Fichte et la question nationale

Toudi mensuel n°15, décembre 1998

Théories de la nation

Johann Gottlieb Fichte (1762-1814)


[Ce texte est l'introduction d'un article paru in Archives de Philosophie, Juillet/sept. 96.]

Fichte est connu comme l'un des penseurs du nationalisme allemand à l'aube du XIXe siècle 1 Il partagerait même avec les intellectuels allemands de son époque une dérive allant du cosmopolitisme de l'Aufklärung et de la philosophie populaire vers la ferveur patriotique inspirée de la nostalgie du Saint Empire germanique 2 L'universalisme abstrait des Aufklärer ne serait d'ailleurs pas étranger à la dérive nationaliste de l'Allemagne moderne. A l'anthropologie abstraite du citoyen du monde répondrait l'anthropologie abstraite de l'Allemand ouvrant la marche d'une humanité régénérée 3. L'Homme-modèle des sociétés secrètes illuministes ou maçonniques annoncerait le héros teutonique ou le génie germanique capable de sauver une société en déchéance, minée par la perte de ses repères traditionnels 4. Déjà se profilerait à l'horizon le discours de Nietzsche sur la morale des seigneurs, dont les vertus sont d'abord liées au pouvoir archaïque sur le territoire, une morale guerrière. 5

La Rédemption par les valeurs de l'origine est un trait caractéristique des discours conservateurs. Mais c'est le point d'ancrage anthropologique qui importe de ces discours et qui permet d'établir une communauté de pensée entre « cosmopolitisme éclairé » et « nationalisme romantique » . De part et d'autre, on fait appel à une conception perfectionniste de l'être humain selon laquelle la vie humaine tend à la réalisation d'une forme d'humanité, d'une idée ou d'une essence à laquelle il s'agit de correspondre au mieux 6. La notion de progrès est au centre de la destinée humaine. L'être humain serait à définir comme un devenir historique consistant soit à dépasser ses particularités pour laisser advenir l'essentiel qui nous unit en tant qu'espèce, soit à reconnaître la faculté d'une particularité à servir le dépassement de toutes les particularités, c'est-à-dire la mission de rassembler les peuples autour de sa figure épurée. De ce point de vue, le nationalisme ne renie pas le cosmopolitisme, mais il prétend jouer à son égard un rôle messianique,. Il est celui par qui advient concrètement l'universel, en tant que négation et trans-figuration des particularités.

A l'appui de cette thèse, on pourrait citer des textes de Fichte qui articulent cosmopolitisme et nationalisme et qui affirment le rôle messianique d'un nationalisme bien compris. Dans les Dialogues patriotiques (1806-1808), on lit:

« Le cosmopolitisme est la volonté dominante que le but de l'existence du genre humain soit effectivement atteint dans le genre humain. Le patriotisme est la volonté que ce but soit atteint avant tout dans la Nation dont nous sommes nous-mêmes les membres et que ce résultat s'entende à partir d'elle au genre humain tout entier (...)

Et de cette façon, tout esprit cosmopolitique devient tout à fait nécessairement par cette limitation à la nation, patriote; et tout individu qui dans sa nation serait le patriote le plus puissant et le plus actif est précisément, par là même, le citoyen du monde le plus actif, puisque le but ultime de toute culture nationale reste tout de même que cette culture s'étende jusqu'au genre humain tout entier 7 .

C'est de nouveau à la nation allemande qu'il appartient d'être la première instigatrice de ce projet, c'est d'abord à elle qu'il a été exposé, c'est d'elle avant, parmi toutes les autres nations européennes, que le nécessaire prise de conscience de soi et le nécessaire désaveu de soi, comme d'autre part la capacité qui est requise, ne peuvent attendre. Et donc, encore une fois cela signifie: si l'Allemagne ne sauve pas la civilisation humaine, une autre nation européenne la sauvera difficilement 8.

