L'insurrection irlandaise de Pâques 1916 et tout ce qui s'ensuit...

Toudi mensuel n°71, mai-juillet 2006

Il y a une vingtaine d'années, l'historien irlando-australien Oliver Mac Donagh qualifiait l'insurrection irlandaise de Pâques 1916 d'acte symbolisant la suprématie du geste, « la rébellion est une tragédie rejouée par chaque génération successive, elle est plus signifiante comme geste héroïque que comme acte effectif. » Il y a quelques semaines, pour la première fois depuis longtemps, les autorités de la République d'Irlande commémoraient officiellement l'anniversaire du soulèvement d'une poignée de poètes, de syndicalistes et de républicains. Le présent article ne reviendra pas sur les détails de cet événement historique, pour cela je renvoie à mon article publié dans République lors du quatre-vingtième anniversaire de celui-ci, mais se penchera plutôt sur la mémoire « renouvelée » des Pâques sanglantes dans l'Irlande de 2006.

Des zones d'ombre subsistent

Avant d'examiner les commémorations de 2006, nous aimerions brièvement évoquer l'événement 1916 en tant que tel. Nonante ans après, il conserve encore une grande partie de ses zones d'ombres, la découverte de nouvelles sources paraissant peu probable. L'ouverture au public en 2001 par les archives nationales britanniques des comptes rendus des jugements en cour martiale des dirigeants de 1916 montrent à quel point les autorités britanniques étaient ignorantes des préparatifs de l'insurrection et que son objectif n'étaient pas de découvrir les tenants et aboutissants de celle-ci, mais bien de frapper massivement, fortement et rapidement. À la fin des années 40, le bureau d'histoire militaire de la République d'Irlande interrogea un grand nombre des survivants actifs dans la « guerre d'indépendance » entre 1916 et 1923, ses témoignages accessibles depuis 2000 ne permettent pas réellement d'éclairer la conception et l'exécution du soulèvement. Il est probable que les deux véritables initiateurs et planificateurs de 1916, Thomas Clarke et Sean Mac Diarmada ont emporté dans la tombe leurs secrets. Pourquoi avoir choisi le grand hôtel des postes (GPO) de Dublin comme quartier-général ? Existait-il un plan global couvrant l'ensemble de l'Irlande ? Les plans initiaux ont-ils été largement modifiés par la destruction du cargo allemand rempli d'armes et de munitions l'avant-veille de Pâques ? Quel était le niveau de contrôle des irish volunteers par l'IRB1? Est-ce que l'ensemble de l'IRB était au courant des agissements de Clarke et Mac Diarmada ? Comment le dirigeant syndical et socialiste James Connolly fut-il impliqué dans les préparatifs ? Cette conspiration au sein d'une conspiration conservera sans doute pour toujours une partie de ses mystères, mais il est significatif qu'à l'approche du nonantième anniversaire, se soit produit un renouvellement du débat historique sur 1916. En premier lieu, des figures de premier plan jusqu'ici peu étudiées comme Eamonn Ceannt et Mac Diarmada font enfin l'objet de biographies modernes et aussi complètes que possible malgré le peu de sources disponibles vu les activités essentiellement secrètes de celles-ci. Une nouvelle biographie de Connolly, la première depuis 40 ans, vient d'être publiée. Les combats en dehors de Dublin sont examinés, l'analyse de l'opinion publique pendant et après le soulèvement est affinée, sa réaction supposée majoritairement hostile étant de plus en plus contestée, les nouvelles sources évoquées ci-dessus ont déjà été exploitées par certains auteurs. Les historiens essaient à nouveau d'interpréter 1916 et l'on constate que la thèse longtemps dominante d'un soulèvement romantique, d'un sacrifice sanglant pour sauver ou régénérer l'honneur de la nation irlandaise est de moins en moins prépondérante. L'historien britannique Martin Williams a sans doute raison lorsqu'il écrit que les thèmes abordés par les trois poètes de 1916 (Pearse, Mac Donagh, Plunkett) « n'ont pas dû directement influencer de nombreuses personnes à prendre les armes, mais leur tons et leur style donnèrent une qualité épique à l'ensemble de la lutte nationale2» L'insurrection de 1916 apparaît comme un tournant ou un catalyseur dans le processus de modernisation de la société irlandaise depuis la grande famine de 1845 (alphabétisation et anglicisation, constitution d'une classe de petits propriétaires-exploitants dans les campagnes et d'une petite-bourgeoise éduquée dans les villes, etc.) Sans l'insurrection de 1916, le Sinn Fein ne serait pas apparu comme le principal représentant de la sensibilité « nationaliste » au printemps 1918 lorsque les Britanniques voulurent étendre la conscription à l'Irlande, ce qui mena à son succès aux élections générales de décembre 1918. Sans les Pâques sanglantes, il est possible que l'Irlande serait restée au sein du Royaume-Uni avec un degré plus ou moins étendu d'autonomie interne, toutefois l'étendue de la répression dans les semaines qui suivirent le soulèvement fut interprété par l'opinion publique irlandaise comme la démonstration que l'intégration au sein de la société britannique ne serait jamais complète et qu'ils ne seraient jamais des citoyens comme les autres Britanniques. L'autonomie interne défendue depuis 30 ans fut dès lors considérée comme dépassée ou caduque, la souveraineté ou la séparation était désormais à l'ordre du jour, le débat politique tournerait désormais autour de cette notion jusqu'à nos jours et ce tant en République d'Irlande qu'en Irlande du Nord...

