Indéfinissable et imprévisible nation

Toudi mensuel n°41, septembre-octobre 2001

«La fin du 20e siècle est marquée par le retour des nations et du nationalisme», constate Jacques Rupnik en observant qu'à l'Est le projet d'intégration communiste en ruine a libéré un espace où s'affirment la vitalité des nations «captives», mais aussi des conflits que l'on croyait d'un autre âge. À l'illusion lyrique et l'unanimisme de la liberté succède la fragmentation ethnique. «À l'Ouest, le modèle d'intégration européenne incarnant la rationalité et la modernité parait à bout de souffle: les Ètats-nations sont réticents à de nombreux abandons de souveraineté et plusieurs d'entre eux sont travaillés par des forces centrifuges. Comme si, avec la chute du communisme, ce n'était pas la seule utopie marxiste qui s'épuisait, mais aussi une lecture téléologique de l'histoire héritée des Lumières, dont la construction européenne était, elle aussi, le produit.» 1

La récente et consensuelle expression «retour de la nation» - et sous-entendu du nationalisme - fait l'objet d'une abondante littérature. Or, le vocable «nation» défie toujours les tentatives de définition parfois les plus savantes 2; il alimente de passionnantes controverses théoriques 3 . Nous ne pourrons nous y attarder dans ce bref article, mais on peut tenter d'aborder, sous un angle nouveau, un phénomène qui reste pour une part insaisissable.

LA NATION DANS TOUS SES ÉTATS

«L'erreur commise par les théoriciens de la sociologie classique n'est pas d'avoir pris l'État-nation comme unité d'analyse - il constitue le principal type de société humaine depuis deux siècles - mais bien de n'y avoir vu aucune construction sociale et historique problématique.» 4 L'accusation est sévère! Comment, en effet, sous-estimer le prodigieux travail de Stein Rokkan, toujours inégalé en matière de sociologie historique de la formation des États? 5 Toutefois, rien d'équivalent n'existe actuellement pour la nation. L'État s'impose indéniablement comme un partenaire indissociable de la nation. Il constitue «une entreprise politique à caractère institutionnel qui revendique le monopole de la formation de l'identité nationale.» C'est d'ailleurs «parce qu'il entend imposer une certaine définition de l'identité nationale que l'État a historiquement cherché à contrôler (inégalement selon les pays) la socialisation civique.» 6 On sait, pour prendre un exemple, combien les élites républicaines françaises attachent de l'importance au contrôle du système pédagogique, à la formation des enseignants et à l'élaboration des programmes scolaires, particulièrement en histoire et en instruction civique 7.

À l'État détenteur du monopole de la fiscalité 8 et de la violence légitime 9 vient s'ajouter celui qui a également le pouvoir de fabriquer une identité nationale et de la contrôler.

La relation entre l'État et la nation ne s'opère évidemment pas selon une formule unique qui serait celle de la fusion. D'autres modes d'articulation existent et suscitent des évolutions politiques différenciées. 10

Historiquement, à la base de la nation, l'État procède à l'assimilation, plus ou moins réussie, des minorités. Inversement, lorsqu'elle préexiste à l'État, la nation tente de s'imposer comme une communauté unique dont l'État assure la fusion. Interviennent alors des mécanismes d'annexion de territoires adjacents (Anschluss), de récupération de territoires perdus (irrédentisme) ou de réunification nationale. En cas d'échec, la séparation nationale peut prendre formes variables d'autonomie territoriale (fédéralisme, statut spécial), voire conduire à l'indépendance (ou alternativement à la partition et à la sécession). Bref, si les contours de l'État apparaissent distinctement, le profil de la nation ne se dessine pas avec la même précision.

LE NATIONALISME CREE LA NATION?

