La Wallonie dans le monde, un rôle modeste mais réel

Toudi mensuel n°49-50, septembre-octobre 2002


L'idée souvent avancée d'une tendance aux autonomies régionales que déterminerait la création de grands ensembles par rapport à quoi se développeraient des nationalismes de repli doit être fortement démentie. Si l'Europe d'avant les unifications allemande et italienne comportait bien plus d'entités politiques distinctes qu'aujourd'hui, la chute des Empires centraux après la Première Guerre et la mise en cause de certains impérialismes a au contraire fait reprendre vie à de multiples entités nationales et cela simplement et seulement dans la seule Europe occidentale (au sens de l'Europe d'avant la Chute du Mur).

I) L'Europe

On voit apparaître de 1890 à aujourd'hui 13 nouvelles unités politiques ( États souverains ou États très autonomes).

Au nord: - la Norvège (1905), la Finlande (1917), l'Irlande (1921), l'Islande (1944) et l'Écosse (1997)

Au « centre » : - le Luxembourg (1890), l'Autriche (1919) la Flandre (1980), la Wallonie (1980)

Au sud: - le Pays Basque (1935), la Catalogne (1935), Chypre (1960) , Malte (1964)

Ces 13 entités nouvelles totalisent 50 millions d'habitants. Leurs émergences se sont produites à des époques et des contextes totalement différents, toujours dans la foulée de mouvements d'émancipations.

Les entités que nous venons de citer et qui ne sont pas des États souverains se retrouvent dans le club des Régions que la Conférence de Barcelone (octobre 2000) appellent « à pouvoir législatif » « quasi étatiques » ou « constitutionnellement fortes » ) et qui sont:

- l'Écosse, la Flandre, la Wallonie, la Catalogne (mais pas le Pays Basque sans doute parce que ce pays vise à l'indépendance pure et simple) et trois autres États-régions: la Rhénanie- Westphalie, la Bavière et le petit Land autrichien de Salzbourg.

Il est important de noter qu'à l'intérieur de ce club d'États-régions très autonomes, la Wallonie, la Flandre sont les seules à disposer de compétences réellement internationales comme le souligne le fait qu'elles président des conseils informels de ministres européens auxquels assistent leurs ministres dans leurs domaines de compétences à l'instar de l'Écosse. Nous avons le sentiment que la Wallonie ne jouent pas aussi bien de cet atout que la Flandre.

La renaissance des petites nations?

Stéphane Paquin dans La renaissance des petites nations 1 estime que la mondialisation en libérant les échanges et par la création d'entités économiques plus larges, dispensent de petites nations autrefois englobées dans des ensembles nationaux plus importants, à la fois de la protection économique et militaire fournie par ces États (Écosse et Royaume-Uni par exemple).

Jean-Marie Klinkenberg 2 constate avec nous cette naissance d'entités autonomes en Europe occidentale, estimant que ces émergences sont négociées à la fois avec souplesse et démocratie, il cite Henri Giordan: « Cette souplesse témoigne d'un haut degré d'adaptation [...] aux réalités géopolitiques actuelles: ils prennent acte de la situation d'interdépendance de l'ensemble des sociétés développées de façon beaucoup plus pertinente que ne le font les États-nations. » (Henri Giordan, Les minorités en Europe. Droits linguistiques et droits de l'Homme, Éditions Kiné, Paris, 1992).

La plupart des entités renaissantes s'ancrent dans le passé: l'Écosse a été longtemps indépendante et garda un droit, un pouvoirs judiciaire, un système d'enseignement différents; les mouvements autonomistes wallon, basque, catalan, flamand remontent au 19e siècle sur la base de vieilles données rassembleuses (langue, organisation politique, activité économique et souvent les trois combinés). Il faut se garder des interprétations extrêmes: soit que ces entités tombent du ciel et ont été la création d'intellectuels et de journalistes comme l'avance imprudemment Gellner; soit que ces entités existent de toute éternité. Et ceci vaut aussi pour les États-nations classiques comme la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Italie. Giovanni Carpinelli a bien montré que la France et le Royaume-Uni (Suède et Danemark), sont des créations étatiques ensuite « nationalisées » , l'État précédant la formation nationale. En revanche, en Allemagne et Italie (Irlande, Finlande), la Nation précède l'État. 3

À partir de quel seuil est-on significatif politiquement?

Imaginer la France comme formée depuis des siècles relève de la mythologie si l'on ignore qu'Eugène Weber 4 ou Fernand Braudel 5 ont montré que la majorité des Français ne parlaient pas le français avant 1914 et n'étaient pas conscients d'être français avant 1914. L'idée française a été portée depuis des siècles par une élite politique ou intellectuelle et la Révolution française est aussi nationale. Mais il faut se garder d'opposer une France massivement consciente d'elle-même à des entités politiquement plus fragiles parce que plus récentes sur un plan étatique.

