13 jeunes Etats (Europe occidentale) , 47 millions d'h.

Toudi mensuel n°9, janvier-février 1998

Europe, Monde, questions nationales

Les langues en Europe

Les langues en Europe


Il ne se passe pas une semaine sans que, surtout dans la presse française, il ne soit question, pour s'en effrayer, de l'acquisition ou du désir d'autonomie de certaines entités en Europe. Il y a une tendance constante, y compris dans de nombreux journaux belges francophones, de parler de ces phénomènes en termes de « repli-identitaire-à-cause-de-la-crise » (ou formulation analogue). Au lendemain de l'autonomie écossaise, Le Soir, parlait d'un « léger repli sur soi », par conséquent admissible, et, pour Christian Franck, s'exprimant dans La Libre Belgique, la multiplication de ces autonomies ne pouvait mettre en question la « gouvernabilité » de l'Europe. (Le Soir oublie-t-il que le journal écossais The Scotsman est l'un des trois meilleurs journaux de langue anglaise dans le monde? Christian Franck se rend-il compte que, du point de vue de la « gouvernabilité », les USA sont parfaits, mais que 50% des Américains ne vont pas voter?). Ne dédaigne-t-on pas l'essentiel: la démocratie? Les Ecossais ont cette formule « Better self-governed than well-governed ». Nous ne pensons pas qu'il y ait péril pour l'unité de l'Europe sans pour autant vouloir substituer à l'unité progressive des nations une « Europe des Régions » à laquelle il nous est difficile de croire.

13 nouveaux Etats souverains (ou pré-souverains)

Quelle serait la taille normale d'une « région »? Le Danemark - comme à peu près tous les pays dont nous allons parler - en a les dimensions. Mais souhaiterait-il rétrograder au rang de région, lui qui est un Etat souverain et une nation? La question peut se poser pour les treize pays indépendants ou autonomies fortes qui ont émergé jusqu'ici. Ces entités ont été prises dans l'étau de contradictions complexes; politiques, économiques, culturelles, éthiques, sociales, de tragédies même. Elles nourrissent depuis longtemps ce désir de souveraineté sur la base de différences rationnelles comme le système d'enseignement ou le droit écossais, l'opposition de l'Irlande au colonialisme, la contradiction entre une Wallonie délaissée par l'Etat belge qui a « belgifié » sa citoyenneté. Leur quête a quelque chose de plus fondamental que l'identité ethnique. Au nom de quelle rationalité, de quel principe démocratique devrait-on demander que à l'Ecosse renonce à son enseignement, la Wallonie à ses aspirations républicaines, à la Flandre à une langue parlée de vingt millions d'Européens (contre soixante pour l'italien)? Etc.

Distinguons l'Europe occidentale de l'Europe orientale (derrière l'ancien « rideau de fer » et l'ex-Yougoslavie), parce que chaque partie mérite un examen particulier. De l'autre côté de l'ex-rideau de fer, les nations qui ont émergé avec l'éclatement de l'Empire ottoman, puis de l'Autriche-Hongrie ont connu une histoire peu « libérale » (au sens américain), n'ont pratiquement jamais connu la démocratie parlementaire (sauf Tchéquie et Slovaquie). Il faut donc examiner à part les phénomènes observables des deux côtés de cette ligne que n'a pas tracé le seul « rideau de fer », mais des conditions économiques, sociales, culturelles et politiques plus anciennes et profondes.

Dans l'Europe occidentale, juste avant 1890, il y avait moins d'Etats souverains qu'aujourd'hui, et moins d'entités autonomes (le cas particulier de l'Allemagne, déjà fédérale sous le Ier Reich, ne dément pas ce propos même si ce pays constitue un cas particulier)

