La Nation face aux villes-frontières et multiculturelles

Toudi mensuel n°2, mars-avril 1997

Le recours à la géopolitique comme outil d'analyse des zones ou espaces de conflit contemporains s'est généralisé depuis le début des années 70. L'ouvrage de Michel Foucher Fronts et frontières 1 publié en 1989 demeure un point de repère important. La dislocation violente de la République Yougoslave et la "révélation", au sein de l'ex bloc de l'est, des divers conflits que la domination soviétique occultait et contenait tant bien que mal, ont renforcé l'intérêt des chercheurs européens pour ces zones-frontières. Ce sujet n'a pas seulement inspiré les scientifiques, il y a peu un romancier n'hésitait pas à transformer Bruxelles en un nouveau Sarajévo. Le recueil de textes publié par les éditions Complexe, sous la direction de Joël Kotek, arrive donc à point nommé. Rassemblant les interventions présentées en 1995 lors d'un colloque international et interdisciplinaire, L'Europe et ses villes-frontières est curieusement l'un des premiers (si ce n'est le premier) ouvrage de synthèse en langue française à aborder ce problème 2 Les chercheurs britanniques et américains étudient pourtant cette question depuis une vingtaine d'années. Il nous a donc semblé intéressant d'analyser les contributions réunies par cet ouvrage parallèlement au dernier livre de l'historien A.C. Hepburn consacré à la ville de Belfast. Cette étude simultanée nous permettra ainsi d'aborder la problématique des villes-frontières tant d'un point de vue général que particulier. Avant de définir ces villes ou zones-frontières, deux éléments se doivent d'être soulignés. En premier lieu, il est utile de préciser que l'espace géographique étudié dépasse le cadre de l'Europe stricto sensu. Celui-ci s'étend en effet de l'Irlande au Caucase et de la mer baltique à Jérusalem. Ensuite les participants de ce colloque furent conscients, dès le début, des limites inhérentes à l'analyse, à l'approche "comparatiste". Hervé Hasquin écrit à juste titre « qu'il serait vain de tirer des conclusions abusives des comparaisons qui pourraient apparaître, à la fin du XXe siècle, entre toute une série de villes dites frontières. En effet chacune d'elles possède des origines souvent radicalement différentes, reposant la plupart du temps sur des conceptions historiques, nationales, philosophiques qui ont pu varier d'un pays à l'autre. » 3.

Essai de définition

Pour Joël Kotek, font partie des villes-frontières (ou régions-frontières) « toute ville (ou région) non seulement polarisée sur base ethnique ou idéologique, mais surtout disputées parce que situées à la charnière d'ensembles ethniques ou idéologiques. Trois éléments semblent caractériser toute zone-frontière : conflit, bipolarité et territoire. Une zone-frontière est bien un territoire disputé par au moins deux collectivités. » 4. Une fois définie, la ville-frontière doit être distinguée des villes frontalières ainsi que des villes multiculturelles et des villes pluri-ethniques. Une ville frontalière n'est pas nécessairement « un espace polarisé et contrasté » objet de revendications inconciliables. On peut citer l'exemple de l'agglomération lilloise. De même une ville-frontière ne sera pas obligatoirement frontalière, ainsi les villes « hongroises » de Transylvanie (par exemple Tirgu Mures) se situent parfois en plein coeur de la Roumanie. A contrario, la capitale slovaque Bratislava est un exemple de ville-frontière frontalière. En général les villes-frontières sont multiculturelles mais le phénomène migratoire moderne a aussi conféré cette qualité à la plupart des grands centres urbains de l'Occident (Londres, Paris...). Enfin, si des villes pluri-ethniques ont pu connaître des conflits parfois violents (Beyrouth, Constantinople), ceux-ci ne portaient pas sur une question de souveraineté. C'est ce dernier point qui permet de mettre concrètement en évidence la spécificité des villes-frontières, celles-ci étant « avant tout des espaces disputés, parce que sujet à des revendications croisées et inconciliables (...). Elles organisent plutôt un face à face entre deux groupes également légitimes et/ou légitimes dans la revendication de droits spécifiques sur la ville et ce, indépendamment du contexte démographique. Dans une ville dite frontière, la minorité ne l'est pas par essence, mais par contingences tantôt historiques, tantôt démographiques. »5 Ces zones ou villes-frontières seront donc souvent caractérisées par l'existence d'une double majorité/minorité. Je me permets de renvoyer les lecteurs à mes deux articles sur l'Irlande publiés par République en mars et en avril 1996. Ils montraient notamment comment les partisans de l'Union entre l'Irlande et le Royaume-Uni, minoritaires dans l'ensemble de l'île, avaient su exploiter leur statut majoritaire dans le nord-est de la province d'Ulster afin de contrecarrer l'indépendance totale de l'Irlande. Cet exemple historique, parmi tant d'autres, montre bien que « le noeud du problème des villes-frontières n'est ni culturel, ni linguistique ou religieux : il est politique. » 6

