Europe des Nations qui restent rivales, mais sous une loi commune. L'Europe des Régions, bâtie sur le modèle des Etats-Unis, même si elle est fédérale, redevient un Etat-Nation et reconduit le principe nationaliste. Elle privilégie des cultures régionales dont le contenu ne suffit pas à la formation d'un être humain du 20e siècle et, d'autre part, elle suppose une intégration dans un Etat-Nation européen trop grand. Le Parlement européen n'est pas en mesure de représenter les citoyens d'Europe: l'écart (ne fût-ce déjà qu'arithmétique) entre les représentants et les représentés est trop important 11(10). Les parlements nationaux eux-mêmes (avec infiniment plus d'atouts pour y parvenir), sont déjà vécus souvent comme très lointains par les peuples.
Dans sa Discussion sur l'Europe12 , Jean-Marc Ferry propose ce qui nous semble être une première réponse à la question que nous nous posions d'une rationalité positive des cultures, ou des identités particulières. Il fait remarquer que, si l'on visait à une homogénéité culturelle de l'Europe, non seulement on ferait retomber l'Europe dans les défauts des Etats-Nations, mais on trahirait l'intention universaliste qui a présidé à l'unification de l'Europe. En effet, au cas où l'Europe s'érigerait en Etat-Nation, cet Etat-Nation ne pourrait être prêt à s'ouvrir à une organisation planétaire. Alors qu'une Europe faite d'Etats ayant accepté le découplement de l'Etat et de la Nation (une Europe postnationale), pourrait éventuellement s'ouvrir à d'autres Nations et d'autres Etats sans rien changer à la nature des rapports qui se seraient établis entre ses diverses composantes. Mais ce dépassement cosmopolite de l'Europe suppose, paradoxalement, le maintien et non la suppression des nations, à la fois dans l'esprit de Kant (qui insistait plus sur l'Etat), et dans l'esprit de la pensée communicationnelle (qui insiste plus sur la Nation).
Il y a aussi une cohérence à maintenir. On ne peut pas affirmer son identité n'importe comment. Jean-Marc Ferry propose trois types d'identité ou trois manières d'expliciter et d'affirmer son identité 13. L'identité argumentative consiste à tenir le seul discours humaniste et universaliste. A ce compte-là, l'identité particulière est vidée de son sens. L'identité narrative, elle, se réfère seulement à son droit d'exister sans nul souci d'autrui, sans nul souci d'accorder son appartenance à tel groupe humain et son appartenance à l'humanité. L'identité reconstructive, enfin, se présente avec ses valeurs propres, la manière dont elle les a cultivées dans l'histoire de sa région, de sa nation, en veillant cependant à ce que les valeurs prônées soient des valeurs en accord avec les principes universels de la morale et du droit. Il ne fait pas de doute que Kant ou Marx sont allemands, mais ils sont aussi porteurs de valeurs pesant de tout leur poids au regard d'Hitler ou d'Heidegger. Il y a quelque chose de légitime à exalter la France de la Révolution ou de la Résistance, à condition de répudier la France de Le Pen ou de Pétain, la France des massacres malgaches et algériens...
Notons que ces trois types d'identités correspondent à ce que l'on pourrait appeler divers âges du développement de l'Histoire. L'identité narrative correspond à l'étape mythique de l'humanité. L'identité argumentative à l'âge des Lumières et l'identité reconstructive serait l'identité contemporaine où, d'une part, l'on a abandonné les dogmatismes des époques précédentes, même celui des Lumières et où, d'autre part, on soupçonne le soupçon lui-même et le relativisme qui en découle. Le relativisme absolu d'un Nietzsche s'écriant qu'il n'y a rien de vrai se voit opposer l'argument du menteur. En effet le relativisme absolu élève une prétention, contradictoire avec son affirmation fondatrice, comme quoi ce relativisme est valide partout et toujours, manière de réintroduire la vérité universelle qu'il rejette. Pour Ferry, la vérité, c'est le fait que les hommes se rencontrent et discutent, non pas pour se dire n'importe quoi, avec même l'espoir que ce qu'ils diront s'imposera universellement (sans quoi, ils n'engageraient même pas le dialogue), mais en sachant aussi qu'ils pourront se voir opposer un argument meilleur qui taillera en pièces leur propre discours.