Le Luxembourg acquiert pleinement son indépendance en 1890, la Norvège se sépare de la Suède en 1905 (or les habitants des pays scandinaves se comprennent en parlant chacun leur langue). La Finlande (1917), l'Irlande (1921), l'Islande (1944), l'île de Chypre (1960) et de Malte (1964) sont des indépendances récentes. Les fortes autonomies de Catalogne et Pays Basque, Flandre et Wallonie s'esquissent dans l'entre-deux guerres. C'est la République espagnole qui accorde les autonomies catalanes et basques en 1935, ensuite supprimées par Franco lors de la victoire fasciste de 1939. La fixation de la frontière linguistique de 1932 en Belgique, on le voit mieux aujourd'hui, est le geste capital qui fixe le territoire wallon et flamand de même que l'espace bruxellois. L'Ecosse est évidemment un processus plus ancien (voir TOUDI n°6) puisque ce pays a toujours gardé depuis l'union avec l'Angleterre, un droit, un système d'enseignement, une religion particuliers. Les autonomies de ces cinq entités, déjà virtuellement fortes en 1930, s'accomplissent ces vingt dernières années et préfigurent des avancées ultérieures allant jusqu'à l'indépendance.

Enfin, à rebours de tous, l'Autriche actuelle, qui date de 1919, est la conséquence de la perte de l'Empire par cette nation qui en était le noyau et qui se retrouve seule. Mais, François André nous l'a rappelé: le Droit traite l'Etat originaire sur le même pied que l'Etat successeur. C'est le bon sens: l'Autriche n'existait pas (comme l'a vu Musil) dans l'Autriche-Hongrie.

50 millions d'Européens concernés...

Le Luxembourg (0,4 million d'habitants), la Norvège (4,3), la Finlande (5,1), l'Irlande (3,5), l'Islande (0,26), Chypre (0,7) Malte (0,36), la Catalogne (6,01), le Pays Basque (2,1), la Flandre (6,6), la Wallonie (4,1 avec Bruxelles francophone) et l'Ecosse (5,1) regroupent près de 39 millions d'habitants, 47 millions avec l'Autriche (7,9).

L'Europe occidentale d'avant les unifications italienne et allemande est plus morcelée que celle de 1998, mais celle de 1998 compte sept Etats indépendants de plus et cinq pays très autonomes ayant vocation à l'indépendance, sans compter le cas particulier de l'Autriche. Or si l'Europe d'aujourd'hui est plus morcelée que celle d'après 1870 (après l'achèvement des unités italienne et allemande), ses peuples sont plus proches qu'en 1870-1890 où se profilent les horreurs de la Grande guerre, où les nationalismes se rechargent en vue de l'explosion terrible.

Les indépendances citées plus haut n'ont mis à mal que l'unité suspecte d'Empires peu légitimes. Le britannique pour Irlande, Chypre, Malte (et, avec des nuances, l'Ecosse). Le russe pour la Finlande. L' austro-hongrois pour l'Autriche. La domination danoise pour l'Islande, suédoise pour la Norvège, voire néerlandaise pour le Luxembourg. Quant à Flandre, Wallonie, Catalogne, Pays Basque, leurs autonomies mettent en cause des Etats ayant, par le fascisme, en Espagne, par une monarchie autoritaire, en Belgique, fondé non démocratiquement, ou peu démocratiquement, l'unité nationale. Il y a les particularismes comme idéologies, mais aussi les... particularités: objectives, légitimes, indispensables. On n'invente pas, un beau jour, en se levant, la Catalogne, l'Ecosse ou la Flandre (comme on peut inventer la Padanie). Cela ne signifie pas non plus que ces entités sont éternelles. Cela veut dire qu'il faut se situer à égale distance de deux caricatures de la pensée sur la nation: celle qui la fonde dans une essence éternelle ou celle qui la voit surgir de manipulations conjoncturelles et passagères (comme Gellner).