L'anthropologue Ernest Gellner a établi un lien historique fonctionnel entre l'expansion capitaliste et le développement nationaliste. Avec la modernisation, la société atteint l'âge industriel; il repose sur une technologie évolutive, génère une forte mobilisation professionnelle et requiert une «haute culture» universelle que seul un appareil d'exo-éducation national et étatique peut garantir. C'est donc pour satisfaire cet impératif de modernisation économique que le nationalisme apparat pour créer artificiellement la nation. 11 À cet égard, des mécanismes d'invention de la tradition ont été mis en lumière. 12 Cette théorie fut longtemps la plus cotée dans la science politique. Evoquons brièvement quelques cas souvent cités par ses détracteurs. Un pays comme la Grèce a connu une phase nationaliste sans révolution industrielle; d'autres, comme le Japon, ont puisé dans leur culture préindustrielle les ressources nécessaires au grand bond industriel. Dans certains cas, les Ètats-nations résultent davantage de la concurrence géopolitique entre États que de la vitalité interne d'une mobilisation nationaliste (Irlande, Pologne, Érythrée). Enfin, rappelons la persistance d'allégeances anciennes qui est parfois venue gripper cette belle mécanique fonctionnelle; Gellner l'avait d'ailleurs partiellement reconnu. 13 Par contre, il y a lieu de lever une ambiguïté dans le modèle de Gellner. L'auteur affirme initialement que l'État et la nation sont deux événements contingents et indépendants l'un de l'autre. Il reconnaît donc que l'État est une construction historique - Rokkan l'a magistralement démontré - et admet implicitement qu'il peut exister, selon les cas, des caractères «prénationaux» et «protonationaux». En d'autres termes, la nécessité de prendre en compte certaines singularités historiques impose à Gellner de présupposer l'existence de protonations pour affirmer ultérieurement que «c'est le nationalisme qui crée la nation». Exprimée ici sur le plan historique, cette ambiguïté peut également l'être sur le plan logique si l'on considère l'équation «le nationalisme crée la nation», En effet, «cette élégance mathématique supprime la nation dans sa démonstration» 14 . Pour reprendre l'image de Gil Delannoi, «on peut postuler que Dieu n'est que le produit de l'imagination des théologiens et de la superstition des croyants et en tirer une théorie intéressante, mais il sera difficile d'épuiser le sujet.» Par contre, « il est plus facile de cerner le nationalisme si l'on postule que la nation existe indépendamment de lui (...) Il suffit alors de constater que les données hétérogènes d'une vague entité nationale sont reprises par une idéologie nationale qui peut devenir nationaliste. Ce nationalisme devient un objet aux caractères discernables: organicisme, mobilisation des masses, peur de l'ennemi, messianisme, usage intensif de la propagande.» 15 Il est donc proposé de «concevoir le nationalisme à partir de la nation», ce qui permet de mieux comprendre comment la nation sert d'instrument à des idéologies qui ne sont pas toutes nationalistes. «Des religions, des idéologies universalistes, des racismes se servent de la nation à leurs propres fins qui ne sont pas nationalistes. Si le nationalisme était le seul créateur de nations, comment comprendrait-on ces manipulations?» 16

Envisagée comme une forme de nationalisme, la juxtaposition entre une idéologie et la nation ouvre une piste séduisante. Elle permet, par exemple, d'avancer des explications - que Gellner s'avouait incapable de proposer - sur la virulence des nationalismes fasciste et nazi. De plus, elle éclaire certaines formes de résistance ou de refus face à la modernisation, qui peuvent également apparaître au sein du nationalisme, notamment lorsque «des élites traditionnelles se sentant menacées par l'urbanisation et l'industrialisation ne peuvent ou ne veulent pas y participer.» 17 C'est ainsi que l'on a vu se développer «dans certains pays d'Europe, à partir de 1870, des nationalismes portés par des couches moyennes qu'inquiète l'essor du mouvement ouvrier et des idées socialistes, qui se tournent politiquement vers la droite et l'extrême droite pour en appeler, en des termes souvent xénophobes, antisémites ou racistes, à l'unité ethnique ou linguistique de la nation.» 18

LA NATION, UNE COMMUNAUTÉ DE DESTIN

Paradoxalement, on peut donc fournir une appréciation éclairante du nationalisme à partir d'une série de dérivations de la nation, mais sans que cette dernière puisse être cernée avec précision. Il en ressort toutefois que la nation établit un lien puissant (mais ouvert) entre le passé et l'avenir d'un groupe. Certes, «ce n'est pas l'obsession romantique d'avoir ou d'exhumer des racines, ce n'est pas non plus un projet autoritaire échafaudé sur un sens inéluctable de l'histoire, progressiste ou réactionnaire.» 19 La nation constitue une «communautéÈ de destin» indéterminée. Toutes les communautés de destin ne sont évidemment pas des nations, mais toutes les nations sont des communautés de destin, avec la particularité de former le creuset d'une identité collective inséparablement liée à l'action de l'État. 20