Habermas et les identités personnelles/collectives
Il est remarquable que le philosophe allemand parte aussi de l'identité personnelle - comme d'ailleurs Ricoeur lui-même -, pour alimenter sa réflexion sur les identités collectives, nationales ou non. Il estime que GH Mead, sur le problème de l'identité individuelle, considère qu'il y a « d'une part, la capacité d'un agir autonome sur la base d'orientations d'actions universalistes, d'autre part, la capacité de se réaliser soi-même dans une histoire vécue, à laquelle on confère une durée en l'assumant de manière responsable. » 14. Cette idée d'une responsabilité assumée en vue de maintenir la singularité d'une histoire est souvent présentée avec insistance comme « la capacité à donner une continuité à sa propre histoire vécue... ». L'identité individuelle ne se sépare pas de l'identité collective car « la conduite de la vie des individus est tissée dans la forme de vie des groupes auxquels ils appartiennent » 15. Dans cette perspective, il existe un parallèle entre « la forme de vie d'un groupe et l'histoire vécue d'un individu » 16. Nous allons retrouver plus loin le lien entre identité individuelle et identité collective.
Il nous a semblé que, parfois, Habermas semble indiquer - « assumer une durée de manière responsable » -, que l'identité doit se soumettre aux normes universalistes de la justice et du droit, de l'éthique. Il le fait, mais sans oublier de souligner le particularisme de l'identité personnelle: « Les formes de vie façonnées par la tradition trouvent leur expression dans les identités de groupe particulières, marquées par des traditions spécifiques: celles-ci s'accumulent et se chevauchent, rivalisent entre elles etc. Elles se différencient selon les origines ethniques, linguistiques, régionales, professionnelles. Dans les sociétés modernes ces formes de vie ont perdu leur force totalisante et donc excluante, elles sont subordonnées à l'universalisme du droit et de la morale; mais comme formes de vie concrètes, elles obéissent à d'autres critères que celui de l'universalisation. » 17 . Le jugement moral présuppose le choix et la réflexion, non pas cependant l'identité car « nul ne peut adhérer de manière réfléchie à la forme de vie dans laquelle il a été socialisé exactement comme il adhère à une norme dont la valeur l'a convaincu. » . Il y a, dans les formes de vie, un élément d'appréciation qui échappe à la morale universaliste, d'une certaine façon: « Les formes de vie se cristallisent autant que les histoires vécues, autour d'identités particulières. Si la vie doit réussir, celles-ci n'ont pas le droit de contredire les exigences morales; mais leur substance elle-même ne saurait se justifier elle-même à partir de points de vue universels. » 18
Maintenant, quel peut bien être le rapport entre les identités personnelles et les identités nationales? Habermas ne le conçoit pas nécessairement ainsi mais, pour nous, les identités collectives peuvent être pensées par analogie avec les identités individuelles. Pour Habermas, le nationalisme "a pu constituer un complément à la conception éthique de la vie" 19 . Il souligne que le nationalisme est une identité postconventionnelle (dans la traduction française de son article, nous lisons « post-traditionnelle »), dans la mesure où le nationalisme s'approprie de manière réflexive des traditions déterminées et ne leur fait pas confiance aveuglément. Quant à l'identité personnelle, celle-ci est l'assomption d'une histoire vécue dans laquelle il y a cependant des données non-choisies: « le produit des circonstances accidentelles dans lesquelles s'est déroulée (la) vie » 20.