Il est difficile de fixer le seuil au-delà duquel une entité politique devient vraiment significative, une fois éliminés les micro-États politiques comme Andorre ou Monaco. Athènes a rayonné sur ce que l'on appelait encore au 19e siècle « le monde connu » , de même que les Républiques maritimes, Venise ou Gênes et la Hollande avec quelques centaines de milliers d'habitants s'est forgé un Empire planétaire au 17e siècle. Les petites entités ont ainsi des rôles internationaux voire même mondiaux à certains moments de leur histoire, de diverses façons bien entendu: Empire catalan dans la Méditerranée au Moyen Âge, rayonnement culturel et commercial de la Flandre à la même période, influence intellectuelle de l'Écosse à la Renaissance puis au 18e siècle avec ses penseurs de l'économie libérale, expertise millénaire des habitants de la Wallonie dans le domaine des industries métalliques et extractives avec l'expansion wallonne en Suède comparable en nombre à celle des Français au Canada), puis en Chine, Russie, Égypte, Afrique et Amérique latine aux 19e et 20e siècles.

On peut opposer à cela la très grande modestie de ces entités par rapport à des mastodontes comme la Chine et l'Inde dont les populations avoisinent ou dépassent largement le milliard d'êtres humains. Par comparaison, même ces grandes nations n'ont pas de poids comme la France dont la population n'est que la 22e partie de la population chinoise. Ou les États-Unis d'Amérique qui n'en forment pas le cinquième. Mais l'Inde est loin d'être homogène puisqu'elle est divisée en 25 États autonomes. Et la Chine est-elle à ce point homogène? Alors que chacun réfléchit sur la difficulté à associer 4 ou 500 millions d'Européens dans la même unité politique, que veut dire vraiment un espace public comme la Chine formé de plus de 22 fois la population française, alors que l'unité de la France même demeure à certains égards problématique (voire les cas corse, breton et basque).

II) La Francophonie

1) La place du français

Le français était encore la première langue internationale en 1900, Où en est-elle aujourd'hui? Selon les critères du nombre, c'est le chinois ou l'hindi qui sont les langues les plus parlées dans le monde et le français n'est qu'à la 11e place. Mais il faut prendre tous les critères permettant de déterminer la place d'une langue. Michel Bruguière 6 (rappelle ces critères: nombre de locuteurs (français = 1 point contre 2 à l'anglais et l'espagnol, et 3 au chinois), dispersion géographique (3 à l'anglais, 2 à l'espagnol et au français : il y a en effet des pays francophones sur tous les continents), variété humaine (on songe ici à la variété ethnique, religieuse et économique: le français a 2 points contre 3 à l'anglais et 2 au portugais), diffusion pédagogique (l'anglais et le français reçoivent 3 points surclassant toutes les autres langues), richesse littéraire (on entend ici pas seulement la littérature mais plus globalement le message culturel qu'une langue peut offrir au monde: ici le français est placé à égalité avec l'italien, l'anglais, l'arabe, le russe, le chinois, l'espagnol et l'allemand), puissance technologique (le français ne reçoit qu'1 point contre 3 à l'anglais, 3 au russe et 3 au japonais). Chacun de ces critères peut se discuter de même que les points accordés à chaque langue. Ce classement d'il y a 15 ans devrait sans doute faire apparaître un certain recul du français? Il est difficile de le dire car il pourrait être considérer comme ayant progressé dans le domaine technologique où le japonais et le russe surtout semblent bien avoir régressé. Mais l'ensemble de ces critères permet toujours de donner la deuxième place au français, certes très très loin derrière l'anglais et peut-être en concurrence avec l'espagnol mais avec cette seule langue. Jean-Marie Klinkenberg aime à dire que le français n'est ni une langue dominante ni une langue dominée.

2) La Francophonie

La Francophonie regroupe 51 États - États souverains ou États fédérés comme le Québec, les Cantons suisses francophones, la Louisiane, la Wallonie, le Québec - où est parlée la langue française mais aussi qui s'associent à elle pour d'autres raisons (l'Égypte avec son université de langue française et anglaise pour les futures élites africaines par exemple, le Liban où l'influence francophone reste importante, la Roumanie, la Bulgarie, le Vietnam... mais ni l'Algérie ni la Flandre qui sont pourtant, hors les pays strictement francophones, deux des pays dans le monde où le français conserve une influence énorme).