Une politique mémorielle

Le nonantième anniversaire du soulèvement de 1916 est un événement particulier car il est probablement le premier depuis la création de l'Etat libre d'Irlande en 1922 qui se déroule dans un État où la lutte armée « républicaine » semble définitivement marginalisée dans la vie politique irlandaise. Bien que quelques groupes dissidents soient encore faiblement actifs, l'écrasante majorité de l'IRA a non seulement déclaré un cessez-le-feu illimité, mais a aussi dans le courant de l'été 2005, pour la première fois dans sa longue histoire qui a débuté en 1916, mis hors d'usage son arsenal militaire constitué depuis trente ans. Si l'on excepte les commémorations officielles du cinquantième anniversaire en 1966 sur lesquelles nous reviendrons, le fait que le Sinn Fein, seul parti politique (avec les travaillistes) déjà actif en 1916, préfère désormais le bulletin de vote au fusil-mitrailleur a permis aux autorités de la République de commémorer l'événement sans aucune ambiguïté apparente ou crainte de cautionner indirectement ceux qui se déclarent les seuls héritiers légitimes des insurgés de 1916. Pour la première fois depuis 1966, c'est l'État irlandais et non plus les partis et groupes paramilitaires issus de la tradition républicaine qui prit possession de la mémoire de 1916 et qui voulu conférer à cet événement un sens fort de cohésion nationale. 1916 (re)trouve ainsi sa fonction de mythe mobilisateur de la nation irlandaise, le grand hôtel des postes de Dublin, quartier-général des rebelles, étant consacré lieu de mémoire du peuple irlandais. 1916 cesse d'être le patrimoine exclusif de la tradition républicaine et devient finalement celui d'une nation indépendante et souveraine, ouverte sur le monde et enfin réconciliée et en paix avec elle-même.

Cette mémoire « consensuelle » de 1916 a aussi été favorisée pour l'énorme croissance économique qu'a connu la République depuis quinze ans. Cette prospérité réelle donne en quelque sorte raison à titre posthume aux rebelles de 1916 et au texte de la déclaration d'indépendance pour qui la rupture du lien avec le Royaume-Uni était la condition première « pour assurer le bonheur et la prospérité de toute la nation et de toutes ses composantes. » C'est cette même déclaration d'indépendance que les cérémonies officielles ont voulu mettre en avant comme, en quelque sorte, un ensemble de « valeurs » fondatrices et signifiantes pour une société qui a connu des bouleversements considérables en une génération. Quoi de plus mobilisateur que ces idéaux toujours à atteindre pour l'Irlande prospère, sécularisée et européenne qui a supplanté l'Irlande « devalérienne » catholique, frugale et isolationniste ? Pour la première fois de son histoire, l'Irlande est devenue une terre d'immigration, l'ouverture de son marché du travail aux nouveaux États membres de l'UE a attiré des dizaines de milliers de polonais, Lituaniens, Slovaques mais aussi des Chinois, des Vietnamiens, etc. Dans ce contexte, l'appel des insurgés au rayonnement de l'Irlande parmi les autres nations et la volonté d'assurer des droits égaux pour tous les citoyens prend une signification renouvelée, le tigre celtique ayant accentué ou creusé les inégalités sociales au sein de la société irlandaise.

C'est d'ailleurs là qu'un parallèle avec les commémorations du cinquantième anniversaire est intéressant. L'Irlande de 1966 était encore dirigée par des anciens combattants de 1916, Sean Lemass était à la tête d'un gouvernement où étaient encore actifs d'autres vétérans, De Valera occupait encore la présidence de la République à l'âge de 84 ans. Le gouvernement Lemass, dans sa volonté de modernisation et d'ouverture extérieure (envoi de casques bleus au Congo, accord de libre-échange avec le Royaume-Uni, etc.) de la société irlandaise, voulu faire de cet anniversaire un moment de réflexion de la nation toute entière, en particulier de sa jeunesse, sur le chemin parcouru depuis l'indépendance, mais surtout sur le chemin futur qu'il restait à faire pour notamment accéder à la CEE. Sean Lemass (comme son successeur Bertie Ahern quarante ans plus tard), était conscient du besoin de modeler ces commémorations dans une forme utile ou servant les besoins de l'Irlande contemporaine. Bien sur, cette interprétation des événements ne vaut pas pour l'Irlande du Nord toujours sous souveraineté britannique et dont les antagonismes « nationaux » bloquent toujours la vie politique et sociale. Les commémorations du cinquantième anniversaire tolérées par le gouvernement unioniste de l'époque avaient marqué le réveil de la minorité catholique du nord et donc de l'esprit de siège de la majorité protestante, l'UVF plus important groupe paramilitaire protestant faisant cette même année ses premières victimes. Pour les protestants, la seule mémoire historique qui se devait d'être officiellement célébrée, c'était le cinquantième anniversaire de la bataille de la Somme qui vit en juillet 1916, les membres de la première UVF intégré dans la 35th Ulster Division de l'armée impériale britannique décimés par les mitrailleuses allemandes.

L'engrenage qui allait conduire à l'embrassement général de l'été 1969 venait de s'enclencher.

Nous recommandons vivement la lecture du numéro de mars/avril 2006 ( VOL 14, N°2) de la revue History Ireland presque exclusivement dédiée aux événements de 1916. Commande possible via www.historyireland.com ou en téléphonant au +353 1 2765221

  1. 1. L'Irish republican Brotherhood ou fenians était une société secrète de type conspirationniste créée en 1858 sur le modèle de la charbonnerie, du blanquisme et des sociétés secrètes agraires et urbaines nées en Irlande au XVIIIe siècle.
  2. 2. M. Williams « Ancient mythology and revolutionary ideology in Ireland, 1878-1916 », The Historical Journal, Vol 28 (1983), N°2, P 307 et s.