L'AVENIR DE LA NATION :RISQUE DE DÉRIVE NATIONALISTE

Tout le monde aujourd'hui s'accorde à dire que l'État s'est affaibli. La perte du monopole de l'État dans la maîtrise de l'espace national provient, pour une large part, de son incapacité à maîtriser une série de flux d'informations, de capitaux et de populations. D'une manière générale, la modernisation, dans sa physionomie actuelle, perturbe les formes d'articulation entre l'État et la nation. A titre d'exemple, la construction européenne développe une «capacité de décision et de régulation sur un espace qui n'en reste pas moins totalement hétérogène sur le plan social ou culturel. Ailleurs, des sociétés nationales éclatent en sous-ensembles: dans de nombreux pays d'Amérique latine, on voit émerger une société organisée qui cultive des relations intellectuelles et économiques avec le monde occidental et le Japon, sans que des composantes importantes de la population participent à cette forme nouvelle d'intégration supranationale.» 21

L'Europe occidentale, comme le signalait Rupnik, est devenue propice à la renaissance ou à l'éclosion de nationalismes. Certains, comme le nationalisme écossais ou catalan, contestent la domination d'un centre étatique désormais affaibli. D'autres, comme en Flandre ou dans le cas des ligues italiennes, cherchent à s'extraire d'un cadre étatique qu'ils vivent comme une coûteuse entrave à leur développement.

C'est pourquoi l'idée d'une intégration européenne économique et politique qui signifierait l'assagissement des nationalismes et le passage à des sociétés postnationales ne résiste pas à l'examen.


  1. 1. J. RUPNIK, Introduction: le réveil du nationalisme, dans J. RUPNIK (sous la dir.), Le déchirement des nations, Paris, Seuil, 1995, pp. 9-10.
  2. 2. Voir notamment D. SCHNAPPER, La France de l'intégration. Sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard, 1991, Y. LACOSTE, Vive la Nation ! Destin d'une idée géopolitique, Paris, Fayard, 1997, Nations et nationalismes, Paris, Gallimard- Le Seuil, 1995. A. DIECKHOFF, La nation dans tous ses états. Les identités nationales en mouvement, Paris, Flammarion, 2000, Ph. CLARET, La personnalité collective des nations. Théories anglo-saxonnes et conceptions françaises du caractère national, Bruxelles, Bruylant, 1998, A.D. SMITH, The Nation: real or imagined, in E. MORTIMER & R. FINE, People, Nation and State. The Meaning of Ethnicity and Nationalism, Londres, Tauris, 1999.
  3. 3. Voir principalement G. DELANNOI & P.A. TAGUIEFF, Théories du nationalisme, Paris, Kime, 1991.
  4. 4. M. SCHUDSON, La culture et l'intégration des sociétés nationales, dans Revue internationale des sciences sociales, 139, février 1984, p. 79.
  5. 5. St. ROKKAN & D. URWIN, The Politics of territorial Identity. Studies in European Regionalism, London - Beverly Hills - New Dehli, Sage, 1982 et ID., Economy, Territory, Identity. Politics of Western European Identities, London, Sage, 1983
  6. 6. Y. DELOYE, État, nation et identité nationale: pour une clarification conceptuelle, dans N. BURGI (sous la dir.), Fractures de l'État-nation, Paris, Kiné, 1994, p. 155.
  7. 7. M.C. KOK-ESCALLE, Instaurer une culture par l'enseignement de l'histoire. France 1876-1912, Berne, Peterlang, 1988.
  8. 8. N. ELIAS, La dynamique de l'Occident, Paris, Calmann Levy, 1975 (édition originale 1939).
  9. 9. M. WEBER, Économie et société. Paris, Plon, 1979 (Èdition originale 1922).
  10. 10. Voir P. DEBRUYNE, États et Nations. Modes de formation et d'articulation, dans Revue internationale de politique comparée, I, 3, 1994, pp. 351-383.
  11. 11. E. GELLNER, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989.
  12. 12. E. HOBSBAWN & T. RANGER, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
  13. 13. Sur la critique de Gellner, voir notamment J.A. HALL (sous la dir.), The State of Nation. Ernest Gellner and the Theory of Nationalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
  14. 14. G. DELANNOI, La nation et le nationalisme. Quelques questions, dans L'État et la Nation, in Revue internationale de politique comparée, 1, 1994, p. 461.
  15. 15. Ibidem, pp. 461-463.
  16. 16. Ibidem, p. 463.
  17. 17. M. WIEWIORKA, La démocratie à l'épreuve. Nationalisme, populisme, ethnicité, Paris, La Découverte, 1993, pp. 33-34.
  18. 18. Ibidem.
  19. 19. G. DELANNOI, op.cit., p. 465.
  20. 20. A ce sujet, voir J. BAECHLER, L'universalité de la nation, dans La Nation, Collection de la Pensée politique, Paris, Seuil - Gallimard, 1995, pp. 9-26.
  21. 21. A. TOURAINE, La crise de l'État-nation, dans L'État et la Nation, Revue internationale de politique comparée, pp. 346-347.