Pourtant ces citations sont trompeuses dans la mesure où elles appartiennent à des dialogues dont l'objectif est de combattre un nationalisme géographico-ethnique pour lui opposer un nationalisme culturel et populaire à visée universaliste 9 . Le patriote fictif, interlocuteur de Fichte parle de son « rejet inconditionné d'un patriotisme particulariste et purement prussien » 10. Comme il le rappellera dans ses Discours, Fichte est un Allemand qui s'adresse aux Allemands dans une situation de crise 11. Son intérêt, justifié par ses principes philosophiques, est que « le but du genre humain soit effectivement atteint dans le genre humain » 12 . La voie pour y parvenir, selon lui, est de travailler à partir de la situation de chacun en formant une culture nationale dont la visée est de s'étendre au genre humain. Cette culture est un point de départ et non une fin en soi. Elle est appelée à être dépassée dans la rencontre des autres cultures nationales. Mais dans cet effort vers l'universel., l'Allemand ne peut partir que de l'allemand comme le Français du français. C'est dans ce sens que la première citation se poursuit ainsi:

Dès qu'existe la volonté dominante que le but du genre humain soit atteint, elle ne reste pas inactive, mais elle jaillit, travaille et agit dans cette direction qui est la sienne. Elle ne peut toutefois intervenir que dans le milieu qui l'entoure immédiatement, c'est-à-dire là où elle existe comme force vivante 13.

Différentes étapes sont donc à distinguer dans la critique fichtéenne du nationalisme prussien. Elles correspondent au développement de la réflexions des Grunzige de 1804 aux Reden de 1808 en passant par les Dialogues de 1806-7.

Il faut

1) que la volonté de réalisation du but du genre humain soit dominante, ce qui implique un « arrachement » à toute une situation antérieure (dès les Grundzüge).[1806-7]

2) qu'elle parvienne à s'exprimer dans un État, grâce à la volonté patriotique;

3) elle forme ainsi une culture nationale dont la fin est de s'étendre au genre humain;[1808]

4) elle rencontre alors les autres volontés nationales en étant orientée vers la communication et l'échange et apparaît dès lors comme une figure de la vie absolue se réalisant dans le genre humain. Elle entraîne dès lors le « dépassement » de la figure nationale comme forme d'un soi, comme mesure subjective du destin;

5) cette figure est provisoire et transitoire: provisoire parce qu'elle est le produit de création sociale qui continue d'évoluer et transitoire parce qu'elle conduit à la civilisation mondiale où c'est le genre humain dans son ensemble qui importe.

Si l'Allemand ne cherche pas à faire de sa culture un facteur de relèvement de l'humanité, il ne mobilisera pas le meilleur de sa créativité pour l'unir à l'idée de genre humain. Apporter sa différence, c'est reconnaître une loi de manifestation de la Vie qui unit ces différences. Les présupposés de cette position fichtéenne face au nationalisme sont: un effort du genre humain sur soi-même (en fonction d'une destination à définir et réaliser), une responsabilité de chaque humain par rapport à cet effort, la possibilité de contribuer à cet effort à partir d'une situation particulière, grâce à l'éducation de tous à la création culturelle.

Ainsi, Fichte voit dans le nationalisme prussien l'occasion d'une mobilisation du peuple et d'un vaste mouvement d'éducation civique qui permettrait d'établir un nouvel ordre social sur des bases participatives; En s'inspirant de Pestalozzi, il pense détenir les principes d'une éducation capable d'élever toute conscience à une conception claire de l'ordre spirituel 14. Enthousiaste, Fichte écrit: « donnez une telle éducation aux citoyens et vous obtiendrez une autre nation » 15, c'est-à-dire la science et l'art d'un « progrès régulier et ininterrompu de l'humanité vers sa destination » 16 (17). A l'idéologie guerrière, il oppose donc un projet d'éducation populaire qui sera au centre des Discours de 1808 17 .

Fichte réagit au fait nationaliste pour détourner les énergies vers une transformation du pouvoir politique 18, où prévaut l'éducation du peuple à la participation et à la finalité culturelle de l'ordre social. L'ordre social, en effet, n'a de sens, pour Fichte, que s'il privilégie la communication entre les humains et la reconnaissance d'une destinée commune à travers les particularités qui permettent précisément le processus de la reconnaissance et la réalisation d'un véritable accord des libertés 19. Dans cette optique, nous pensons que la visée de Fichte est que « la culture nationale exerce sur elle-même une critique de ses propres traditions, de sorte qu'elle puisse à la fois se référer à l'universel présenté dans sa constitution politique et se présenter dans l'espace de la reconnaissance juridique internationale, tout en ne portant pas sa prétention au-delà d'un schème culturel singulier, parmi d'autres possibles de l'universel. » 20