La ville-frontière enfant de l'Etat-nation moderne

L'aspect politique (au sens large) du problème des villes-frontières, nous fait mieux comprendre pourquoi celui-ci n'est apparu que simultanément à la modernité politique, celle-ci reposant sur l'émergence de la souveraineté nationale et sur l'affirmation de la règle majoritaire telles que les révolutions américaines et françaises les ont concrétisées. Le processus de consolidation de l'Etat-nation s'est donc heurté à l'existence de ces zones-frontières. En Europe, celles-ci étaient presque toutes situées dans le cadre géographique et politique impérial. Les quatre grands empires (l'allemand, l'austro-hongrois, le russe et l'ottoman), qui dominèrent l'Europe centrale et orientale, ne connurent, jusqu'en 1918, qu'une démocratisation incomplète. Ils reposaient, soit sur un pouvoir autocratique (empires russe et ottoman), soit sur des gouvernements responsables devant le Souverain et non devant un parlement impérial élu au suffrage universel (empires allemand et austro-hongrois). Le déclin politique et le retrait vers l'Asie de l'empire ottoman va se révéler explosif. Ce dernier appliquait à ses sujets « le régime de Millet » qui permettait une relative tolérance religieuse envers les peuples du Livre. Ainsi Salonique, Constantinople, Alexandrie, voyaient la cohabitation de musulmans, de chrétiens orthodoxes (grecs ou slaves) ou autres (arméniens, coptes ...), des juifs séfarades. Dans ce cadre antidémocratique, l'individu n'existait pas, on ne pouvait être rien d'autre qu'un membre d'une de ces trois grandes religions révélées. « La multiplicité des identités dans l'empire ottoman donnait lieu à un véritable chassé-croisé, ce qui créait un large éventail d'identités de transition, d'identités doubles ou multiples. A ce qui parait à nos yeux comme une extrême fluidité identitaire s'ajoutait le mélange spatial, l'imbrication des groupes différents. (...) Une telle situation était commode pour un pouvoir impérial qui jouait constamment sur la division, à tel point que, chaque fois que dans une région un groupe ethno-religieux avait tendance à devenir dominant, l'administration impériale importait des populations allochtones. » 7 Comment les Etats-Nations, nés dans le sillage du déclin ottoman (Grèce, Serbie, Roumanie, Bulgarie), allaient-ils résoudre le problème causé par les villes-frontières? A.C. Hepburn montre bien comment, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, dans tout le sous-continent européen, les peuples vont glisser d'une ethnicité définie principalement par la religion vers une ethnicité où l'élément national et/ou culturel va prédominer. Cette mutation ne fut pas seulement conditionnée par divers changements sociaux, elle le fut aussi par le contexte démographique, ainsi que par le contexte politique général du cadre territorial où étaient situées ces villes-frontières. Ainsi à la fin du XIXe siècle, les nombreuses populations présentes sur le territoire européen recherchèrent « un moyen de transformer une ethnicité précédemment définie par la religion en un mouvement développent des objectifs propres et dirigés par des laïcs, tout en conservant un fondement religieux toujours vital. » 8 Pour l'Europe occidentale, on peut évoquer l'exemple des catholiques de Belfast, des Slovènes de Trieste, des Flamands en général. Ces trois exemples ne doivent pas nous inciter à conclure que, dans tous les cas, ce glissement (cette création?) identitaire déboucha sur des mouvements nationalistes, plus ou moins de masse, et plus ou moins teintés de sectarisme (religieux ou autres). Hepburn montre, par exemple, que la minorité catholique irlandaise de Glasgow rejoignit assez rapidement le mouvement syndical et le parti travailliste naissants. Elle connaissait pourtant une situation socio-politique quasi similaire à celle de la minorité catholique de Belfast 9. Par contre, la minorité catholique irlandaise de Liverpool élit, jusqu'à la création d'une Irlande indépendante (1922), des représentants de la National League (parti revendiquant l'autonomie interne pour l'ensemble de l'Irlande) et ce tant à la Chambre des Communes 10 qu'au Conseil municipal de cette ville. Cet électorat ne rejoignit, dans sa grande majorité, le parti travailliste britannique qu'après la création de L'Etat Libre d'Irlande. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion. Ces exemples démontrent en tout cas que le concept de ville-frontière n'a de sens, et ce dans toute l'Europe, que dans le cadre de l'Etat-nation moderne. Nous allons voir si ce dernier est réellement le responsable principal de la quasi-disparition des villes-frontières tout au long du XXe siècle.

