"Raptus" suivi de "Corps, échanges"

Toudi mensuel n°23, novembre-décembre 1999

Jacques Dapoz est un écrivain paradoxal, un poète inspiré et méticuleux. Pourtant, dans ce Raptus, on ne s'y retrouve pas et c'est tant mieux. La parole y déferle comme sur la vague de la mer déchaînée sur la station isolée de la radio-pirate dont (semble-t-il) sont lancés des messages comme «Sois incertain. C'est la liberté des légendes» ou cette réflexion terrible: «Il n'a pas le temps d'écrire un poème, aujourd'hui. Même pas le temps de penser au moindre poème. Cela ressemble à la Mort.» ou « - Que vois-tu dans le vol des oiseaux? - Le murmure d'un homme perdu dans le vent.» ou enfin « J'ignore où nous sommes. J'ai peur. Il n'y a plus de projet, nous sommes réduits à l'état d'objets, c'est le règne de la parole amputée. «

Les formules et les dialogues encadrent un texte dont on ne sait pas le statut exact (comme d'autres textes de Dapoz): poème? Farce? Essai philosophique? Émission de radio surréaliste?

Mais la réponse nous vient en lisant ce dialogue qui a le mérite d'une paradoxale clarté:

« - Que fais-tu?

- Du désordre.

- Pourquoi?

- Pour mieux saisir le sens.»

On a le sentiment que Dapoz est pris par la fureur d'écrire, d'écrire, d'écrire, généreusement, sans calculer. Il est presque impossible de reproduire le passage suivant dont il faut respecter la mise en page à la lettre:

Cette horreur est indicible. Tout va bien. Ils parlent tous sur un ton

mielleux, moelleux, poli, efficace. La violence est occulte. C'est comme de la

publicité pour un parfum de paradis. Cette promesse mille fois répétée du

bonheur. Le paradis infiniment redit. Tout va bien. Ils parlent tous sur un ton

mielleux, moelleux, poli, efficace. La violence est occulte. C'est comme de la

publicité pour un parfum de paradis. C'est la promesse mille fois répétée du

bonheur. Le paradis infiniment redit. Tout va bien. Ils parlent tous sur un ton (etc.)

Et ainsi de suite jusqu'à toucher, mais par d'autres voies, ce que Dapoz appelle magnifiquement «l'ombre invisible de l'existence».

Corps échanges

Ici, il s'agit de courts poèmes plus longs que des aphorismes. Comme ceci:

Leurs mensonges bien mentis

sont imperceptibles

Par définition

Que signifie dans ce cas

le mot «bien» ?

ou ce désespoir

Nous escaladons

des montagnes d'ossements humains,

traversons des villages anéantis,

surnageons comme chair pourrie

dans la boue, les excréments,

l'urine et le sang.

Comment blinder l'espoir,

si ce n'est en plantant trois arbres

en terre rouge,

en mémoire vive,

en silence vrai?

Qui sont ces corps'

suspendus, vidés, sidérés,

sinon les nôtres à venir?

Qu'avons-nous à échanger?

Mais je laisse à la fin, pour la bonne bouche cet extrait d'un chapitre d'une Lettre à Oedipe:

Au bureau des archives du désert, l'intelligence d'un grain de sable vous

empêchera de dormir.

Alors, je prendrai acte de votre état d'éveil, le noterai au grand livre des

paroles délivrées.

Vous aurez exploré toutes les facultés de l'être tandis qu'une pierre aura

retenu son souffle, escomptant le baiser foudroyant d'une révolution

authentique.

On sort de cette poésie abasourdi d'avoir écouté une parole fulgurante, contemporaine, qui se bat contre ce que le temps recèle de vide et de mort.