Même si les entités en cause sont appelées à se transformer (en restant identiques à elles-mêmes, elles se figeraient et mourraient), même si elles n'ont pas été « créées par Dieu » (comme le disait le texte de l'accord Catholiques-VNV de 1936), elles ont, au minimum, plus d'un siècle chacune et chacune des racines très anciennes, bref, une durée de vie fort supérieure à la moyenne de la vie humaine individuelle. Le développement de ces entités nationales s'est poursuivi sur une longue durée enjambant: le siècle passé - souvent les précédents comme pour l'Ecosse, la Catalogne, même la Wallonie et la Flandre... - , le nôtre et le suivant selon toute vraisemblance. Les identités nationales en cause ne sont pas le fruit de manipulations d' « intellectuels et journalistes », comme dit Gellner, car quelle explication homogène peut-on donner aux mouvements wallon et catalan par exemple, fort différents quand ils s'expriment: avant la première guerre mondiale; entre les deux guerres; après la dernière; récemment? Ces deux mouvances ont été travaillées, tantôt par la droite, tantôt par la gauche, dans les deux cas par le mouvement ouvrier, mais aussi par la bourgeoisie, par des démocrates comme par des gens peu démocrates, en période de crise ou de croissance etc. De sorte qu'on peut parler avec Gramsci, contre Gellner, d'indépendance relative de ces espaces par rapport aux conditionnements économiques, ceux-ci étant plus soumis aux conjonctures que les espaces nationaux définis par des éléments de « longue durée » (langue, culture, espace, relation aux éléments « naturels » de poids comme la mer, les fleuves, l'emplacement des villes etc.). La durée ne prouve nullement quelque essence, la durée est constitutive de la solidité d'un " « Contrat social » pourtant sans cesse à réformer.

... une évolution impossible à qualifier d'un mot

Nous connaissons un certain nombre d'hommes politiques, « d'intellectuels ou de journalistes », pour reprendre les catégories de Gellner, qui ne rêvent que d'accéder à des responsabilités européennes et même internationales. Le prestige dont ils sont entourés dans un pays comme la Belgique, l'insupportable chauvinisme que développe la RTBF à chaque nomination importante de « Belges » dans les organismes internationaux, c'est une manière de dérisoiriser le fondement national, la source locale de toutes ces carrières qui ne prouvent que les compétences - et encore! - des heureux élus. Il est sans doute plus grand encore de faire entrer son pays tout entier dans de nouvelles relations avec le monde. Cela a été le cas pour de très petits peuples. Songeons, par exemple, au rôle d'Israël dans la diffusion du monothéisme, de la Hollande comme grande puissance matérielle et spirituelle au 17e siècle, au rôle de pont entre monde chrétien et musulman joué par la Catalogne au Moyen-Âge. La Wallonie, au 19e siècle, a dominé le développement d'un monde industriel dont elle était la troisième puissance, prépondérance longuement préparée par les siècles comme l'enseigne la très importante immigration wallonne en Suède aux 17e et 18e siècles. Le parti social-démocrate suédois, ambitionnant de moderniser la Suède s'est d'ailleurs servi du paradigme de ces Wallons après 1930 pour souligner la nature moderniste de son projet.

On ne peut pas plus expliquer ces émergences par un seul facteur (le « repli identitaire » mettons), qu' on ne peut en déduire une idéologie de type « Europe des Régions ». A ceux qui demanderaient, « Pourquoi? », il faut répondre: « Pourquoi certaines de ces entités sont-elles parvenues à devenir ou demeurer souveraines (ou quasi) et d'autres pas? » Question qui devrait déboucher sur des analyses complexes que, précisément, l'on ne fait pas. Ces analyses complexes mèneraient plus sûrement à des synthèses riches et vraies que des constats à l'emporte-pièce du type « repli identitaire » ou, à l'autre bout de la caricature, sur quelque chose de mieux pensé que l'Europe des Régions. Elles écarteraient à coup sûr la crainte d'une Europe balkanisée. Ce n'est que sur le papier des cartes que tout est possible. Et l'opinion publique qui a appris, depuis 10 ou 20 ans, l'existence d'entités qu'elle ne connaissait pas (comme la Slovénie par exemple, la Tchétchénie etc.), a tort de penser que ces espaces, s'ils sont « artificiels » comme toute nation (heureusement!), ne sont pas arbitraires et sont le produit d'une histoire au cours de laquelle des générations successives, sans pour autant vouloir à chaque fois une Catalogne identique à elle-même, ont voulu un pays dont la vie peut se raconter de manière continue et rationnelle, indépendamment de tout finalisme.

Qu'est-ce qu'une nation viable ou valable?