Les villes-frontières victimes de l'Etat-nation?

L'intégration du principe majoritaire, tel que l'applique en général l'Etat-nation, s'est donc révélé problématique dans les zones ou villes-frontières. Dans son intervention sur les notions d'Etat, de Nation et de minorité nationale, le professeur Laszlo Peter confirme cette impression. « La démocratie ne peut résoudre les conflits nationaux. L'ordre démocratique libéral est, par essence, un accord établi par le peuple sur la manière dont il entend être gouverné. Cet accord ne peut être conclu s'il y a une discorde à propos des membres du peuple. En d'autres termes la démocratie fonctionne si l'allégeance à l'Etat n'est pas remise en question par une appartenance ethnique ou une appartenance à un groupe qui diffère du peuple organisé politiquement dans cet Etat. Le système démocratique, où les décisions sont prises à la majorité, n'est pas approprié lorsque deux allégeances se confrontent. C'est un problème déjà ancien. Au XIXe siècle, on l'appelait le problème des Etats multinationaux. Les groupes minoritaires essayaient de se protéger contre les groupes majoritaires en revendiquant leurs droits collectifs, en demandant l'autonomie territoriale et la reconnaissance. Ces droits ont été refusés par les nations majoritaires qui ne reconnaissaient que les droits individuels. (Ainsi dans le cadre de l'empire austro-hongrois) ce ne sont pas seulement les nationalistes de la majorité allemande et hongroise qui ont réclamé cette distinction. La plupart des libéraux également. Ils estimaient que les droits politiques devaient être basés sur la citoyenneté et que l'autonomie territoriale, basée sur le principe de la nationalité, nuirait aux libertés. » 11 Cette constatation ne doit toutefois pas nous amener à considérer l'Etat-nation comme le responsable principal de la disparition quasi-totale des villes-frontières. C'est pourtant ce que semble conclure Joël Kotek lorsqu'il écrit que « c'est naturellement dans l'idée de l'Etat-Nation que se trouve l'explication première des tensions actuelles.(...) Il va sans dire qu'en ce qui concerne l'Etat moderne, l'importance accordée au territoire sera d'autant plus vive dans le cas des ethnonations. Or comment ne pas constater que l'Etat-Nation ethnique est précisément l'objectif, avoué ou non, de la plupart des nouvelles élites, qu'elles soient déjà nationales (croates, slovaques, lituaniennes) ou encore régionales (catalanes, québécoises, flamandes). L'Etat-Nation qu'ils appellent de tous leur voeux est tout sauf classique, puisqu'il renvoie au modèle français pour ce qui concerne la seule organisation de l'Etat (centralisé et des frontières dites naturelles) et germaniques pour ce qui concerne la nation (homogène ethniquement) d'ou les récentes tensions souvent fatales. (...) En d'autres termes, il s'agit de faire coïncider le principe de l'unité ethnique avec la définition juridique et politique de l'Etat-Nation, la spécificité culturelle avec l'espace politique. » 12 L'objet de notre article n'étant pas la définition et le contenu de la Nation, nous nous contenterons de signaler que, dans la réalité, le modèle français et le modèle allemand, sont loin d'être aussi distincts, indépendants l'un de l'autre 13. Ensuite, bien qu'évoquée par Joël Kotek, il faut insister sur la responsabilité fondamentale du nazisme et du stalinisme dans la disparition, dès la fin des années 40, de la plupart des villes-frontières d'Europe 14. Le nazisme en raison du génocide juif a enlevé des villes-frontières, une communauté, une composante importante (si ce n'est essentielle) de celles-ci. Pensons au rôle, notamment culturel et économique, des juifs de Vilnius, Cracovie, Prague, Trieste, Salonique, Czernowitz, etc. Le stalinisme est quant à lui responsable de l'expulsion ou de la fuite de millions d'Allemands, autre communauté d'importance en Europe centrale et orientale. Nous renvoyons par ailleurs à la contribution de Fiona Hill pour ce qui concerne les déportations, parfois d'ethnies entière, exécutées dans le Caucase. D'une manière plus générale, en qualifiant le nationalisme de bourgeois et en refusant de reconnaître l'existence de minorité nationale pourtant bien réelles, les ex régimes socialistes de l'est n'ont fait qu'aggraver des conflits qui préexistaient parfois à leur mise en place (par exemple la Transylvanie, la Yougoslavie ou la Slovaquie). Après tout, c'est sous le régime Jivkov que la minorité turque de Bulgarie fut expulsée! Considérer que l'Etat-Nation débouche implicitement et presque inéluctablement sur l'ethnonation est une simplification abusive et essentiellement polémique. Il ne faut toutefois pas pratiquer un excès inverse en occultant la responsabilité de certains nationalismes dans la disparition de ces zones-frontières (par exemple les nationalismes croates et lituaniens entre 1941 et 1945, nationalisme serbe depuis 1989). Nous allons examiner comment l'Etat-Nation réagit en fait à l'existence de ces zones ou villes « plurales ».

