Grynpas et la belgitude
Ce qui frappe [...] c'est l'expression d'un malaise quasi-métaphysique chez Pierre Mertens quand il parle de son pays. "Beaucoup d'entre nous subissent leurs modestes origines (belges) telle une circonstance aggravante du crime original d'exister..." Et de conclure:"nous n'aurions plus à rester dans ce pays, mais nous y pourrions rester aussi dans la mesure où il nous fait horreur..." Texte étonnant où Pierre Mertens joue simultanément sur deux plans. D'une part, il parle de la Belgique, du fait d'être belge avec une certaine aversion. A un Palestinien qui s'étonne (à juste titre de cette attitude), il aimerait répondre: "J'avais moins de raisons que lui de verser dans le nationalisme." D'autre part, dans la seconde partie de son article, l'ancien prix Victor Rossel s'applique à rêver de l'écrivain belge comme écrivain de nulle part. "Ni Belges honteux, ni Belges arrogants. N'ayant plus à affirmer de spécificité, il nous serait donné de courir toutes les aventures." Et de mettre les points sur les i. "Tant d'entre nous se sentent dispensés de partir pour trouver l'exil: ne l'ont-ils pas découvert d'emblée ici et maintenant! " Bref, on ne sait trop si l'auteur s'interroge sur la difficulté d'être belge, d'être écrivain belge... ou les deux à la fois. La haine de soi (comme celle des siens) n'exprime ni une attitude philosophique, ni une position politique. Elle est soit de la pose, soit la forme exacerbée d'une vanité qui n'a guère d'objet pour s'incarner et tourne alors à vide, désespérément. Mais ce texte est important parce qu'il est révélateur de plusieurs choses qu'on savait, mais qu'il faut sans se lasser répéter à haute voix. Il n'y a pas de raison sérieuse à magnifier le nationalisme d'outre-mer pour répudier le sien propre. Il y a d'autant moins de motifs de parler ainsi quand visiblement on semble ignorer les mutations essentielles que connaît actuellement la Belgique [...] Quel crédit peut-on accorder à l'écrivain Pierre Mertens si d'emblée son pays ne l'intéresse pas. De quel poids sont ses tristesses accordées aux seuls malheurs des antipodes, si les luttes de gens qu'il côtoye sont à des années-lumière de sa sensibilité. Ah! parlez-moi du renouveau québécois ou occitan, parlez-moi du drame palestinien et de celui des Africains de Namibie et des fusillés de Soweto. laissez-moi en tirer toutes les larmes de mon corps... mais la Belgique. Elle fait horreur. Toute la Belgique indistinctement, "racistement"? [...] Certains beaux esprits connaissent mieux l'équilibre des forces au sein de la gauche française qu'entre le MOC et le PSB. Ils savent ce qui se passe aux Etats-Unis et ignorent tout de la Flandre. Ils n'ignorent rien des justes combats qui s'épanouissent (si l'on peut dire) à des milliers de kilomètres. Mais de grâce ne les ennuyez pas avec le rassemblement des progressistes, le déclin de la Wallonie, le problème de Bruxelles. A nous les discours sur l'Univers puisque visiblement nous acceptons d'être sans l'ombre d'un pouvoir dans le seul lieu où, éventuellement, nous pourrions faire quelque chose. Ceux qui parlent ainsi ne sont pas des sots. Ils savent qu'il ne peuvent agir qu' "ici"... mais "ici" est haïssable, "ici" est sans intérêt, "ici" donc ils ne combattent pas. Qui croira qu'ils veulent en découdre ailleurs? Qui croira, donc, qu'ils ont à dire sérieusement quelque chose et sur "ici" ... et sur ailleurs?
Jérôme Grynpas
(in Notre Temps, 11 Novembre 1976, p.2 à propos du célèbre n° sur la belgitude de Les Nouvelles littéraires)