La "politique" de Philippe Maystadt

Toudi mensuel n°12, juin-juillet 1998

La religion est le coeur d'un monde sans coeur, l'esprit d'un monde sans esprit. (Marx)

Pour la première fois dans l'histoire du monde, l'Argent est seul en face de l'esprit. (Péguy)

Avant que Le Vif n'en parle, nous savions la rumeur qui veut que le roi lui-même aurait demandé à Ph. Maystadt de devenir président du PSC. Rumeur peu fondée. Mais révélatrice. La Belgique a toujours vécu sur l'axe du catholicisme de parti. Ph. Maystadt est peut-être capable, en sauvant le PSC, de sauver une particratie qui a aidé puissamment au déclin wallon (sans relais catholique wallon, la stratégie CVP est impossible: voir F.André (TOUDI n°11) et plus loin La Revue Nouvelle). Il a une image progressiste alors qu'il est le produit le plus pur du conservatisme belge comme relais (objectif) du CVP en Wallonie et de cette Pensée unique qui jette l'Europe hors de toute civilisation. J'ai rencontré trois ou quatre fois Ph. Maystadt à des époques différentes. Ces rencontres m'ont éclairé sur l'abjection d'un système qui abuse tant de monde, en suscitant des personnages comme celui-ci.

Mensonge sur la dette

La Nouvelle Gazette analyse la dette publique en 1996 en en rendant responsables les politiciens des années 70. Ce journal populaire reflète les naïvetés qui fondent le prestige d'un Maystadt. Car le vrai «dérapage» budgétaire date d'après 77. Jusqu'alors l'État s'endettait tout autant, comptant sur la croissance et les rentrées fiscales qu'elle implique pour rembourser. Le ralentissement de la croissance a grippé cette mécanique. Ne pouvant plus compter sur cette croissance forte, l'État, pour régler ses créanciers, a réduit ses dépenses (investissements, allocations sociales), semant peu à peu faillites et misère. La richesse globale de la Belgique augmente, mais pour les seuls riches qui perçoivent au passage les intérêts d'une dette invraisemblable. Que signifie en effet une dette supérieure à tout ce que nous produisons comme richesse par an, mais inférieure à ce que possèdent (en un sens, sans rien faire), les 10% les plus riches? À qui nous payons depuis 20 ans et payerons encore 50 ans, 100 ans? « Économiquement » , on le justifie. Mais cela n'a plus aucun rapport avec la réalité.

La Nouvelle Gazette reprend les mensonges qui servent les politiques d'austérité: « Nous avons trop bien vécu etc. » Stupide: le patrimoine des 10 % les plus riches passe de 6.800 milliards de FB en 1982 à 16.000 en 1992, la dette bondit de 2.000 milliards à 8.000 sur la même période (10.000 aujourd'hui). On emprunte pour payer les intérêts d'une dette s'autoalimentant sans dépenses supplémentaires. Maystadt, ministre du Budget (81-85), des affaires économiques (85-88), des finances depuis 88, accepte avec joie ces idées mensongères (gaspillage etc.) qui renforcent le système où il s'est incrusté et affaiblissent Nation, République, Socialisme sur lesquels, en tant que Belge de droite et Wallon soumis, il n'a pas misé sa carrière, préférant culpabiliser ses concitoyens («gaspillages»).

Première rencontre: au printemps 1987, nous demandons: « N'est-il pas gêné de mener une politique de restrictions en pleine région de Charleroi sinistrée? » Son visage se fige, aucune réponse ne vient (c'était au Rappel quand il fut lié à La Cité, lors d'un petit déjeuner organisé par ce journal avec Van Cau).

Maystadt était déjà au pouvoir quand s'est produit le soi-disant « dérapage » de la dette. Dès 1974, il est conseiller important au cabinet d'A.Califice, ministre-clef de Tindemans de 74 à 77. La Nouvelle Gazette fixe le « dérapage» de la dette en 70. Mais, jusqu'en 77, en pourcentage du PNB, la dette s'amenuise (INS, 1945-1992, Bulletin de la Banque nationale, 10/1994). Elle s'est mise à croître vraiment dangereusement au moment où Maystadt entre au gouvernement fédéral (1981, 1982). Il n'y a pas là de lien de cause à effet, mais... Mais La Nouvelle Gazette demandait à Maystadt s'il en voulait aux « auteurs » du « dérapage » des années 70. « Nous serons quelques uns à avoir consacré toute notre carrière à tenter de réparer les conséquences du dérapage des années 70 » ose-t-il répondre (La Nouvelle Gazette du 9 mai 1996). En 1988, Maystadt fait voter une réforme fiscale qui, en un an, représente 90 milliards de moins-value pour l'Etat, en faveur surtout des revenus supérieurs à 1.500.000 F qui empochent le tiers de la réforme, 30 milliards. Maystadt fait éditer une brochure sur les bienfaits de la réforme, sauf... les 30 milliards rétrocédés aux plus riches, prudemment tus. En 1987 (TOUDI annuel n°1) J.Schoonbroodt estime que le premier gouvernement Martens-Gol (81-85), exonérant, entre autres, les gens achetant des actions, avait coûté 140 milliards à l'État. Le ministre du budget en était ... Maystadt. Des centaines et centaines de milliards (la fraude fiscale en représente 500 en plus par an), furent réellement « gaspillés» sous le règne de l'homme de la génération qui « répare »!