L'Etat-Nation et les sociétés dites plurales

Le professeur Alain Dieckhoff met en évidence l'existence de deux grands types de sociétés plurales. « Les premières sont des sociétés plurales intégrées où la diversité sociale, pleinement reconnue, va de pair avec l'existence d'un consensus très fort autour de valeurs fondatrices (liberté, tolérance) et où le cadre national est totalement accepté comme espace politique légitime. »15. On peut citer l'exemple de la Suisse, des Pays-Bas (minorité frisonne, clivage catholique/protestant), de la Finlande avec sa minorité suédoise, de la Suède avec sa minorité laponne. L'Italie reconnaît depuis longtemps le statut des francophones du Val d'Aoste, des Allemands du Trentin-Haut-Adige, des Slovènes du Frioul, on pourrait peut-être ajouter à ces exemples ceux de la Sardaigne et de la Sicile. On retrouve en France : des Basques, des Bretons, des Catalans, des Flamands, des Alsaciens, des Lorrains, des Corses. On pourrait presque en conclure que seul l'Etat-Nation démocratique assure le respect d'une pluralité culturelle et/ou ethnique. Mais il existe aussi des cas où le consensus autour de l'unité nationale est absent, on se trouve alors en présence de « sociétés plurales divisées où le maintien d'un espace public commun s'avère problématique. Quatre traits caractérisent ce second type de sociétés plurales. D'une part les clivages sociaux sont particulièrement nombreux et se superposent fréquemment. Les "marqueurs identitaires" (langue, religion, ethnicité) distinguent nettement les groupes en présence. Leur sociabilité les distingue: ils n'habitent pas les mêmes quartiers, ne fréquentent pas les mêmes écoles, les mariages sont endogamiques et les emplois nettement différenciés. (...) Seconde caractéristique : la perception de l'histoire est souvent parfaitement contradictoire. (Ensuite) ces sociétés divisées sont aussi, sur le plan démographique, caractérisées par la coexistence d'une majorité importante (mais non hégémonique) et d'une forte minorité (...). Encore faut-il préciser que le rapport majorité/minorité varie selon l'échelle retenue. (Enfin) dans ces conflits intenses qui traversent les sociétés plurales divisées, la lutte se cristallise autour de lieux symboliques en particulier autour des villes-frontières. » 16 On citera comme exemple de « société plurale divisée » : la Belgique, le Canada, L'Irlande du Nord, voire l'Espagne et le Royaume-Uni. Plutôt que de blâmer l'Etat-Nation, il nous apparaît plus juste d'appréhender le phénomène des villes-frontières en ayant à l'esprit le raisonnement du philosophe Gil Delannoy: « Réduire la nation à l'ethnie est à la fois borné et contraire aux cas historiques, mais prendre l'exemple des quelques nations européennes qui furent capables d'intégrer des minorités régionales pour forger une idéal national supra-ethnique est un tour de force d'une autre nature. Il faut au moins dire que la question reste ouverte. » 17

