Une grammaire critique du français (de Marc Wilmet)

Toudi mensuel n°7-8, décembre 1997

Grammaire critique du français de Marc Wilmet (p. de couverture de la 5e édition de 2011)

Marc Wilmet souhaite implicitement que l'on lise comme un roman son ouvrage Grammaire critique du français (éd. Duculot, LLN, 1997, 672 pages, 1170 BEF)! Mais lire une grammaire, ce serait comme lire un dictionnaire ou un manuel technique? Pas nécessairement, car cette grammaire de Wilmet est une « grammaire critique » et non pas normative comme l'était celle du vieux Grevisse. Prenons l'exemple de la définition du nom propre. Spontanément, nous pourrions penser que le nom propre est attaché à une réalité singulière, Jemappes ou Socrate par exemple. Et il est vrai que, comme aiment à le dire les Jemappiens, « il n'y a qu'un Jemappes au monde « . Oui mais... « soleil » n'est pas un nom propre (même si dans Les yeux d'Elsa, texte qui a peut-être échappé à la sagacité de Marc Wilmet, on parle d'yeux « où tous les soleils sont venus s'y mirer » ) alors qu'il désigne une réalité singulière.

Qu'est-ce qu'une grammaire critique?

Comment s'en tire Marc Wilmet? Il distingue, à la suite de Saussure la langue (le patrimoine collectif tel que consigné dans les conversations, les enregistrements, les textes etc.) et la parole (l'exploitation de ce patrimoine par un individu). Le langage c'est la langue + la parole (Langage = Langue + Parole). La langue est elle-même un système de signes où il y a le signifiant (le mot « arbre » par exemple, avec ses cinq lettres, qui pourraient être « boom » en néerlandais, c'est arbitraire) et le signifié (les milliers de sortes d'arbres réels). On a la formule Signe = Signifiant + Signifié. Dans la « langue », le terme « Socrate » par exemple peut tout aussi bien viser un chien un homme, un auditoire de LLN etc. Dans le langage, non. Il y a un homme ou un chien ou un auditoire « propres » . Et en même temps diversifiés (Socrate est un grand philosophe ou un corrupteur de la jeunesse etc.) (voir cette discussion pp. 62-70) avec cette conclusion: « la dénomination (...) élabore, si l'on, veut, le noyau atomique de la signification du nom propre autour duquel gravitent (tels des électrons) une constellation de sèmes ad libitum compressible ou dilatable » . La distinction signifiant/signifié qui peut sembler « difficile » ou « prétentieuse » s'avère des plus utiles en sociologie. C'est sur cette distinction que repose le sens du mythe tel que Barthes l'a dégagé. Le signifiant « arbre » désigne arbitrairement ce qui lui correspond dans le langage (tel arbre, tous les arbres) et le lien entre le signifiant « arbre » et le signifié est arbitraire (puisque « tree » peut, dans une autre langue, désigner aussi les arbres). Au contraire, dans les mythes au sens de Barthes, la liaison entre le signifiant et le signifié paraît être une liaison causale (roi des belges et unité du pays serait un bon exemple).Marc Wilmet fait mourir les articles! Effectivement, il montre bien qu'un article n'est qu'un adjectif qui s'ignore. C eux qui ont fait des humanités classiques se souviendront de leur étonnement face au latin, langue « ancienne » , où il n'y a pas d'article (au sens où on l'entend dans la grammaire classique) et le grec où il réapparaît. En fait, grec, latin ou français ont tous des adjectifs (voyez la discussion pp 88-91).

On voit tout l'intérêt d'une discussion comme celle sur les noms propres pour la réflexion philosophique par exemple, la critique littéraire (on a cité Aragon et ses « soleils »). Mais on pourrait tout aussi bien pointer la vie pratique. Il est intéressant d'écrire parfois « Wallon » avec ou sans majuscule, selon qu'il est pris comme adjectif ou comme nom propre. La langue française, contrairement aux langues slaves, n'a qu'un mot pour désigner l'habitant du pays, « Wallon ». De sorte que le Manifeste pour la culture wallonne était d'emblée en harmonie avec sa langue, le français, en décrétant qu'est « wallon » toute personne habitant en Wallonie. On a remarqué en passant que le mot « toute » a été mis au féminin alors que c'est un adverbe et qu'on définit parfois les adverbes comme des « invariables ». Mais on vient de voir qu'ils ne le sont pas tous. Et de plus, malgré les apparences, les « ad-verbes » ne sont pas liés nécessairement au verbe .

