Hommage à François Bovesse

Toudi mensuel n°24, janvier 2000

Ce texte de l'écrivain Thierry Haumont renvoie au discours prononcé par José Fontaine le 19 septembre à Namur, discours dont l'auteur explicite brièvement dans les pages qui suivent ce texte, les conditions dans lesquelles il a été amené à le prononcer.

- Et pourquoi pas l'Europe? Et pourquoi pas le monde?

Je complète d'instinct: tant qu'il y est? Mais ce n'est pas dit, je viens d'arriver, j'ignore de quoi on parle; il m'a tout de même semblé percevoir un ton d'ironie chez ces deux femmes dont je ne parviens pas à calquer le pas - une foule s'avance, et depuis que je suis dedans sa progression ne me paraît plus du tout régulière; elle n'est plus cette coulée lisse que j'observais avant de la rejoindre, mais même si vous regardez un fleuve au débit rapide: combien de remous, de tourbillons, puis de ces portions où l'eau semble paresseuse? Je suis comme les autres: entraîné au centre, rejeté sur les bords, pris dans un courant, ralenti par un engorgement.

S'insérer dans un cortège est une expérience curieuse: le remonter, s'y laisser dépasser vous fait traverser toutes les humeurs et toutes les opinions. Tout le monde pourtant est censé marcher pour la même cause. Mais ce n'est pas encore la fusion? La cérémonie, en fait, n'a pas encore débuté, sauf pour les forces de l'ordre, les officiels, qui marchent en tête, et pour l'un ou l'autre porte-drapeau.

Quel temps faisait-il donc ce dimanche 19 septembre 1999, au cimetière de Belgrade (Namur), vers 11 h 30? Qui s'en soucie encore? (Il pleuvait, il ne pleuvait plus. Les parapluies s'ouvraient, se refermaient.). Comme elle le fait chaque année désormais, la Wallonie plaçait au coeur de ses fêtes la commémoration de ses résistants, de ses martyrs; parmi eux, François Bovesse, inhumé là, abattu pour sa liberté de pensée et de parole, abattu pour avoir porté atteinte à un roi qui en dehors de toute polémique - mais oui! - peut bien être appelé (roi un jour, roi toujours?), le premier des collaborateurs.

Ces cérémonies ont, pour le profane, quelque chose d'étonnant. (Et profane, je l'étais bien, s'apprêtant pour la première fois de ma vie à assister à la défense de la démocratie dans le cadre d'un rituel). Ce qu'il y a eu d'étonnant pour moi? Une surreprésentation des militaires (comme musiciens, je connais mieux). Une surreprésentation d'arboreurs de médailles (c'est tellement éloigné de la conception de la Résistance - secrète d'abord, discrète en suite, quand elle a vaincu - que m'a inculquée ma famille: le résistant qui s'exhibe n'est trop souvent que thuriféraire de l'ordre établi, du conformisme petit-bourgeois). Ma confiance cependant, à ce moment-là, n'était pas encore entamée.

Alors bien sûr s'est produit le seul événement qu'on aura finalement retenu de cette matinée: le discours de José Fontaine, son plaidoyer en faveur de la Résistance, de la citoyenneté, de la République, d'une citoyenneté qui ne peut être que républicaine. Et, dans le même mouvement, pour la défense des exclus, des laissés-pour-compte... Le discours a choqué. Il a été hué. Applaudi aussi. On peut le comprendre. Mais au-delà, n'y a-t-il rien d'autre à dire?

Il y a mille façons d'en parler. De la manière la plus classique: était-ce bien l'endroit pour s'exprimer ainsi? En se situant sur le plan des responsabilités: donner la parole à José Fontaine, dont on connaît les prises de position, les écrits, n'était-ce pas introduire le loup dans la bergerie? Sur le plan de l'exactitude: rectifier ce qu'il y a pu y avoir d'erroné dans certains comptes rendus. Souligner par exemple: que jamais José ne s'en est pris aux Flamands. Qu'il n'a jamais attaqué la personne du roi - la royauté, oui, évidemment! Que Pierre Hazette, ministre de la Communauté française, n'a pas quitté l'esplanade lorsque José a réclamé la suppression de la Communauté française, mais que, ministre libéral, il s'est éclipsé quand José a pourfendu le néolibéralisme.

On pourrait aussi découper la scène en tableaux humoristiques. Décrire la satisfaction du colonel de l'armée française approuvant par de vigoureux mouvements de la tête chaque rappel des valeurs républicaines. Commencer la narration par: les léopoldistes pleuraient. Ou s'attarder sur le quarteron de vétérans bombant la poitrine avant de crier: «Vive le roi!» (Aussi incroyable que cela puisse paraître, il s'agit bien de ce roi qui, comme le précédent son frère, s'est prononcé en faveur de l'amnistie).

On sait que je partage les vues républicaines de José, je n'en ai jamais fait mystère. Je veux dire aussi que, placé dans les mêmes circonstances, je n'aurais pas agi comme lui: je ne serais pas sorti de mon texte, même pour le simple ajout d'un «Vive la République!» dans lequel je me reconnais. A-t-il bien fait, a-t-il mal fait? J'ai bien sûr mon opinion et on se doute bien de ce qu'elle peut être. Mais c'est d'abord celle d'un observateur. Qui peut dès lors, avec d'autres, affirmer ceci: José a eu raison de s'exprimer comme il l'a fait. Il a eu raison de le faire, en regard de ce qui a précédé et suivi son discours.

Avant? Avant, il y eut, sur le thème de la démocratie, le message de la jeunesse. Un message qui disait: aidez-nous à démêler les jeux du pouvoir, à comprendre nos institutions, à clarifier le sens des élections... Imagine-t-on qu'un tel discours en ce lieu, ait pu scandaliser? Bien sûr, il ne provoqua pas le chahut qui succéda à celui de José: mais ce que nous entendîmes parmi l'assistance nous stupéfia. C'était notamment - textuellement - ceci: «mais que vient faire la démocratie? Ça n'a rien à voir ici!»

Ainsi l'appel de la jeunesse à davantage de démocratie indisposait une partie du public: à ce moment-là, oui, l'assemblée s'était divisée.

Je passe encore - d'autres en parleront, mais je suis prêt à y revenir - sur le discours de José. A-t-il été scandaleux? Au vu des réactions qui ont suivi, on est bien forcé de dire que non.

À la fin de la cérémonie, j'éprouvai le même écoeurement que précédemment. Nous eûmes - et il n'y avait pas que des républicains wallons dans ce «nous» - le même écoeurement. Les raisons en sont nombreuses: je me limite à ces quelques réflexions entendues:

- Quand Julien Lahaut (on sait aujourd'hui que ce n'est pas lui, mais il avait donné son approbation) cria «Vive la République!», on l'a abattu. Il faut avoir le courage de faire la même chose à Fontaine.

Plus loin:

- Il faudrait tuer tous les républicains! On aurait dû le faire tout de suite...

Que pouvais-je dire d'autre?

- Si vous l'aviez fait, vous seriez nazis aujourd'hui.

Je prends congé des gens que je connais. J'entends quelqu'un se réjouir: ah, des fêtes de Wallonie sans esprit de révolte, cela ne pouvait pas aller!

Alors tout me revient. Le moment où je pénètre dans le cortège, la conversation des deux jeunes femmes, leur «Et pourquoi pas l'Europe, pourquoi pas le monde?», en réponse ironique, j'en suis certain aujourd'hui au «Il faut sauver la Wallonie pour sauver la Belgique» d'Élio Di Rupo.

Ils ont roulé leurs drapeaux? Bien. À nous de retrousser nos manches.