Derniers regrets

L'étude de l'origine de l'affirmation ethnique, nationale, culturelle, des populations d'Europe, ne peut donc s'arrêter aux conséquences de l'émergence de l'Etat-Nation. Il faut notamment prendre en compte le clivage social et le clivage ville/campagne. On peut regretter que L'Europe et ses villes-frontières n'ait pas abordé, de manière plus spécifique, la question du caractère multi-culturelle de ces villes ou ragions. Le recours à la microsociologie aurait pu donner quelques résultats intéressants. L'étude du professeur Prevelakis sur Constantinople, Salonique et Skopje est une exception heureuse. Elle montre en effet que dans ces trois villes « une forte interaction sociale et personnelle caractérisait les relations entre les membres des différentes communautés, relations limitées et réglementées par les normes communautaires, mais néanmoins souvent profondes et intenses. Ces relations interpersonnelles créaient les conditions pour un crédit transcommunautaire permettant l'échange dans le cadre de la cité. (...) Ainsi une double intégration était opérée : on peut la désigner comme horizontale (les réseaux de diasporas) et perpendiculaire (les relations interpersonnelles des citadins membres des diverses diasporas). C'est cette double intégration qui permet d'expliquer le dynamisme des centres urbains qui participaient à cette logique. » 18 Faute d'autres renseignements, on retire plutôt de cet ouvrage le sentiment implicite que les villes-frontières étaient caractérisées par une forte ségrégation sociale et spatiale ainsi que par l'endogamie « intra-communautaire » (Belfast, Riga, Sarajévo). L'ouvrage collectif des éditions Autrement sur l'Autriche-Hongrie entre 1867 et 1918 renforce cette appréciation. Jacques Le Rider conclut à l'absence d'un mélange réel des cultures présentes au sein de la double monarchie. « L'Autriche était en train de d'inventer la formule d'un "Etat des nationalités" (...). Pour faire accepter (dans la partie autrichienne de l'empire) le compromis de 1867, l'empereur avait accepté d'entériner quelques-uns des principes de 1848: les droits culturels et linguistiques des nationalités, en particulier. Sous une forme originale, non territoriale mais culturelle, les institutions autrichiennes élaboraient un système de fédération des autonomies nationales, au sein duquel même les peuples sans territoire, comme les juifs, pouvaient trouver leur place à part entière. Les "compromis" conclus en Moravie en 1905, puis en Bukovine en 1909, réglaient une cohabitation harmonieuse entre Allemands, Slaves des diverses nationalités et Juifs. En fin de compte, chaque citoyen pouvait se réclamer d'une nationalité tchèque, polonaise, allemande, ukrainienne, etc., tout en habitant la même cité ou le même territoire que ses voisins. C'est précisément ce cloisonnement culturel des nationalités qui permettait d'éviter le morcellement territorial et la " purification ethnique" des territoires multiculturels et polyethniques. » 19 Zoltan Szasz termine son article, pourtant assez favorable à l'Etat austro-hongrois, en écrivant que ce dernier ne réussit pas « l'harmonisation des oppositions nationales, sociales et culturelles au sein d'une grande communauté. Il ne créa pas un empire au dessus des nationalités. Il n'était pas un modèle, pas plus que le précurseur d'un nouvel ordre. Mais on ne peut lui nier son caractère de chantier expérimental. » 20 J'aurais aussi aimé une contribution plus spécifique sur les communautés juives. Celle-ci aurait permis quelques débats intéressants. L'Etat d'Israël se réfère-t-il au modèle de l'Etat-nation, voire aux nationalismes, nés en Europe à la fin du XIXe siècle? 21

Ainsi pourquoi les Juifs de Trieste adoptèrent-ils l'italien, alors que ceux de Prague privilégièrent plutôt l'allemand, et que ceux de Vilnius conservèrent le Yiddish et furent même à la base de la renaissance littéraire de l'Hébreu? L'analyse de Victor Karady sur la condition des juifs de Vienne (8.6% de la population en 1910) et de Budapest (23.1 % de la population en 1910), entre 1848 et 1918, montre qu'une multitude de tactiques pouvaient être adoptées. Cette situation était fort similaire àà celle de nombreuses populations d'Europe. Ici aussi « c'est la multiplicité des options et stratégies identitaires qui rend si complexe, si "éclaté" et changeant, le champ des forces internes au judaïsme à Vienne. À côté des conduites de fuite (baptême, émigration) et d'introversion orthodoxe (refusant toute entrée dans la modernité), le sionisme le plus souvent laïque et parfois religieux, le nationalisme des jeunes intellectuels juifs (...) ou des milieux traditionalistes (généralement yiddishisants), l'assimilationnisme libéral "austro-centré" ou (surtout avec les années 1880-1885) d'orientation culturelle pan-germanique ou l'assimilationnisme de type social-démocrate (...) jouent concurremment un grand rôle. » 22 Ce bouillonnement des Juifs viennois s'explique par la démocratisation progressive des élections municipales. La rhétorique antisémite du parti chrétien-social de Karl Lueger est plébiscite par l'électorat dès 1895, Lueger restera à la tête de la capitale impériale jusqu'à l'effondrement de la double monarchie.

