Pour un statut de la culture wallonne
La dualité des conceptions fondamentales de la culture crée un malentendu d'une gravité telle qu'il empêche toute discussion fructueuse, même entre gens d'égale information, d'égale honnêteté intellectuelle, d'égale bonne foi.
La conception classique situe la culture dans la sphère du savoir et la définit, sous la variété des formulations, comme l'ensemble des productions de l'esprit humain (littérature, arts, plus rarement sciences), dont la connaissance et la fréquentation permettent à l'individu de développer certaines facultés de son esprit. Essentiellement intellectuelle, la culture ainsi conçue relève strictement de la seule conscience individuelle; c'est un avoir, qui peut s'acquérir et se développer à des degrés divers, éventuellement en toute indépendance à l' égard des infrastructures. Tel individu ou tel cercle d'individus arrivent à posséder une « vaste culture », une « haute culture », une « culture générale ». De ce fait, ils s'opposent nécessairement à des gens « incultes », « dépourvus de culture »; il existerait même des « peuples incultes ».Les expressions citées ci-dessus sont tir »es de dictionnaires usuels du français.
Au contraire, l'anthropologie considère la culture comme la notion « qui tente de désigner ce qui constitue une société en entité cohérente et la caractérise par rapport à d'autres » (G. THINES et A. LEMPEREUR, Dictionnaire général des sciences humaines, Paris, 1975, s. vo culture). La culture est donc un être ou, plus précisément, un mode d'être au monde, à la nature, à l'homme,une forme de vie. Avec ses valeurs propres, elle agit sur les mentalités, les types de comportements, le savoir-faire, les modes d'organisation sociale. Tout groupe humain est une entité de culture. Tout membre du groupe participe, peut-être à des degrés divers, à cette culture.Ainsi, à une conception intellectualiste, idéaliste et individualiste s'oppose une conception globale, sociale, reposant sur des structures formelles ou informelles et témoignent d'une conscience collective.
L'anthropologie a très longtemps privilégié les traits culturels dont le pouvoir symbolique est intense et aisément perceptible, tels que les croyances,les coutumes, la langue, les arts (rejoignant sur ce point la conception classique, mais dans une optique différente).
D'autre part, les discours sur la culture, d'inspiration classique ou anthropologique, mettent souvent l'accent sur la notion de patrimoine, à sauvegarder, à transmettre.
Il n'est certainement pas dans mon propos de sous-estimer l'importance de cet aspect de la culture. Après largement plus d'un siècle de recherches ethnographiques et linguistiques, qui sont loin d'être closes, la tradition populaire wallonne apparaît d'une richesse extraordinaire. Il n'est pas besoin d'en faire ici la démonstration.
La défense d'un patrimoine est à la fois essentielle et insuffisante. Car si la culture est globale et collective, elle est aussi dynamique. Elle est en constante adaptation, en mouvement, en évolution.
Mode d'être au monde, elle doit en effet prendre en compte les contraintes et les défis que celui-ci ne cesse d'imposer à chaque société. A ce compte,l'histoire devient leçon de vie, marquée qu'elle est de l'empreinte des innombrables défis imposés au peuple et relevés par celui-ci au cours des temps.
Or, il est un défi primordial qui nous est lancé depuis près de deux millénaires, un défi permanent qu'exprime notre nom même de Wallons. Ce nom qui, venu d'une peuplade celte et passé bien avant l'ère chrétienne en ancien germanique, a été employé par les Germains, après la romanisation de la Gaule, pour désigner les Romains ou Celtes romanisés habitant le long de la frontière.
« Pour les Francs, les Walhoz «étaient les Galloromans du nord et de l'est de la Gaule avec lesquels ils Çtaient en rapport. » (Albert Henry, Esquisse d'une histoire des mots Wallon et Wallonie, Bruxelles, 1974). Ainsi un nom germanique est devenu le signe de notre romanit »! Et nos-èstans fîrs d'èsseWalons!