Cette mise au point est importante pour situer la pensée politique de Fichte sur la question nationale. Fichte en effet, s'est démarqué tout autant de l'universalisme éclairé que du nationalisme romantique. D'une part, il a dénoncé les présupposés utilitaristes de la première perspective montrant qu'en fait la formule « homme-citoyen du monde » cachait l'idée d'un monde seulement mesuré par les besoins humains, sans signification pour l'homme hors de l'utilité, un monde à exploiter sans limites et sans égard pour la durée, pour l'inscription des hommes à long terme grâce à la construction patiente d'une harmonie. D'autre part, il a montré que les rêveries romantiques n'expriment qu'une régression vers un monde de domination où le peuple se console à l'idée d'un au-delà meilleur, tandis qu'une élite de génies détermine le sens, parce qu'ils ont par nature cette vertu de commander. Le nationalisme romantique restaure une tradition héroïque où la raison reste au service de la force elle-même légitimée par la religion comme manifestation du sacré.

Fichte ne se laisse donc pas enfermer dans la dérive intellectuelle qui conduirait de l'Aufklärung au romantisme.
  1. 1. Cf. J.Derrida, Psyché, Inventions de l'autre, Galilée, Paris, 1987, p. 416-418; id., Du droit à la philosophie, Galilée, paris, 1990, p. 51-53. Pour un commentaire de ces passages en relation au séminaires Nationalismes et nationalités philosophiques, M.Lisse, La communauté démythifiée; le trait européen in Cahiers de l'École des Sciences Philosophiques et religieuses, 14 (1993), p. 95-112, p. 105-108. On remarquera que plutôt qu'à la « main de Heidegger » -, le texte des Discours de Fichte conduirait à la critique de T.W. Adorno T.W., Jargon der Eigentlichkeit, Suhrkamp, Francfort, 1973. Sur l'impact négatif des Discours, on lira aussi A.Philonenko, L'archipel de la conscience européenne, Grasset, Paris, 1930, p. 276 et 277.
  2. 2. Cf. Pierre Fougeyrolas, La Nation, Essor et déclin des sociétés modernes, Fayard, Paris, 1987, p. 82. Voir aussi B.Gilson, L'essor de la dialectique moderne et de la philosophie du droit, Vrin, Paris, 1991, p. 293 et 294.
  3. 3. Cf. A.Touraine, Critique de la modernité, Fayard, Paris, 1992, p. 91. Ch. Taylor, Sources of the Self. The Making of Modern Identity, Harvard University Press, Cambriddge (Mss.), 1989, p. 368 et 369.
  4. 4. Cf. J.Habermas, Der philosophische Diskurz der Moderne, Suhrkamp, Frankfurt a.M., 1985, p.114-5.
  5. 5. En opposition avec « l'ordre bourgeois, la rationalisation industrielle, la superstition de la science » , comme le pensait Julius Langbehn dans son Rembrandt comme éducateur (1890). Cf. J. Droz, Histoire des doctrines politiques en Allemagne, PUF, Paris, 1968, p. 105.
  6. 6. Cf. J.Habermas, Écrits politiques, Culture, Droit, Droit, Histoire, trad. Par Chr. Bouchindomme et R.Rochlitz, Cerf, Paris, 1990, p. 82.
  7. 7. F.W. XI 228 et 229, trad. Par L.Ferry et A.Renaut, in J.G. Fichte, Machiavel, Payot, Paris, 1981, p. 94 et 95. Nous renvoyons par défaut à l'édition d'I.H. Fichte (Werke, reproduite chez de Gruyter, Berlin, 1971) et suivons, quand elle existe, l'édition critique de l'Académie des Sciences de Bavière (Gesamtausgabe, Frommann/Holzboog, Stuttgart, 1962 - en cours). Les sigles utilisés sont respectivement F.W. et GA.