Budapest connaissait une situation assez différente alors que s'y déployait pourtant la volonté de créer un Etat-Nation hongrois de type jacobin. Les juifs de Budapest "magyarisent" leurs noms (souvent d'origine germanique) et deviennent hungarophone (91% en 1910). Ils fréquentent les mêmes écoles publiques et universités que la population hongroise, de préférence à des écoles privées ou religieuses. Les mariages judéo-chrétiens sont fréquents et bien acceptés tant par les Hongrois que par les Juifs. Le Conseil municipal, élu au suffrage censitaire jusqu'en 1918, comprenait de nombreux Juifs (y compris un Maire). Tous ces éléments montrent une libre volonté des juifs de s»intégrer au coeur de la nation hongroise et de ses élites. « Finalement on peut interpréter le consensus assimilationniste des Juifs de Budapest comme la réponse aux (...) possibilités de mobilité sociale qui leur restent ouvertes pendant toute l'époque libérale de la monarchie bicéphale. Ce consensus se manifeste dans un premier temps par l'adoption sans réserves des idéaux du nationalisme hongrois, le soutien accords aux gouvernements libéraux-nationalistes pour la réalisation de l'objectif de l'Etat-Nation indépendant (dès 1848 mais surtout après le compromis de 1867), un loyalisme voire un conformisme politique qui exclut toute "politique communautaire" autonome voire tout recours au "vote juif", ainsi qu'un attachement profond à l'identité magyare (...). Cela exclut tout écho positif à la tentation sioniste, unanimement rejetée, ainsi que les autres modèles du nationalisme particulariste. » 23 Jacques Le Rider arrive à une conclusion identique, dans la partie hongroise de l'empire « c'est le principe national classique qui prévalait: une langue, un territoire, un peuple. Cette recherche de l'unité - ce refus de la pluralité- avait en Hongrie, il est vrai, une approche très généreuse de l'idée d'assimilation pour contrepartie. Sans aucun doute les juifs hongrois comptaient parmi les juifs assimilés les mieux acceptés par leur (peuple d'accueil) de toute l'Europe centrale. » 24 Budapest intégra aussi, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, entre 50 et 100.000 Slovaques, ceux-ci se « magyarisèrent » assez rapidement. Le projet national "jacobin" voulu par les élites hongroises fut donc nettement moins intolérant que généralement estimé par les historiens (cf. le slogan « L'Autriche-Hongrie prison des peuples »). Jacques Le Rider rappelle, qu'outre son cloisonnement culturel entre les nationalités, « le système autrichien de l'autonomie nationale entendue au sens culturel n'avait pas apporté de solution au problème juif, ni d'antidote à l'antisémitisme. » 25 On peut aussi regretter l'absence d'un ou plusieurs spécialistes de la littérature. Ces zones ou villes-frontières ont été le berceau d'un nombre impressionnant d'écrivains de talent. On peut citer trois prix Nobel de littérature: Elias Canetti (Ruse/Roustchouk en Bulgarie), Isaac B. Singer (Pologne), Czeslaw Milosz (Vilnius/Wilno). On pensera aussi à Günter Grass (Dantzig/Gdansk), à l'ami de James Joyce: Italo Svevo (Trieste), aux innombrables écrivains tchèques ou pragois (Kafka, Werfel, Hasek, Capek, Ungar, Weil, Hrabal ...), au témoin nostalgique de l'empire des Habsbourg : Joseph Roth (Brody en Galicie), à Paul Celan et à Gregor von Rezzori (Czernowitz/Tchernovtsy en Bukovine), etc. Ces quelques remarques n'enlèvent bien sûr rien à l'excellente qualité générale de cet ouvrage qui ouvre de nombreuses perspectives de recherche.

Conclusions

Les zones ou villes-frontières portent en elles le meilleur comme le pire. Pour le pire, il suffit de penser au conflit yougoslave ainsi qu'à l'antisémitisme ou au racisme souvent virulents de ces régions. Pour le meilleur, il suffit de rappeler l'origine des pères fondateurs de l'Europe communautaire : Schumann (Lorraine), De Gasperi (Sud-Tyrol), Adenauer (Cologne), Spaak (Bruxelles). Ainsi ces zones de "conflits par excellence" peuvent se transformer en lieux de dialogue entre les communautés. 26. Pour que ce dernier émerge ou perdure « tout dépendra de la capacité des Etats concernés à penser ces ensembles mixtes en termes, tantôt de citoyenneté et/ou de droits collectifs, tantôt de partage voire carrément d'abandon, dans le cas d'une sécession. L'essentiel revient à ne pas jouer sur les hystéries collectives: à la majorité d'éviter tout ce qui pourrait provoquer la moindre panique existentielle (i.e. remettre en cause le statu quo, effacer des lieux de mémoire, etc.), à la minorité de refuser tout revanchisme et/ou irrédentisme. » 27