La Revue Nouvelle, proche pourtant des démocrates-chrétiens dont se réclame Ph. Maystadt écrit: « En 1981, il [Maystadt] fit clairement le choix de la coalition libérale conservatrice (...) Peut-être un jour saura-t-on si ce choix fut guidé par ses seules ambitions ou s'il fut invité à le faire par les dirigeants du MOC. En tout cas, l'expérience libérale-conservatrice ne pouvait réussir que si, du côté wallon, il y avait un pendant à Jean-Luc Dehaene ["Moc" flamand, NDLR]. Il assuma ce rôle jusqu'au bout, prisonnier peut-être de sa peur de perdre le pouvoir. A une émission dominicale "Faire le Point", la question est naturellement venue: "Vous revendiquez-vous du MOC?" La réponse n'aurait pas été reniée par un jésuite: "Je suis mutualiste"... Ce qui n'engage pas à grand chose quand on sait que tous les Belges sont affiliés à une mutuelle. Voulait-il dire militant mutualiste? On peut en douter. Dans son livre Ecouter puis décider, il dénonce la trop grande influence des lobbies dans le pays et il cite explicitement les électriciens et les mutualités. Plusieurs fois, ses déclarations en matière de sécurité sociale se firent l'écho de l'inconscient de la coalition chrétienne-libérale. C'est lui qui déclara devant les caméras de la télévision que l'Etat ne serait bientôt plus à même de payer les pensions dans un délai d'un an. Gaffe magistrale dans un contexte où la campagne des sociétés d'assurances commerciales battait son plein pour promouvoir des plans de pension complémentaire. Et plusieurs de ses déclarations en matière de santé indiquent clairement qu'il n'allait pas chercher son inspiration dans les couloirs des organisations sociales. Sans doute son passage dans les universités américaines lui a appris à se méfier des lobbies sans faire de distinction entre les sociaux et les autres. (...) Lors de la dévaluation, il était ministre du budget et ne broncha pas devant les différents trains de pouvoirs spéciaux et de mesures dites d'accompagnement. Il laissa Guy Verhofstadt couler son plan d'expansion du potentiel scientifique et le remplacer par des incitants fiscaux aux entreprises. Fidèle compagnon de Wilfried Martens et de Jean Gol, il les accompagna dans toutes leurs aventures, sauf la dernière qui se termina à Fouron [chute du gouvernement à l'automne 87, NDLR]. Ni enfant terrible, ni frein aux innovations néolibérales, il parut aussi insensible qu'un sphinx au courroux qui se développait sensiblement dans les milieux chrétiens progressistes face à la recomposition conservatrice de la société: dérégulation des prix, privatisation, austérité sociale, valorisation du capital à risque, de l'argent dans toutes ses formes, réforme fiscale. Il fut même un bon élève de la coalition en présentant un projet de loi "mammouth" qui visait à promouvoir les zones d'emplois, les options sur actions et les rémunérations participatives (...) Nommé ministre des Finances de l'actuelle coalition [Martens/Moureaux de 88 à 91], il s'attacha à faire passer avec le regard bienveillant des socialistes une réforme fiscale d'une médiocrité sans pareille. Pour la vendre une fois de plus à l'opinion publique, il publia avec sa secrétaire d'Etat Madame Demeester, une brochure de vulgarisation cachant les plantureux bénéfices des détenteurs de revenus de plus d'un million et demi. Dame! Ils ne représentent que 3% des contribuables, mais ils empochent tout de même dans cette opération 30 milliards, le tiers de la réforme. Quelques jours après, La Libre Belgique publiant un sondage trimestriel sur la personnalité des hommes politiques, titrait que Philippe Maystadt touchait les dividendes de la réforme. Malgré cette complicité avec les milieux les plus conservateurs du pays pendant une bonne partie de sa carrière, Philippe Maystadt garde un capital de confiance important dans les milieux progressistes. » (La Revue Nouvelle, mai 89, pp 116-117.).

Deuxième rencontre.

Un jour d'automne 1995, je lui rappelle le mal dit de lui dans République précisant que cela ne visait que le système, que « plus personne ne croit les dirigeants ». Il change de visage: jamais le crédit du régime n'a été si bas.