  8. 8. F.W. XI 265 et 266; trad. Citée, p. 130 et 131. Ces textes fondent la leçon la plus courante des commentaires du « Fichte nationaliste ». Ainsi, dans son Histoire de la philosophie moderne et contemporaine, J-M. Besnier écrit: « (...) Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques permet d'argumenter cette hypothèse: Fichte s'y révèle le contraire de ce qu'il était: non plus admiratif de la Révolution française, comme en 1793, mais désormais hostile à toute politique fondée sur les droits de l'homme; non plus partisan de soutenir la société contre l'État mais, au contraire, étatiste convaincu; non plus cosmopolitique mais, à présent, chantre d'un patriotisme agressif . » (J-M. Besnier, Histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Grasset, Paris, 1993, p. 247). Dans son ouvrage sur la nation, P.Fougeyrollas propose la même lecture. Du côté allemand, de bons commentateurs actuels de Fichte avalisent cette thèse en parlant d'irrationalisme des Discours (P.ROHS, Johan Gottlieb Fichte, Beck, Munich, 1991, p. 164 et 165) ou en écartant ces textes de leur domaine d'investigation (H.TRAUB, Johan Gottlieb Fichtes Populärphilosophie 1804-1806, Frommann-Holzboog, Stuttgart, 1992). Le ton avait été donné dans la Forschung actuelle par H.Verweyen (Recht und Sittlichkeit in J.G. Fichtes Gesellschafstlehre, Karl Alber, Fribourg/Munich, 1975, p. 197 et sq.). Nous verrons plus loin que le père de cette Forschung, R.Lauth, se défend pas quant à lui cette position.
  9. 9. Cf. F.W. XI 233 et 234.
  10. 10. F.W. XI 250.
  11. 11. Cf. F.W. VII 266.
  12. 12. F.W. XI 228; trad. Citée, p. 95.
  13. 13. F.W. XI 229,; trad. Citée, p. 95.
  14. 14. Cf. F.W. XI 269 à 271.
  15. 15. F.W. XI 272; trad. citée, p. 137.
  16. 16. F.W. XI 273; trad. citée, p. 137.
  17. 17. F.W. XI 273; trad. citée, p. 137 et 138: « Supposez qu'un État qui a eu quinze ans de paix et dans cette paix a consacré à l'entretien de son armée tout ce que, durant ces années, il pourrait tirer de son territoire et tout ce qu'il pouvait économiser sur ces autres dépenses de première nécessité, - laquelle armée, comme cela peut se rencontrer, du fait d'une guerre qui aurait éclaté, il perdrait totalement à la première bataille: au lieu de cela, supposez qu'il ait licencié la moitié de son armée et que, ce que lui aurait coûté l'entretien de cette moitié, il l'ait consacré à une éducation nationale, telle que Pestalozzi et moi la concevons: je prétends démontrer que cet État, lorsque la guerre éclaterait, aurait pu aussi licencier l'autre moitié de son armée, et qu'au contraire il aurait eu une nation à placer sous les armes, nation qui n'aurait pu être vaincue par absolument aucune puissance humaine. »
  18. 18. Si l'on en croit J.Droz, Fichte avait bien perçu l'enjeu politique de la situation. « Ce que révèlent les documents, c'est que le mécontentement fut profond, ce fit essentiellement dans les classes populaires, paysans et artisans;, qui avaient pu porter le poids le plus lourd des réquisitions, des contributions et des exactions de toutes sortes (...) Dans l'ensemble de l'État prussien, les " patriotes " ne réussissent pas à établir le contact avec les masses, qui seules avaient quelque velléité de combattre. Il semble que ses structures sociales interdisaient à la Prusse de se mettre à l'école de son vainqueur et de lui faire la guerre » (J.DROZ, Le romantisme allemand et l'État, Payot, Paris, 1966 p. 117 et 118
  19. 19. On notera d'ailleurs que parmi les meilleurs commentateurs de Fichte, R.Lauth et A.Renaut proposent des lectures des Discours à la nation allemande qui vont dans ce sens. Cf. A. Renaut, Présentation in Fichte, Discours à la nation allemande, Imprimerie Nationale, Paris, 1992 p. 7 à 48; R.Lauth, Le véritable enjeu des Discours à la nation allemande de Fichte, in Revue de Théologie et de Philosophie, 123 (1991), t. 2, p. 201.
  20. 20. J.-M. Ferry, Les puissances de l'expérience, 2 tomes, Cerf, Paris, 1991 t. 2, p. 201.