Selon Kierkegaard, celui qui devient « quelqu'un » assume à la fois les circonstances purement extérieures, en elles-mêmes « neutres » et assumables sans plus. Mais il y a aussi les décisions responsables qui fondent la « forme de vie » singulière qui est l'aboutissement de sa biographie. Comme tout n'y est pas légitime, on ne devient soi-même, pense-t-il, qu'en se repentant. Indépendamment de sa connotation religieuse, la référence au repentir condamne toute exaltation de l'identité à partir de l'histoire qui passerait sous silence, ou banaliserait, ce qui s'oppose à l'éthique universaliste. Tout travail d'identification se devra donc d'être une appropriation réflexive des traditions, où l'éthique - et non la gloire ou l'honneur de la nation -, a le dernier mot. Ce « repentir » n'est évidemment pas ce qui se produit en réalité. Dans le cas des mobilisations guerrières, en particulier, on réquisitionne l'historiographie en vue de consolider les identités nationales autour des seuls événements glorieux et victorieux (ou des victimes transformées en héros). C'est ce qui est inacceptable. Pour Habermas, « l'idée abstraite d'universalisation de la démocratie et des droits de l'homme » doit constituer le matériau sur lequel les traditions nationales viennent se « réfracter » 21 , ce qui entraîne la rupture avec certaines de celles-ci. Mais de tout ceci on peut retenir que certaines données particularistes des identités, sans s'opposer à l'universalisme de l'Ethique et du Droit, n'en relèvent pas, même si (un peu comme lorsque Ferry parle des cultures politiques), il n'y a d'adhésion aux valeurs morales qu'à partir de ces données particularistes. Les voici en partie justifiées mais il faut aller encore plus loin...
Affirmation universaliste de l'identité
Jean-Marc Ferry nous a aidés à envisager une conception de la nation qui en fait le passage obligé de l'universalisme. L'approche, ici, n'est plus entièrement négative mais elle le demeure partiellement. En effet, c'est tout de même pour éviter la reconduction du principe nationaliste au niveau européen que l'on prend parti en faveur du maintien des nations. Ce maintien des nations est même requis d'une organisation politique devenue planétaire, qui ne peut sombrer dans le totalitarisme homogène de ce que l'on pourrait appeler une Planète-Nation (en ce sens, on ne peut que s'opposer à ceux qui disent: « Ma Nation, c'est le monde »).
Par conséquent, il faut aller encore plus loin. Revenons à cette notion de « forme de vie » chez Habermas. Le philosophe allemand fait remarquer cette chose toute simple: le fait de choisir d'habiter telle ou telle maison, d'habiter tel ou tel endroit, de choisir telle ou telle profession, tel ou tel partenaire conjugal, voilà qui ne relève assurément pas de l'universalité des principes moraux ou éthiques. Il n'y a rien qui nous obligerait à embrasser la profession de médecin ou à aimer telle femme, à prendre tel ou tel ami. Ces choix sont contingents, particuliers, non-nécessaires. Mais, à bien y réfléchir, cependant, on se rend compte qu'il n'y a pas de vie morale possible - donc pas de vie humaine possible du tout -, si nous ne faisons pas de tels choix, si nous ne les faisons pas en essayant d'établir, à partir d'eux, la plus grande cohérence dans notre vie. Il y a là une exigence de fidélité au-delà des options "philosophiques" (au sens approximatif que ce mot a en « belge »), différentes que l'on peut avoir à propos de cette notion de fidélité.
On aura remarqué que, dans ce raisonnement, il existe une liaison nécessaire entre le particulier et l'universel. Pour parler concrètement: rien ne m'oblige à devenir, par exemple, instituteur, mais, l'étant devenu, je dois d'une certaine manière m'y tenir, comme je dois veiller à l'entretien de ma maison, faire en sorte qu'elle soit accueillante pour mes enfants, mes amis. Or il suffit de transposer les éléments de ce même raisonnement pour résoudre l'antinomie Particularisme/ Universalisme. Il est vrai de dire - ce qui est l'objection cosmopolite incontournable, en apparence, - qu'il est tout à fait indifférent d'être wallon, chinois ou américain en regard des exigences modernes, des Droits de l'Homme. Mais, en même temps, il faut bien être quelque chose dans la grande famille des hommes. Cela participe de l'illusion cosmopolite de croire qu'il serait possible d'être vraiment de nulle part, d'absolument nulle part. De la même manière que je dois accorder mes choix (d'un métier, d'une maison, d'un ami) avec des valeurs plus hautes, il doit en aller de même avec le fait d'être wallon, etc. Mais il y a plus.