Une originalité: l'imparfait

Lisons cette phrase de Boris Vian: « La locomotive poussa un cri strident. Le mécanicien comprit que le frein la serrait trop fort et tourna la manivelle dans le bon sens, pendant qu'un homme à caquette blanche sifflait à son tour pour avoir le dernier mot. Le train s'ébranla lentement. La gare était humide et sombre et il n'aimait pas y rester. » Pour un francophone, le passage du passé simple à l'imparfait semble naturel. Mais les Anglais ou les Flamands qui ne connaissent qu'un seul temps pour désigner le passé (du moins quand il est, disons, « simple »), « reviennent » écrit Marc Wilmet « périodiquement, papillons fascinés, se brûler à la flamme des passés français. La recherche doit beaucoup à leur opiniâtreté » (p.400). Il faut lire toute la discussion sur l'emploi du verbe, sa conjugaison pour se rendre compte que la grammaire profonde, au-delà de la grammaire normative parfois difficile (les accords du participe passé par exemple), est d'une fantastique subtilité, mais que les locuteurs les plus simples saisissent d'emblée (comme la distinction entre « un homme grand » et « un grand homme »). Marc Wilmet note, non sans s'amuser, que l'imparfait ludique est né en Wallonie (« On disait que tu étais un Indien ») qui serait la forme populaire du conditionnel: « On aurait un oncle et il s'appellerait Victor » (p.390) mais l'imparfait ludique décrète tandis que le conditionnel « quête une approbation » (ibidem). Un peu plus loin, Wilmet tord le cou aux blagues françaises qui se moquent de notre emploi du mot « savoir » pour « pouvoir » . En fait les deux significations s'interpénètrent et d'ailleurs les Français du Nord font comme nous , ou Aragon, derechef (« il ne sait plus prier » dans Les Communistes).Pour en finir avec la différence entre grammaire critique et normative, signalons le passage sur les pronoms essentiels (p. 275): on peut noter que la première personne l'emporte sur la deuxième et la deuxième sur la troisième (« Lui et moi, nous partons », « Lui et toi, vous partez»). Mais il ne s'agit pas là d'une règle arbitraire, comme celle du le masculin l'emportant sur le féminin comme dans la phrase « Elle et lui sont beaux », mais d'une logique profonde.

La phrase, les pronoms, le texte

C'est dans les réflexions consacrées à la phrase que la différence entre " grammaire critique " et « grammaire normative » peut le mieux se comprendre. Par exemple la phrase « Terre la du autour soleil tourne » n'est pas française. C'est sans doute la seule fois dans ce livre que l'on peut lire: ceci n'est pas français. Alors que cet ordre policier abonde dans nos grammaires classiques. Le purisme a empoisonné toute notre existence en français depuis des générations, et pas seulement en Wallonie! On songe ici aux réflexions que nous avait confiées J-M Klinkenberg (voir TOUDI annuel n° 3 sous le titre malheureusement mal adapté (par nous) « Pour en finir avec le beau langage » et qui aurait dû être « Cette langue est à vous »): ne nous laissons pas arrêter par les règles, inventons le français. Ce qui ne signifie pas qu'on, puisse faire n'importe quoi comme « Terre la du autour soleil tourne » le prouve. Même si la distinction entre « illocutoire » et « perlocutoire » semble difficile, elle est, elle aussi, fondamentale pour une approche de la langue au sens profond. M. Wilmet explique bien la différence entre les deux. Nous le citons en entier; « P. ex Il pleut = " je dis qu'il pleut " (illocutoire) + " je vous conseille de ne pas sortir ", ou " c'est le moment de partir à la pêche ", ou " ma représentation en plein air est compromise " (perlocutoire) " » (p.441). M.Wilmet termine sa grammaire au moment de rentrer dans l'ensemble de phrases qu'est le texte, «extrapolation de la phrase » (p.582).

La discussion sur les pronoms est exemplaire: on peut en citer la conclusion pour faire sentir tout l'intérêt de ce livre: « (1) Certains pronoms accidentels - l'un, chacun, quelqu'un, celui... - dénaturent trop les déterminants auxquels ils se rattachent pour être considérés comme des déterminants sans nom. (2) Les pronoms essentiels appartiennent à une série fermée. Ils se distinguent en outre des noms par les personnes 1 et 2 de je, tu, nous, vous, par des contraintes fonctionnelles (que exclu de la fonction sujet, on limité à la fonction sujet, je et me se partageant les fonctions de sujet et d'objet, etc.), par l'absence de quantifiant et par des complémentarisations spéciales: un bel objet neuf > quelque chose DE beau/neuf... » (p.277).

La grammaire n'est pas arbitraire, c'est une science, une science de l'esprit ou une science humaine. Ces distinctions ne sont pas sans intérêt. Il y a une mode qui tend à déconsidérer les « littéraires ». J-M Ferry l'a bien noté: le critique littéraire souhaite être pris pour un sociologue et le sociologue aime à être considéré comme un économiste (l'économie tendant plus que la sociologie - selon cette mode ou cette apparence - vers la scientificité des sciences dures ou pures, chimie, physique etc.). Or, c'est inexact, il y a une intelligibilité propre à la critique littéraire, à la grammaire, à la rhétorique. Aucune des sciences humaines ne peut se passer vraiment de la grammaire qui est peut-être l'une des choses les plus universelles qui soient tout en se particularisant dans les langues, langues à la fois concrètes et particulières, universelles et générales. 1

  1. 1. L'ouvrage comporte un index des thèmes traités, ce qui le rend aussi très pratique. »