Les identités territoriales au 21e siècle:moteur d'émancipation ou facteur de repli?
Il nous arrive fréquemment de devoir recourir à des concepts sans pouvoir les définir avec précision. De même, l'actualité médiatique nous assomme de termes qui ne sont pas davantage maîtrisés. Parmi eux figure la notion d'identité", souvent accompagnée de vocables comme « nation », « nationalisme », « ethnique », voire « intégrisme ».
Si nous les maîtrisons mal, certains aspects de la réalité qu'ils traduisent ne nous échappent pas. Nous y avons par exemple recours pour saluer la défense de cultures menacées et la revitalisation de dialectes ou de patrimoines en voie de disparition. Nous en usons également pour dénoncer le sang qui coule au nom de l'intérêt prétendument jugé supérieur d'un peuple. C'est qu'il s'agit de cultiver, avec vigilance, la mémoire de ces massacres et de ces génocides que l'humanisme réprouve totalement.
Les praticiens de la science politique tentent d'expliquer ces comportements collectifs; ils nous éclairent sur le risque de les voir se reproduire. Mais ces mêmes spécialistes éprouvent aussi des difficultés à définir des concepts recouvrant des réalités pourtant fortes. Et il nous faut comme pour certains d'entre eux assumer des reproches d'occidentalo-centrisme.
Vouloir résoudre en quelques minutes des problèmes de définition où s'épuisent des querelles d'écoles serait aussi impossible que présomptueux. Il serait par contre malheureux de ne pas chercher à appréhender la richesse de l'identité en faisant fi des approches, aussi hésitantes soient-elles, et des paradoxes, aussi déroutants soient-ils, que nous livrent les spécialistes de ces questions.
Un enjeu crucial s'impose en effet, qui est de se pencher sur les atouts et les dangers que présentent les identités territoriales dans un monde qu'elles bouleversent et qui les bouleverse.
Deux exemples d'identités territoriales fortuitement observés sur le continent américain permettent de dégager une triple approche de la notion d'identité.
Le premier vient du Québec. Il montre que l'affirmation d'une identité collective initialement brimée s'est réalisée avec succès pour finalement subir une situation de non recevoir. Citons, à cet égard, l'analyse que l'historien québécois Jocelyn Létourneau a soumise à la commission sur l'avenir politique et institutionnel du Québec : « Au vaincu de 1760, au catholique soumis et peu instruit, au travailleur pauvre qui doit apprendre l'anglais pour sortir de son milieu - lesquels s'opposaient au conquérant anglais imbu de sa supériorité, au protestant instruit, au patron sans scrupule et au minoritaire choyé abusant de la tolérance de la minorité - se substitue une nouvelle figure identitaire, l'image d'une société fière, dynamique, libre, ouverte, pluraliste, généreuse, confiante que les succès connus depuis 1960 seront les garants de ceux à venir. »
Or, depuis 1960, le Québec a vu ses revendications autonomistes successives buter devant l'intransigeance canadienne. Il résiste à la tentation du repli, en dépit de réflexes tels que cette anecdote : la chanteuse Céline Dion, à qui il arrive pourtant de chanter en anglais, a refusé en 1990 le trophée "Félix" de l'artiste anglophone de l'année, non pas parce qu'elle était francophone mais, a-t-elle dit, québécoise. 1.
Le second exemple, celui des Haïtiens immigrés à New York, illustre la stratégie simultanée de maintien et d'intégration d'une communauté. La première génération opte pour une assimilation cultivant, par un type de peau distinct, la différence à l'égard des Noirs américains et cherche ainsi à échapper à la relégation sociale.
Poursuivant le même objectif, la seconde vague d'immigration choisit d'arborer deux autres éléments les distinguant des Noirs américains : l'affirmation haïtienne et le recours à la langue française. Toutefois, cette seconde marque d'identité subit une dévalorisation sociale sous l'effet conjugué de deux facteurs : le naufrage des boat people haïtiens sur les côtes de Floride et leur incorporation dans les « groupes à risque », sur le plan du sida. Cette expression de l'identité est alors refoulée et laisse la place à une identité transnationale caraïbienne exploitant le fait que New York est devenue, grâce à l'immigration, la première ville caraïbienne du monde 2
La première approche de l'identité qu'inspirent ces exemples tient en un paradoxe : c'est parce que l'identité est figée qu'elle peut se mettre en mouvement.
Son caractère figé repose sur des traits souvent objectivables et originels : l'hérédité, la langue, la culture, la religion,... Celui qui se réclame de cette identité trouve en ces traits objectivables un support collectif. Or, le mouvement qui a motivé l'ambition d'affirmation québécoise ou qui matérialise cette double stratégie d'intégration et de défense haïtienne se réalise à la faveur d'un sentiment d'appartenance à une collectivité parfois bien éloignée de ses traits originels. L'évolution d'une identité tire donc sa force d'un imaginaire figé dont chacun a conscience d'être un dépositaire.