La caractéristique de la Francophonie, c'est de regrouper des entités relativement petites contrairement aux grandes masses du Commonwealth et des USA ou des grandes masses de l'Hispanidad. Pointons le Québec, l'Acadie, la Louisiane, la Nouvelle-Angleterre en Amérique du Nord et les territoires français ou francophones comme la Guyane, Haïti, la Guadeloupe, la Martinique en Amérique centrale et du sud. Observons les Francophonies d'Europe rattachées à des États différents de l'État français: Wallonie-Bruxelles, Luxembourg, Romandie, Val d'Aoste et à certains égards la Flandre. Il y a les multiples États francophones de l'Afrique noire comme le Sénégal, le Congo, le Rwanda, la Côte d'Ivoire, le Tchad, le Mali, le Gabon, Madagascar... le Maroc, la Tunisie, l'Algérie. Puis enfin les pays francophones ou à influence francophone d'Asie comme le Liban, Israël, le Vietnam, les îles de la Polynésie et de l'Océan indien

3) Faire le deuil d'anciennes supériorités, assumer une place qui n'est pas petite

La Wallonie est avec Bruxelles le troisième pays (après le Canada-Québec et la France), finançant la Francophonie même si la Wallonie n'y est pas tout à fait reconnue en tant que telle (une raison de plus de réaménager la Communauté française). Il y a une importance internationale de la Wallonie dans ce contexte qui n'est plus seulement continental mais planétaire. Cet espace francophone (comme l'espagnol, le portugais, l'anglais le néerlandais), pourraient constituer des adjuvants à la création d'un État mondial. Ces espaces ne correspondent pas aux regroupements qui s'observent à l'échelle et dans le cadre de continents classiques (Amérique, Europe, Afrique...). Ils ont sans doute moins de poids économique mais ils ont un poids politique sous-estimé si l'on se rappelle la leçon que donne Jean-Marc Ferry à partir des communautariens américains ou canadiens: une entité politique ne peut l'être vraiment et se mouvoir à partir de là, qu'à partir de valeurs partagées. Les valeurs partagées sont une manière de s'accorder non pas légalement sur le Juste mais spontanément sur ce qui est bon. La langue et la culture françaises qui n'ont certes pas le caractère unique que veulent leur donner un certain ultra-jacobinbisme, sont des instruments de « partage » précisément et de partage - ceci contre le jacobinisme - d'usages très différents du français (littérature, accent, situations économiques et sociales, lien à d'autres langues, culture politique etc.). On a parfois le sentiment que si la France croit en La Francophonie, elle la voit surtout comme un instrument politique trop étroitement national. Dont le Québec bénéficie mais guère la Wallonie largement ignorée des Français.

La langue française a dominé l'Europe puis le monde pendant des siècles se retrouve à un rang qui n'est plus le premier mais qui reste celui d'une très grande langue mondiale à côté de l'espagnol, du portugais, de l'allemand, du japonais, du russe et sans doute avant eux. La perte du premier rang a été ressentie comme une catastrophe. Mais la position actuelle du français, il y a peu de chance qu'il la perde avant longtemps, étant bien entendu que c'est une position plus modeste. Il en va de même de la Wallonie, experte européenne puis planétaire de l'industrie qui la mit au deuxième rang mondial (en termes absolus) et même au premier rang (proportionnellement). La perte de ce rang a été ressenti également comme une catastrophe tournant en cataclysme quand, dans les années 1970, on crut la Wallonie condamnée à disparaître de la carte économique. Aujourd'hui, la Wallonie prend le chemin d'une Région d'Europe égalant ou approchant la prospérité moyenne du continent le plus riche. Que la Wallonie ou le peuple wallon puissent décevoir certains est profondément injuste de ce point de vue. Les Wallons ont subi plusieurs chocs très sérieux dans leur fierté au cours des cent dernières années écoulées: la perte du premier rang de la langue qu'ils s'étaient mis à parler dans les années 1930, la défaite face aux Allemands, la défaite de la France, ce grand pays aimé, admiré, parfois même adoré, la perte de rang économique dans le monde puis la glissade apparente au néant dans les années 1970.

Aujourd'hui, il s'agit de faire le deuil de ces pertes afin de mieux comprendre qu'elles ne signifient nullement qu'on doive coiffer le bonnet d'âne, loin de là. Et, de plus, il est certain pour la Wallonie, envisageable pour la Francophonie, que ces situations enviables puissent se consolider politiquement donc humainement et en termes de justice. Comme Wallons et comme francophones, nous avons devant nous tout l'avenir du monde, un monde où nous serons bien plus reconnus qu'autrefois. Les responsables wallons ne nous semblent pas encore vraiment bien utiliser tous ces atouts et manquer d'audace, dans les rapports avec l'Europe, la France et la Francophonie.


  1. 1. S.Paquin, La revanche des petites nations, Le Québec, l'Écosse et la Catalogne face à la mondialisation, VLB, Montréal, 2001.
  2. 2. Jean-Marie Klinkenberg, La langue et le citoyen, PUF, Paris, 2001.
  3. 3. Giovanni Carpinelli, L'idée nationale, ses fondements, ses avatars, in TOUDI n° 38-39, 2001.
  4. 4. Eugen Weber, La fin des terroirs: la modernisation de la France rurale, 1870-1914, Fayard, Paris, 1983.
  5. 5. Fernand Braudel, L'identité de la France, Tome I, Arthaud-Flammarion, Paris, 1986.
  6. 6. Michel Bruguière, Le français dans le monde, in Encyclopaedia universalis, in Symposium, Les enjeux, Paris, 1988, pp. 1033-1039.