Peuple des marches romanes: tel est le défi fondamental auquel notre peuple n'a cessé jusqu'aujourd'hui de devoir faire face. Tel est aussi le socle de notre identité culturelle. Peuple dont la romanité s'exprime traditionnellement, depuis des siècles, par deux idiomes, étroitement apparentés mais nettement individualisés, en usage complémentaire. Peuple à qui la seule identité de Wallon a valu, il y a cinquante ans à peine, de voir 60.000 de ses fils passer 60 mois derrière les barbelés.
Tant d'autres défis ont marqué ou marquent de leur empreinte notre esprit collectif. Défi de la matière, qui a forgé nos « ovrîs sincieus ». Défis de la misère et de l'exploitation capitaliste, qui ont allumé les grandes colères des bassins houillers et industriels et suscité un mouvement ouvrier d'une ampleur et d'une vigueur exceptionnelles en Europe occidentale. Défis de divers pouvoirs étatiques, ecclésiaux, particratiques, qui ont fait s'insurger des hommes comme l'abbé Mahieu, Baussart, Renard et ont mobilisé des foules à propos de la question royale ou lors des grandes grèves de 1960. Défi méprisant d'une prétendue « intelligentsia », osant parfois se prévaloir d'une francophonie gourmée ou revendiquer une belgitude de plat pays. Défi économique de la colonisation de la campagne et de la forêt wallonnes. Défi politique des violations de l'autonomie communale et du droit des gens. Défis! Tant de défis auxquels sont confrontées des populations au comportement sans doute trop velléitaire mais « dont la sensibilité politique a toujours été vive »et dont l' « individualisme foncier (...) s'enracine dans une longue expérience de la liberté » (Maurice Piron, Revue de psychologie des peuples, XXV, 1, mars1970).
Ces contraintes, ces défis et surtout leurs réactions, qui vont toutes dans le même sens, celui d'une démocratie vécue et sentie comme « réellement le meilleur des régimes possibles » (Thierry Haumont), marquent de leur empreinte les mentalités et les comportements de notre peuple, témoignent d'une conscience collective, définissent la dynamique commune de l'histoire d'un peuple, malgré les découpages, assemblages, marchandages intéressés des grands.
Conjonction d'un patrimoine qui inclut évidemment toutes les productions de l'esprit et d'un mouvement vital, d'appartenances et de choix, présentant un ensemble intégré de traits spécifiques (pas nécessairement exclusifs) tout cela donne consistance à notre « ici » (pour reprendre les mots de José Fontaine),fonde notre identité wallonne, compose notre culture wallonne.
Passéisme? Campanilisme? Tant les sciences naturelles que les sciences humaines nous enseignent que la diversité est le terreau de l'évolution, le ferment du dynamisme, alors que l'uniformité est stérilisante.
Certes, les problèmes de demain auront-ils toujours une plus grande dimension géopolitique, éthique, technique. Mais le moment n'est-il pas venu de « se préoccuper de notre environnement immédiat tout en luttant pour sauver la couche d'ozone »? Notre environnement immédiat, ce sont les dépotoirs du Brabant wallon, la pollution de nos eaux, mais aussi les menaces qui pèsent sur notre culture. « Notre défi est donc le réenracinement dans le local tout en nous occupant des enjeux planétaires » (C'est moi qui souligne; les propos cités ont été tenus récemment par le philosophe français Jean Chesneaux, auteur de Modernité - Monde, Paris, 1989).
Nous voulons doter la culture wallonne d'un statut qui la reconnaisse, la légitime, la promeuve en incitant les Wallons à une plus profonde enculturation. Ce statut devra aussi stimuler la création, favoriser l'adaptation, l'évolution - qui ne peut être que d'ouverture en ces temps d'interculturalité. Bref, un statut qui ait à la fois la solidité d'une assise et le ressort d'une dynamique.
Un statut pour notre culture propre, c'est pour nous la voie obligée, la voie royale pour une Wallonie région d'Europe en devenir et déjà membre à part entière d'une authentique Francophonie des âges nouveaux, telle que la connaît l'aile marchante de celle-ci: une Francophonie vouée à l'alliance des langues et au dialogue des cultures.
(*) In Wallonie dialectale, n° spécial Congrès, Liège, février 1990.