Elle peut soutenir une émancipation comme elle peut forcer un repli.
La deuxième approche, liée à la première, pose que l'identité ne peut se maintenir qu'à la condition de trouver des voies originales d'adaptation.
La trajectoire de la collectivité haïtienne est, à cet égard, très éloquente. là encore, il y a paradoxe: des traits stables coexistent avec des significations très variables qui fluctuent selon les conjonctures. Relevons aussi, par exemple, qu'être français ne signifie pas la même chose aux yeux d'un intellectuel pacifiste ou d'un officier baroudeur; cela ne se vit pas de la même façon en France ou à l'étranger, dans une conjoncture favorable ou en cas de conflit international 3.
Le rapport qu'entretient l'identité avec la durée impose donc de recycler la référence qu'elle fait au passé pour fonder un sentiment d'appartenance. Dans cet ordre d'idées, la science politique a pu démonter des mécanismes d'invention de la tradition 4.L'invention totalement artificielle d'une langue basque standard il y a près de deux siècles a soutenu la vitalité d'une identité basque jusqu'aujourd'hui, même si les conditions de sa reconnaissance oscillent entre la pratique culturelle pacifique (activités scéniques de Bayonne) et le repli terroriste du versant pyrénéen espagnol. Fort de sa violence dite "légitime", l'État espagnol continue de refuser selon une tradition ancrée dans le franquisme ce que la République Française a reconnu avec sa législation relative aux langues minoritaires 5.
Retenons de cette seconde approche que la force mobilisatrice du passé commun contient selon ses contextes d'affirmation autant un risque d'entrave conduisant au repli forcé qu'un capital de référence à faire fructifier dans une destinée commune ouverte.
La troisième approche de l'identité est fondée sur le constat de l'interaction permanente. L'identité n'a de sens que parce qu'elle est proclamée par les uns et reconnue par les autres. Chacune et chacun se trouvent donc au cœur d'une logique d'assignation 6. Pour le dire plus simplement, chaque collectivité est affublée d'une étiquette par d'autres collectivités. En enfermant des groupes d'individus dans des catégories, on les oblige à s'assimiler à un nouvel univers - parfois avec succès comme dans le cas québécois - ou on leur impose le refus d'endosser une identité parfois dévalorisante - les Haïtiens y sont parvenus.
En résumé, en matière d'identité, « rien n'est inné et rien n'est acquis » 7 Vivre une identité collective, c'est faire un choix, conscient ou non. Les identités sont appelées à vivre aujourd'hui dans une conjoncture internationale accentuée. La révolution des technologies de la communication, la structuration de l'implantation de multinationales, la prise de conscience progressive d'enjeux environnementaux planétaires, la maturation d'une décolonisation politique assortie d'une recolonisation économique, la persistance de vitalités religieuses, l'implantation d'une culture médiatique commune sportive (la Coupe du Monde) ou consumériste (l'emblème Coca Cola universellement identifié), l'élargissement de l'espace économique pourtant déjà structuré en grands marchés supranationaux, l'efflorescence de flux migratoires, sont autant de traits de ce visage actuel que l'on nomme « mondialisation ».
Sur le plan de l'identité, la disparition des deux blocs a simultanément favorisé la mondialisation et fait resurgir sur la carte des nations disparues parfois depuis des décennies. Les frontières prolifèrent alors même que la mondialisation progresse 8.
Force est de constater que, depuis quatre siècles, des identités collectives s'affirment alors que des barrières s'effondrent. L'histoire nous enseigne que les époques qui ont vu se multiplier les échanges ont toujours été celles au cours des quelles les revendications nationales ont connu un élan incontestable. L'invention de l'imprimerie se conjugue avec l'apparition des grands Etats européens modernes. Deux siècles plus tard, la révolution industrielle coïncide avec l'émergence de nouveaux Etats dans l'ancien Empire ottoman (Serbie, Croatie, Roumanie, Bulgarie) et, ensuite, sur les ruines de l'Empire austro-hongrois. L'avènement progressif de la société de masse se déroule sur fond de décolonisation.
Mon propos, dès lors, sera de considérer la mondialisation sous l'angle d'un concert des nations qui fait résonner une cacophonie d'identités territoriales nationales ou infra-nationales.
Cette mondialisation présente aux identités collectives des perspectives nouvelles ou des défis inédits en ce sens qu'elle renouvelle fondamentalement le rapport entre l'espace, la culture et l'économie.