Mais comme Alain Dieckhoff le rappellent justement, la complexité des problèmes en présence rend impossible le recours à une option unique. Il s'agira donc d'inventer au cas par cas des solutions sui generis. 28 La Belgique est un bon exemple de résolution, essentiellement pacifique, des conflits mais nous pensons que, contrairement à une idée reçue, le modèle belge n'est pas exportable. De la même manière, la probabilité de voir Bruxelles transformé en un nouveau Belfast ou Sarajévo est relativement faible. Contrairement à ce que laissent parfois entendre certaines contributions de L'Europe et ses villes-frontières, nous pensons qu'il ne faut pas condamner sans appel l'Etat-Nation. Il n'est pas dépositaire par essence d'une logique réductrice ou homogénéisatrice, il demeure en effet un essai original de conciliation du local et de l'universel, de l'ethnique et du cosmopolite. Il ne faut toutefois pas cacher le fait que « la notion occidentale de la nation suppose une simplification radicale des identités. (...) L'héritage de véritables espaces-mosaïques posait problème, (en effet) il restait toujours des poches de résistance, des enclaves de populations attirées par une identité nationale élaborée dans un Etat voisin ou dont la culture faisait obstacle à leur intégration.(...). Dans des cas pareils, il ne restait souvent qu'une solution, "le nettoyage ethnique" effectué de manière "sauvage" (par les massacres, les atrocités, l'expulsion par la terreur) ou "civilisée" (par l'échange de population). » 29 La constitution des identités nationales modernes s'accompagna donc inévitablement d'un phénomène, plus ou moins important, d'homogénéisation ethnique et/ou culturelle. Mais l'émergence de l'Etat-Nation ne doit pas être considérée comme la seule cause de ce phénomène, d'autres facteurs se doivent d'être pris en compte.

Les progrès en matière d'alphabétisation et d'enseignement, l'apparition de nouvelles élites au sein de minorités, la démocratisation progressive du processus électoral, tant du point de vue central que local, l'émergence d'un syndicalisme de masse et le défi que représentait un mouvement ouvrier pluri-ethnique basé sur le clivage de classes, tout cela joua un rôle dans l'affirmation ou la disparition identitaire de certaines populations. 30 Pensons à l'évolution politique opposée des minorités catholiques irlandaises de Belfast et Glasgow ainsi que celle des Juifs de Vienne et Budapest que nous avons évoquées précédemment. Nous laisserons Gil Delannoy poser la question essentielle « Une nation démocratique ne peut, par principe être ethnique, mais elle ne peut pas non plus, selon le même principe être cosmopolite. Elle n'est donc, a priori, ni malade du nationalisme ni vaccinée contre lui. Sa réussite tenait justement à cette ambiguïté. Mais une telle ambiguïté continuera-t-elle à porter ses fruits sur une très longue période? » 31 Ne regrettons donc pas outre mesure la disparition des ville-frontières, et réjouissons nous (avec Joël Kotek) du caractère multi-culturel et/ou multi-ethnique de nombreux centres urbains ou régions d'Europe. Nous penserons bien sûr en premier à la Wallonie issue de l'immigration. Nous préciserons toutefois, dans la lignée des idées du philosophe Pierre-André Taguieff 32, que ce multiculturalisme ne peut nullement consister en la simple cohabitation d'individus réduits à leur ethnicité, c'est-à-dire des personnes identifiées et définies uniquement par leur passé ethnique, culturel, communautaire. Il s'agira plutôt de la coexistence de plusieurs cultures participant à un projet unique de citoyenneté. C'est évidemment l'égalité entre tous les citoyens qu'il importe de promouvoir et de défendre, et non pas assurer, sous le couvert du « droit à la différence », le maintien des inégalités sociales et culturelles. C'est très certainement dans cette optique, que la contribution de Philippe Destatte invite le Parlement wallon à attribuer le droit de vote et d'éligibilité à tous les habitants de la Wallonie pour les prochaines élections régionales 33 C'est sur ce beau projet d'une « communauté des citoyens » wallons et/ou de Wallonie que nous conclurons.

Ouvrages consultés.

J.Kotek (Dir.) L'Europe et ses ville-frontières, Collection Interventions, Ed. Complexe, Bruxelles 1996.

A.C. Hepburn, A past apart, studies in the history of catholic Belfast 1850-1950, Ulster Historical Fondation, Belfast 1996.

D.Hornig & E.Kiss (Dir.), Vienne et Budapest 1867-1918: Deux âges d'or, deux visions, un Empire, Collection Mémoires Editions Autrement, Paris 1996.

Y.Plasseraud & H.Minczeles (Dir.) Lituanie juive 1918-1940: Message d'un monde englouti, Collection Mémoires, Editions Autrement, Paris 1996.

G.Delannoy Destin commun et destin communautaire, de l'utilité de distinguer et de définir nation et nationalisme, Institut de ciences politiques i socials, Barcelona 1995

P-A Taguieff La République menacée Collection conversations pour demain, Ed. Textuel, Paris 1996 .