Essayons de raisonner sur ces « formes de vie » que choisit un individu: son conjoint, son métier etc. Il est évident que sur le plan de la morale, qui est celui gouvernant les existences individuelles, telle ou telle forme de vie n'a pas et ne peut pas avoir de valeur éthique en soi. Il est vrai qu'être maçon ou facteur a des implications éthiques évidentes, mais le choix entre ces deux professions - toute question de statut social mise à part par méthode -, est absolument indifférent d'un point de vue moral, comme d'ailleurs le fait que l'on choisisse tel conjoint, tel ami.
On voit bien la comparaison que l'on peut faire entre ces diverses formes de vie et les identités culturelles. Les formes de vie et les identités apparaissent comme secondaires par rapport aux impératifs éthiques. Mais voici ce qui les restitue à leur dignité, qui leur donne la même importance que celle d'une loi morale universelle. Un individu a le choix, au départ, entre telle ou telle forme de vie. Mais quand il aura fait ce choix, il devra l'assumer, relier ce choix à d'autres choix Ce qui signifie d'ailleurs peut-être l'annulation de ces choix (amitié, mariage), mais, de toute façon, assumer ce choix n'est plus indifférent d'un point de vue éthique. Il devient nécessaire en ce sens que je sois un maçon ou facteur ou médecin, jusqu'au bout de mon honnêteté et de ma sincérité même si, d'aventure, je suis amené à annuler ces choix. Et d'autre part, il faut à un moment donner choisir, non pas choisir telle ou telle forme de vie obligatoirement, considérant qu'elle est supérieure à toutes les autres, mais choisir.
Il me semble que l'on peut appliquer cette leçon, telle quelle, à l'appartenance à une nation. En soi, cela reste heureusement vrai qu'il est indifférent d'être ceci ou autre chose. Mais s'il est nécessaire de faire un choix entre différentes « formes de vie » pour devenir un homme, il est aussi nécessaire pour une nation de faire, en quelque sorte, le choix d'elle-même. Une nation ne peut purement et simplement adopter la culture d'une autre car la culture est à la société ce que la pensée, la mémoire, la raison sont aux individus. C'est ce que nous avions vu dans le chapitre consacré aux différentes cultures en Belgique: le programme des lundistes est meurtrier d'une société. Et on voit bien ce qui les a guidés: le sentiment, infondé, que la Belgique et la Wallonie ne pouvaient être un choix digne des hommes et des citoyens qu'ils étaient.
Pourtant je ne puis pas être un homme si je n'assume pas telle ou telle forme de vie particulière de l'humanité qu'est le fait d'être de quelque part, de parler une certaine langue, d'appartenir à telle ou telle histoire ou, éventuellement, d'en changer, de me faire irlandais si je suis espagnol comme le fit le premier président de l'Irlande indépendante, de me faire chinois, alors que j'étais français, comme le voulut le Père Lebbe, etc. L'exigence de la cohérence est supplantée par une exigence plus grande encore en ce qui concerne les choix contingents de la vie, indifférents - par eux-mêmes - aux normes éthiques. En dépit de la contingence des choix, il reste que je dois faire un choix (d'un métier, d'une forme de vie particulière en général). Or, ces formes particulières que sont les choix concrets de la vie - d'une épouse, d'une profession -, ont une analogie profonde avec ces formes de vie particulières que sont les identités culturelles et nationales.
On voit par là que tombe très simplement l'antinomie entre l'attachement à un peuple particulier et à l'humanité, puisque je ne peux être un homme qu'en choisissant tel ou tel type d'"entrée" dans la famille humaine.
On pourra rétorquer que les nationalités s'héritent et que, de ce fait, elles ne peuvent être l'objet d'un choix. Ce n'est pas exact: la modernité, l'Europe vont justement nous permettre d'augmenter considérablement une possibilité de choix qui existe d'ailleurs déjà depuis longtemps. L'étude des généalogies montre bien que toute famille, même modeste, est, si l' on remonte à quelques générations, profondément diversifiée, internationale. Le choix d'être wallon est l'un des choix possibles dans la Belgique. Nous ne sommes pas - comme tout ce livre a voulu le démontrer -, en face d'un choix déterminé et fixé d'avance pour des raisons purement déterministes. Au contraire, la pente du système belge nous conduirait bien plutôt à renoncer à notre identité de citoyen, soit dans l'actuelle Belgique fédérale qui se maintiendrait, soit dans une organisation fédérale - voire confédérale -, qui ne s'attaquerait pas au déficit de citoyenneté auquel la Belgique a consenti dès ses origines, et dont la monarchie a été la patiente et efficace conservatrice.