L'avènement de la mondialisation impose à l'espace de résister à l'accélération du temps. Plus l'espace est aboli par des réseaux de communication denses et rapides, plus les lieux concrets gagnent en importance. Quartiers, villes, régions forment la trame des territoires de proximité que le mouvement de mondialisation vient renforcer.
Puisque le temps se rétrécit sous l'effet d'une uniformisation technologique, l'espace devient un outil pour briser cette envahissante uniformisation. Un premier paradoxe se trouve confirmé : comme le temps permet le mouvement, l'espace permet d'être figé. Rappelons-nous également ce second paradoxe : l'espace offre une voie originale d'adaptation à la modernisation. Il permet une identité collective de maintenir un sentiment d'appartenance stable, alors que les progrès technologiques risquent de démontrer son caractère désuet.
Le nationalisme a parfois bien saisi l'intérêt d'une importance accrue accordée à l'espace. E. Gellner le définit comme « un principe qui affirme que l'unité politique et l'unité nationale doivent être congruentes »; sa « légitimité politique (...) exige que les limites ethniques coïncident avec les limites politiques » 9. Une application « douce » de ce mécanisme nous est familière : qui n'a jamais entendu un dirigeant flamand affirmer que « la frontière linguistique est une frontière politique »? Mais ce principe se décline parfois sur un mode « aigu ». Le développement d'identités nationales dans des États récemment apparus ou réapparus a, en effet, instrumentalisé l'espace de manière criminelle; c'est là toute la logique tragique de l'épuration ethnique. Par ailleurs, l'espace peut également répondre à cette nécessite, pour une identité collective, de s'inscrire dans la durée. Il lui fournit de quoi intégrer les transformations récentes. Les spécialistes de la restauration de patrimoine ont, par exemple, pu l'expérimenter : « dans le processus de restauration, c'est moins en effet le maintien des choses en l'État qui est en jeu que la construction d'une relation nouvelle à des objets tenus tout à la fois pour indices du passé et garants de l'authentique au sein d'un présent qui s'en éloigne à chaque instant de manière plus radicale » 10 . À cet égard, l'installation d'outils technologiques modernes dans d'anciens sites industriels est une pratique fréquente et une réussite.
Venons-en à la culture. Le monde est un foisonnement de cultures. Chacune d'elles vit, prospère ou décline au gré de ses contacts avec les autres. La mondialisation tente, avec un succès très relatif, de diffuser une culture mondiale. Elle incite, par contre, les cultures particulières à se fragmenter. Ainsi, dans le cas du Québec, la mondialisation va de pair avec l'affirmation ou la résurgence d'autres cultures, féministes ou amérindiennes notamment, qui se télescopent parfois avec la culture québécoise dominante. Notons à cet égard que le Gouvernement québécois reconnaît depuis peu à des tribus indiennes la propriété de leur sol, les associant à l'exploitation de ces territoires de plusieurs milliers de Km2. Il n'est pas inintéressant d'évoquer au passage le cas des banlieues, lequel se situe à l'intersection de l'espace et de la culture. La banlieue est à la fois ce territoire de proximité dont l'importance va grandissant et le lieu d'une fragmentation culturelle qui repose sur la cohabitation entre immigrés et autochtones. Les banlieues génèrent progressivement leur propre culture, dont le rap est peut-être devenu le mode d'expression emblématique. On mesure ainsi la nécessité, pour les autorités publiques, d'encourager des modes d'expression culturelle de ce type, car ils constituent aujourd'hui une des rares issues positives et intégratrices pour ces espaces de vie difficiles. Les cultures sont également conditionnées pour justifier ou, inversement, mettre en cause ces communautés de destin articulées aux États que sont les nations. Elles procèdent alors souvent en liaison avec l'évolution économique. inventée par la ligue du Nord, la Padanie chère à Umberto Bossi n'a pas d'autre mission que de légitimer un repli égoïste sur une aire économique privilégiée et d'alimenter de la sorte la mise en cause de la nation italienne.
En résumé, la culture répond adéquatement à cette nécessité, déjà observée, de recycler les fondements d'un sentiment d'appartenance à une collectivité.
Sur le plan économique, la mondialisation confirme le diagnostic de Karl Marx, pour qui la création d'un marché mondial est la finalité ultime du capitalisme. Elle infirme, par contre, le pronostic marxiste de son écroulement. Dans sa course sans fin, le capitalisme atteint le cap mondial en cherchant des bases d'expansion nouvelles. Les zones économiques spéciales, les paradis fiscaux, les zones franches deviennent ainsi autant de lieux dont il a impérativement besoin pour se mondialiser réellement. Du coup, les opérateurs économiques développent des stratégies d'investissement dans des zones restreintes parce que leur taille réduite nécessite une adaptation permanente aux évolutions de la compétition internationale. Avec un marché intérieur étroit, les régions n'ont en effet pas d'autres choix que d'avoir une économie ouverte, pleinement intégrée dans les échanges mondiaux.