Voir aussi :

J. Coakley National minorities and the government of divided societies : a comparative analysis of some european evidence in European Journal of Political Research, Vol 18 (1990), pp 437 et s.

Independence movements and national minorities: some parallels in the european experience in European Journal of Political Research, Vol 8 (1980), pp 215 et s.


  1. 1. Voir Emile Delferrière in Toudi annuel N¯3, 1989, pp.277 et s.
  2. 2. ignalons toutefois l'existence de l'excellente collection "Mémoires" des éditions "Autrement" qui, outre les ouvrages cités précédemment, comprend notamment un Istanbul 1914-1923, Alexandrie 1860-1960, Salonique 1850-1918.
  3. 3. H.Hasquin Bruxelles, ville-frontière. Le point de vue d'un historien francophone in J.Kotek (Dir.), op cit., p 205.
  4. 4. J.Kotek Les villes-frontières au XXe siäcle: Etre et ne presque plus être in J.Kotek (Dir.), op cit., p 17.
  5. 5. Ibidem, pp 17 et 19.
  6. 6. Ibidem, p. 19.
  7. 7. G.Prevelakis, Istanbul, Skopje et Salonique : villes-frontières ou cités-carrefours? in J.Kotek (Dir.), op cit., p 84
  8. 8. A.C. Hepburn, op cit., p 26.
  9. 9. Ibidem, p 203 et s, voir aussi la comparaison avec Trieste p 218 et s.
  10. 10. Entre 1885 et 1929, le nationaliste irlandais T.P. O'Connor représenta Liverpool (Scotland division) à la Chambre des Communes.
  11. 11. L.Peter Les notions d'Etat, de Nation et de minorité nationale in J.Kotek (Dir.), op cit., p 38-39
  12. 12. J.Kotek, art cit., in J.Kotek (Dir.), op cit, p.16.
  13. 13. J-M.Ferry dans Les puissances de l'expérience (Paris 1991) montre que le modèle allemand a aussi quelque chose de républicain (l'union par agrégation, par exemple, d'entités de base) et que le modèle français républicain couvre un sentiment très fort d'appartenance (la langue et la culture par exemple). P. Zambra a souligné dans Toudi annuel (N¯7) que l'identité-projet (française, républicaine, politique) s'ancre aussi dans une identité-appartenance (géograhique, ethnique, culturelle) et vice-versa.
  14. 14. Voir en ce sens l'article d'Yves Plasseraud La catastrophe in Y.Plasseraud & H.Minczeles (Dir.), op cit, p.17 et s.
  15. 15. A.Dieckhoff Nationalismes et sociétés plurales à la fin du XXe siècle : Quelles solutions? in J.Kotek (Dir.), op cit., p 287
  16. 16. Ibidem, pp 287-289.
  17. 17. G.Delannoy, op cit., p 12.
  18. 18. G.Prevelakis, art cit., in J.Kotek (Dir.), op cit, p 89.
  19. 19. J.Le Rider L'aigle à deux têtes in D.Hornig & E.Kiss (Dir.), op cit, p.57.
  20. 20. Z.Szasz L'empire des contraires in D.Hornig & E.Kiss (Dir.), op cit, p 48.
  21. 21. A.Dieckhoff Lituanie: le terreau sioniste, Y.Plasseraud & H.Minczeles (Dir.), op cit, p 158 et s. ainsi que la polémique qui a entouré le dernier ouvrage de Zeev Sternhell sur les origines idéologiques cachées de l'Etat d'Israël.
  22. 22. V.Karady, Les communautés juives: des profils contrastés, in D.Hornig & E.Kiss (Dir.), op cit, p 73
  23. 23. Ibidem., p. 77
  24. 24. J.Le Rider, art cit, in D.Hornig & E.Kiss (Dir.), op cit, P 58.
  25. 25. J.Le Rider, art cit, in D.Hornig & E.Kiss (Dir.), op cit, P 58.
  26. 26. J.Kotek, art cit., in J.Kotek (Dir.), op cit, p 27
  27. 27. Ibidem, p. 77
  28. 28. A.Dieckhoff, art cit., in J.Kotek (Dir.), op cit, p. 294.
  29. 29. G.Prevelakis, art cit., in J.Kotek (Dir.), op cit, pp. 84-85.
  30. 30. A.C. Hepburn, op cit., p. 203
  31. 31. G.Delannoy, op cit., p. 12
  32. 32. P-A. Taguieff, op cit., pp. 72 et s.
  33. 33. P.Destatte, La Wallonie, une région frontalière (et non frontière) dans un pays-frontière: le pari d'une identité sans complexe et sans fantasme nationaliste, in J.Kotek (Dir.), op cit., p. 227