Pensée unique, cynisme polyvalent

L'expansion mondialiste des multinationales avec leur puissance économique et financière considérable s'est trouvé un relais intellectuel tout à fait déterminant: la domination de l'économie sur l'ensemble des sciences humaines, tendance typique des universités américaines qui ont formé les dirigeants européens actuels et, en particulier, un Maystadt. La vision du monde qui en découle est celle d'individus juxtaposés («There is nothing such a society» disait Thatcher). Les élites au pouvoir dans les grandes entreprises capitalistes, les partis politiques, les organismes sociaux , les banques émettant les monnaies, les institutions internationales (FMI, OCDE, ONU, Communautés européennes, etc), sont pétries de cette «pensée» (qui empêche de penser). L'Europe, ce continent si complexe, si riche intellectuellement capitule en ses mains (certains chiens de garde des médias n'hésitent pas à traiter les Danois rechigneurs de «petit pays complexé» et A.Riche s'étonne qu'un peu plus d'un pour cent de la population européenne puisse dire oui ou non à l'Europe: un pour cent de gens libres, c'est trop!). Yves de Wasseige a montré que la démocratie-chrétienne est en Europe pour les USA et les néolibéraux, ce que le PSC est au CVP en Wallonie: «La monnaie unique a été pensée dans la seule optique qu'en donnent les économistes: taux d'intérêt, déficit des finances publiques, importance de la dette publique et taux de change (...) essentiellement à l'initiative de personnalités de formation démocrate-chrétienne (...) Jean MONNET, Konrad ADENAUER, Alcide DE GASPERI, Robert SCHUMAN (...) Jacques DELORS, Helmut KOHL, Pierre BEREGOVOY, les Présidents de la Banque de France et de la Bundesbank (...) Fons VERPLAETSE, Gouverneur de la Banque nationale, Jean-Luc DEHAENE, Premier Ministre, et Philippe MAYSTADT (..) L'idéologie démocrate-chrétienne reste très méfiante à l'égard de l'Etat et de ce qui est public en général; elle prône ouvertement les services privés tels que l'assistance, l'enseignement, les soins de santé, mais en réclame le financement par les pouvoirs publics. Elle est, par-dessus tout, un souci d'ordre, de hiérarchie. Jamais elle n'a contesté l'économie capitaliste ni son emprise croissante sur le champ politique (...) Il n'est pas étonnant que la monnaie unique soit devenue sa préoccupation et son objectif prioritaire et, surtout, le type de rigueur qu'elle impose. » (République, n°37, p.2 ). Troisième rencontre, Ph.Maystatdt écrivit à TOUDI lorsqu'il lâcha Martens-Gol sur les Fourons en 1987. Mais ses « convictions wallonnes » sont tactiques comme les autres et il poursuit sa carrière de cadre supérieur déguisé en politique. Nous avons parfois violemment critiqué (en 95) un Dehousse réprimant les étudiants. Mais, lui, va, sous les sarcasmes, discuter de l'hymne wallon: absence de respect humain, sur quelque chose de moins fondamental, mais qui, parce que méprisé par la bienséance intellectuelle, force le respect. Rien de cela chez Maystadt. Ses homologues conservateurs flamands, eux, défendent au moins les intérêts de la Flandre et y sont attachés. À quel projet peut-on considérer que Ph. Maystatdt soit attaché?

Vingt-quatre ans de bouleversements, de mutations, de changements inouïs de la Wallonie, de l'Europe, de la civilisation, tant de souffrances, de désespoirs, mais aussi d'espoirs, de pensées grosses de révoltes futures, de combats pour la dignité et l'égalité qui ne furent pas tous perdus, de luttes wallonnes qui n'ont pas toutes été vaines, tout cela n'a en rien affecté le «projet » de Ph.Maystadt: le pouvoir. D'où vient ce pouvoir? D'un Système qui a perdu tout sens et toute finalité! D'un Système étranger au Monde qui vit, désire et souffre! D'un Système qui est la Mort même, mon Dieu! D'un Système auxquels s'identifient par conséquent les habiles, les âpres, les cyniques, les hommes au coeur vide, tous ceux en particulier, qui, ayant été quand même un peu de temps chrétiens dans leur vie, sont mieux placés que quiconque pour renier, avec le plus d'éclat et en l'humiliant le mieux, ce que Marx et Péguy appellent: « esprit ».

PS

L'examen des vrais chiffres du «dérapage» budgétaire démontre que celui-ci ne s'est pas produit en fonction de « gaspillages » dans les années 70, mais plus tard, en raison d'une évolution imprévisible de la croissance. Les politiques qui ont suivi ont aggravé la dette, au détriment des moins nantis et au bénéfice des plus riches qui en touchent les dividendes depuis 20 ans et en bénéficieront encore longtemps (Bulletin de la Banque Nationale, octobre 1994).

[Un graphique destinant à illustrer ce propos doit encore être placé ici, illustrant le « dérapage de la dette passant de quelques centaines de milliards au début des années 70 à 1000 milliards à la fin de ces années et à 10.000 milliards dans les années 90.]