La valorisation de l'espace, l'instrumentalisation de la culture et la réponse au nouveau défi capitaliste peut alors alimenter des sursauts nationalistes ou renouveler une forme d'expansion de l'identité collective : le régionalisme. En Europe occidentale, les exemples les plus spectaculaires se situent en Flandre, en Catalogne ou dans le Nord italien. Plus largement, l'exacerbation de l'appartenance à une collectivité, qu'elle soit d'émanation religieuse (intégrisme), nationale (nationalisme) voire environnementaliste, suscite de nouveaux défis.
La question se pose alors de savoir ce que nous réservent ces identités collectives.
Elles sont tout autant capables d'enrichir de leur singularité le patrimoine culturel et l'héritage humaniste mondiaux que de provoquer des débordements sanglants.
En l'absence d'une réponse tenant d'une recette miracle, deux exigences d'adaptation démocratique méritent d'être esquissées. Situons-les dans la perspective de cet appel au renforcement démocratique lancé par le PNUD dans son rapport 2002.
Sur fond de crise du Welfare State pour certains d'entre eux, les États ne parviennent plus à rester les seuls garants du respect des droits démocratiques. Ils sont tiraillés entre des identités collectives internes antagonistes et affaiblis par les grands marchés supranationaux. Désormais, leur rôle de garant démocratique doit être davantage connecté à d'autres structures ou dispositions tout aussi légitimes, locales et internationales. Au plan local, des instances encore embryonnaires telle que le Comité européen des Régions ou la visionnaire Convention-Cadre sur la protection des minorités doivent fournir des appuis nouveaux à la puissance publique. Dans sa dimension internationale, le respect des droits démocratiques ne pourra reposer sur une vision dichotomique opposant l'Empire du « bien » à celui du « mal ». Des instances telles que la francophonie en ce qu'elle actionne le levier culturel pour œuvrer au développement socio-économique ou le mouvement encore à structurer de l'altermondialisation offrent des perspectives de contrepoids démocratique.
L'inégalité et, a contrario, le vieux principe d'égalité hérité de la révolution française, se déclinent aujourd'hui de plus en plus selon le bon vouloir de la « main invisible » du marché. Un élargissement de la démocratie est indispensable, ici au plan économique. L'égalité doit en outre trouver matière à s'appliquer parmi les identités collectives et entre les différences culturelles.Seule la démocratie les transcende au nom d'une citoyenneté universelle qui se bâtit à chaque extension du droit de suffrage.
Avec le renforcement de la démocratie, avec son élargissement, les conditions d'une nouvelle harmonie sociale entre les identités collectives se trouveront peut-être réunies. Mais c'est aux individus qu'il appartiendra de les remplir, au nom de la fraternité.
Plus que jamais, une vieille devise prend tout son sens : Liberté, Égalité, Fraternité!
- 1. J. LETOURNEAU, L'historiographie comme miroir écho et récit de nous autres, documents du CELAT, s.l., 1993, p. 31 et S. SALEE, La mondialisation et la construction de l'identitÈ au Québec, dans M/ ELBAZ, A. FORTIN, A. LAFOREST, Les frontières de l'identité. Modernité et postmodernisme au Québec, les Saintes Foy - Paris, Presses de l'Université de Laval - l'Harmattant, 1996, p. 117.
- 2. ) F. MORIN, Des Haïtiens à New York. De la visibilité linguistique à la construction d'une identitÈ caraïbienne, dans J. SIMON et BAROUH et P-J. SIMON (sous la dir.), Les étrangers dans la ville, Paris, l'Harmattan, 1990, pp. 340-355.
- 3. Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris, 2e édition, Armand Collin, p. 124.
- 4. E. HOBSBAWN et T. RANGER, The invention of tradition, Cambridge.
- 5. T. HEGUY, Langues et cultures basques : un avenir entrouvert, dans J-P. SAEZ (sous la dir.), Identités, cultures et territoires, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, pp.231-240.
- 6. P. BOURDIEU, L'identité et la représentation, dans Actes de la recherche en sciences sociales, 35, 1980
- 7. A. GROSSER, Les identités difficiles, Paris, Presse de sciences-po, 1996.
- 8. A. DIECKHOFF, La nation dans tous ses États. Les identités nationales en mouvement, Paris, Flammarion, 2000, p. 23.
- 9. E. GELLNER, Nations et nationalismes, Paris, Payot, 1989, pp. 11-12.
- 10. ) D. POULOT, Ce que restaurer le patrimoine veut dire, dans (...) identités, cultures et territoires (...), p. 194.