Sortir de la Belgique pour survivre
Au moment de refermer ce livre, nous pensons pouvoir dire que jamais la Belgique ne nous a offert, via ses traditions nationales, de quoi fonder une citoyenneté ouverte sur le monde. Et c'est normal, dans la mesure où le lien à la Nation en Belgique passe par l'adhésion à une dynastie et à son chef héréditaire. Quelle que soit la morale dont celui-ci parviendra à se prévaloir, c'est à autre chose qu'eux-mêmes que les « Belges » apporteront leur adhésion. Si rien ne change, ils ne seront pas conviés à assumer eux-mêmes leur citoyenneté intérieure (à se considérer comme une parcelle de la Souveraineté populaire), et, par le fait même, ils ne pourront intégrer dans les éléments qui forment le sentiment d'appartenance nationale, les conditions postconventionnelles ou postnationales qui font de celles-ci une appartenance citoyenne et une appartenance citoyenne ouverte sur le monde.
L'identité belge ne peut être reconstructive, c'est-à-dire moderne, pas parce qu'elle aurait été trop violente pour pouvoir se « repentir » mais, tout simplement, parce qu'elle n'est pas une identité.
On pourrait évidemment se dire que la transformation de la Belgique en république nous offrirait cette occasion d'être enfin des citoyens. Malheureusement, la Belgique existe déjà depuis trop longtemps pour qu'elle se transforme de l'intérieur en Cité souveraine excluant la monarchie ou la plaçant au-dessous d'elle-même. Le pli est pris. La culture politique belge est une culture de la non-citoyenneté ou, à tout le moins, d'une citoyenneté limitée. Rien n'indique dans les évolutions récentes du sentiment national belge que celui-ci, globalement, permettrait mieux d'accéder à la citoyenneté pleine et universaliste dont nous venons d'esquisser les grandes lignes. Au contraire, c'est par le biais d'une dissociation du pays que les habitants de ce que l'on appelle encore « la Belgique » semblent se mettre à la recherche d'une façon de vivre la citoyenneté, en rapport avec la souveraineté culturelle et humaine des peuples (même si celle-ci a à s'intégrer dans un concert plus large).
La Belgique est donc un pays qui doit cesser d'exister parce qu'il n'offre pas le cadre d'une identité vécue pouvant s'ouvrir sur le monde et l'Europe. En ce sens, la Belgique est condamnée. Mais la Flandre et la Wallonie héritent de l'esprit belge empoisonné par une monarchie tutélaire et paternaliste. La fierté d'être soi comme individu et comme citoyen, comme membre d'une nation, n'y a été nullement cultivée puisque l'on s'est efforcé de vivre la nation belge comme une non-nation, n'exerçant pas la plénitude de ses responsabilités collectives. Sur le plan symbolique, sur le plan du sens, elle trouve une cohérence - peut-être seulement affective d'ailleurs -, hors de soi, en un personnage issu de la féodalité, poussant à ce que la signification que se donne la collectivité belge soit en réalité vassale du sens que ce personnage se réserve de lui donner.
Tout ce qui se fait de grand en Belgique nécessite la présence du roi. Si par hasard quelque chose de grand se réalise sans la monarchie, voire contre elle - comme la Résistance -, cette grandeur-là, on s'arrange pour l'oublier, finalement, comme à partir du moment où il a fallu, dès 1993, songer à fêter cette Résistance et où on a tout recouvert par un appel à la « réconciliation », lancé le 7 février 1994, cinquante ans, jour pour jour, heure pour heure, après l'assassinat de François Bovesse par les fascistes .
La façon dont la colonisation est perçue chez nous est un exemple frappant de la démission belge à se donner du sens. La « gloire » de cette colonisation a été attribuée à Léopold II quand, pourtant, l'Etat belge démocratique força ce monarque à lui céder le Congo dès les premières années de ce siècle (et non l'inverse comme la légende s'en est solidement installée) 22 . Curieusement, alors que la Belgique agissait en vrai Etat souverain en contraignant le roi à lui rendre le Congo, elle ne s'en attribua nullement le mérite.
Mais nous avons dit plus haut que, dans le cas de la Belgique, il y a une tendance marquée à accorder les mérites du pays aux rois et à taire les démérites de la monarchie, la classe politique héritant de toutes les infamies. Il n'y a que peu ou pas de tradition critique globale sur le colonialisme en Belgique. Cela se répercute sur l'opinion qui ne se considère d'aucune façon comme responsable de ce qui s'est passé au Rwanda en 1994 ni, d'ailleurs, en général, de tout ce qui s'est produit dans les anciennes colonies depuis la décolonisation.
De la même manière que, dans l'esprit d'Albert Ier , la Belgique faisait la guerre, en 1914-1918, comme contrainte et forcée, par pur respect des Traités, sans poursuivre d'objectif propre, sans donc vraiment faire la guerre, on a un peu l'impression que, pour l'opinion belge, la Belgique a eu des colonies mais sans être vraiment colonialiste. Ni le cinéma ni la littérature ni le journalisme (sauf rares exceptions comme le film de Mesnil Du Zaïre au Congo sorti en 1981), ne portent de regards critiques sur l'impérialisme de notre « petit »royaume. Un sondage du printemps 94 indiquait même que les citoyens considéraient que le gouvernement belge n'avait aucune part de responsabilité dans la tragédie qui s'était déroulée au Rwanda. Or, si cette thèse a quelque fondement dans l'immédiat de l'actualité, elle est fausse pour ce qui concerne la longue durée. Comme l'ont montré les <a href="http://www.larevuetoudi.org/fr/story/"tutsis-hutus-face-à-lhistoire">travaux de Luc de Heusch, c'est la colonisation belge - et l'Eglise notamment -, qui a profondément ethnicisé les Tutsis et les Hutus</a>. Il y a là un nouveau paradoxe belge: dans le même temps où l'on s'efforçait de nier les différences entre Wallons et Flamands, différences relevant cependant d'identités modernes, virtuellement ouvertes et universalisables, on s'efforçait de « tribaliser » deux portions d'un même peuple africain. Avec cette circonstance aggravante - comme les génocides du Burundi et du Rwanda l'ont montré tragiquement -, qu'il ne s'agissait pas, comme en Belgique, de populations homogènes s'appropriant des territoires déterminés et distincts (les Wallons et les Flamands), mais, en réalité, de deux sortes de classes sociales.
La Wallonie (et aussi la Flandre), ne peuvent se contenter de l'actuel fédéralisme, qui est une façon d'acquérir une autonomie plus large, plus fondée et ancrée dans une culture, mais une autonomie qui se déploie malgré tout dans ce qui reste des parties d'un tout appelé "Belgique", dont nous avons indiqué qu'il est irréformable en tant que tout, notamment et surtout parce que ce tout est façonné, depuis trop longtemps, par une culture anté-démocratique, anté-citoyenne, celle de la monarchie ou celle que l'on a acquise par l'intermédiaire de l'institution monarchique.
Il faut donc, non seulement que la Wallonie devienne une République mais devienne républicaine. Il ne s'agit pas seulement de se débarrasser de la monarchie. Le mal est plus profond, même si la rupture avec la dynastie donnait un formidable coup de fouet à ce relèvement civique et républicain.
La rupture avec la dynastie permettrait à la Wallonie de renouer plus pleinement avec ses traditions de luttes sociales, avec son adhésion au socialisme, avec sa résistance héroïque au fascisme, avec l'esprit d'indépendance nationale belge, pouvant se muer en esprit d'indépendance wallonne, qui a animé cette résistance. Ce sont ces traditions wallonnes minimisées par la Belgique, et qui fait tout pour les gommer, qui donnent certaines chances à la Wallonie de ne pas être seulement un ensemble sous-belge de la Belgique, autrement dit, de devenir républicaine.
Mais le succès n'est pas aussi sûr qu'on ne le pense. Il est évident en tout cas que la simple dissociation de la Belgique ne nous débarrassera pas du même coup de la culture politique malsaine qui fut et reste la nôtre. Cette culture politique, bien qu'elle s'exprime parfois dans les termes de la Foi chrétienne qui est mienne, relève tout simplement de la superstition et de l'idolâtrie. L'Evangile pardonne tout, sauf cette attitude qui est la négation même des hommes et des peuples. Sous toutes ses formes, l'idolâtrie condamne les peuples à vivre « aliénés » au sens précis de ce terme - à cause de et par un autre auquel on croit appartenir ou dont on pense dépendre -, sans jamais pouvoir se mettre entièrement debout, sans être à même de réfléchir et d'échanger, c'est-à-dire sans pouvoir pleinement se parler à soi et au monde. Le culte de la monarchie en Belgique indigne jusqu'à l'écoeurement. Les difficultés que nous éprouvons jusque dans notre élocution, le conformisme européiste de la politique étrangère belge, notre amnésie, la faiblesse de nos traditions intellectuelles, tout cela relève du même syndrome d'une Belgique incapable de répondre à la vieille injonction de l'Histoire « Lève-toi et marche! ».
Il est temps que la Belgique s'efface au profit de Républiques socialistes et citoyennes. Dans le cas contraire, ni les Flamands ni les Wallons ne seront véritablement des citoyens. Ils ne seront pas des citoyens de Flandre et de Wallonie, mais ils ne seront pas non plus des citoyens d'Europe et du monde.
Pour lire la suite, cliquer sur numéros spéciaux- 1. Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1963.
- 2. A.Van de Putte, Natie, Staat en Nationalisme, Kultuurleven, 1/93, pp. 66-73.
- 3. Pascal Zambra, La nation comme contradiction, Toudi/Cahiers Marxistes, novembre 1992.
- 4. Jean-Marc Ferry, Les puissances de l'expérience, Essai sur l'identité contemporaine (2 tomes), Cerf, Paris, 1991. J-M Ferry attaché au CNRS français est aussi professeur à l'ULB et membre du comité de direction de la revue Esprit.
- 5. Pour P. Zambra, toute nation est cette contradiction puisque se définissant toujours, à la fois comme projet (théorie "républicaine"), et comme genre (théorie "ethnique") in La nation comme contradiction, in La Wallonie et ses intellectuels, Cahiers Marxistes/TOUDI, Bruxelles-Quenast, 1992, pp. 81 à 87.
- 6. L. Hooghe, De natie-staat voorbij, in Kultuurleven, januari 1991.
- 7. Gellner in Nations and Nationalism, New-York-Oxford, 1983.
- 8. Emmanuel Kant, Zum Ewigen Frieden, in Geschichtsphilosophie Ethik und Politik, Meiner, Hamburg, 1964, pp. 147 et 131: le contexte indique qu'il faut traduire « föderative » par « confédératif » (qui est un mot français à former).
- 9. Voir l'interview de J-M Ferry in TOUDI n° 3 pour se faire une idée de cette conception développée par Habermas.
- 10. Olivier Mongin, La peur du vide, Seuil, Paris, 1991
- 11. J'ai été frappé que la même préoccupation existe chez les Hollandais et notamment dans l'article de Henk te Velde, Politieke strommingen komen en gaan maar de natie blijft altijd bestaan, Tweehonderd jaar discussie in Nederland over de nationale identiteit, in Ons Erfdeel, Nummer 3, 1992, pp. 406-411.
- 12. J.M. Ferry, P Thibaud, Discussion sur l'Europe, Calman-Lévy, Paris, 1992
- 13. J.M. Ferry, Les puissances de l'expérience, op. cit.
- 14. J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, Tome 2, Payard, Paris, 1987, p.119.
- 15. Ibidem, p. 111.
- 16. Ibidem, p. 123.
- 17. Ibidem, p. 122.
- 18. Ibidem.
- 19. J. Habermas, Conscience historique et identité postraditionnelle. L'orientation à l'ouest de la RFA, in Bulletin de la Fondation Auschwitz, oct-dé 1990, pages 7-25, p 19.
- 20. Ibidem, p. 18.
- 21. Ibidem, p. 20
- 22. Zala L. N'Kanza, Les origines du sous-développement politique au Congo belge, Presses Universitaires du Zaïre, Kinshasa, 1985, p. 193.