Dans les années 70, on aurait pu parier que les régionalismes en France allaient déboucher sur des autonomies fortes à l'écossaise. Il n'en a rien été. L'Occitanie et la Bretagne, qui ne sont pas plus des inventions d'hier que la Catalogne ou la Flandre, demeurent des espaces remarquables et très personnalisés, mais ils ne semblent pas vouloir se donner les capacités ou le statut d'un Etat et, de ce point de vue là, la Bretagne et l'Occitanie ont autant de sens que le Poitou-Charentes, la région South England ou le nord de la Norvège. On peut raisonnablement parier que le Royaume des Deux-Siciles, la République de Venise, Gênes, la Saxe, la Rhénanie, les Etats du Pape, la Sardaigne, le Hanovre, la Savoie, la Castille, les Cornouailles, le Jutland, la Principauté de Liège et le Royaume de Belgique... resteront seulement de (plus ou moins) beaux souvenirs ou de (plus ou moins) belles régions. Et on peut enfin raisonnablement parier que, demain, l'Europe occidentale ne verra plus advenir autant de nations ou pré-nations que les treize qui sont nées depuis 108 ans. rappelons-les: en 1890 (Luxembourg), 1905 (Norvège), 1917 (Finlande), 1921 (Irlande), 1944 (Islande), 1960 (Chypre), 1964 (Malte) et, de 1930 à aujourd'hui, le lent renforcement des autonomies de Catalogne, Pays Basque, Flandre, Wallonie, Ecosse.

La souveraineté populaire qui s'exprime dans le cadre de la souveraineté étatique, plus ou moins bien plus ou moins mal (encore que les 13 entités dont il est question sont authentiquement démocratiques dès le départ), est mise en cause par la mondialisation, les interpénétrations économiques et peut sembler une illusion. Mais cela vaut pour les nouveaux Etats comme pour les anciens. Au demeurant, les époques antérieures ont vécu aussi certains types de mondialisation: que l'on relise à nouveau Braudel... Aussi poussé que soit le phénomène de la mondialisation, il n'autorise personne à traiter à la légère la souveraineté de pays même peu peuplés comme l'Islande ou le Grand-Duché. Le principe de la souveraineté étatique est à dépasser, mais en prenant bien soin que ce dépassement ne viole pas la démocratie. S'agit-il de nations viables ou valables? La Catalogne, l'Ecosse ou la Flandre sont plus peuplées que le Danemark. Les autres pays sont comparables au Danemark sauf le cas particulier du Grand-Duché, de Chypre et de Malte. Quelle est d'ailleurs la bonne taille d'une nation? Le Luxembourg, avec 400.000 habitants vit des débats et déchirements (1848, 1914, 1940) se hissant à la hauteur d'un authentique espace public. Les Etats-Unis sont quatre fois plus peuplés que la France, la nation par excellence avec son incontestable grandeur morale et physique et qui, cependant, est vingt fois plus petite que la Chine. Faisons rebondir à ce propos la question de la nation: la Chine est-elle une nation? Ces questions et objections valent surtout pour les cas extrêmes: les Etats-lilliputs comme Monaco, Grenade, le Liechtenstein, et, à l'autre bout, les titans comme l'Inde, la Chine, l'ex-URSS (voire les Etats-Unis).

Qu'est-ce qu'une nation viable ou valable? Celle qui vit à l'épreuve de la durée, des défis économiques et sociaux, mais aussi à l'épreuve des défis de la démocratie. Sans positivisme, nous pourrions dire que beaucoup de débats mal conduits s'éclairciraient à la lumière de certains faits qui ne sont pas aussi simples qu'on en aurait l'impression, mais dont il est simple de s'informer. Nous avons souvent plaidé, au nom de faits très simples aussi, en faveur de la prise en compte de la très ancienne organisation des associations les plus nombreuses, en Belgique, sur une base wallonne ou flamande. De fait, les syndicats paysans, de classes moyennes, les mouvements de jeunesse, les associations patronales, une grande partie de l'Action Catholique se sont créés d'emblée dans ces cadres. Et même plus tard des associations d'anciens combattants. D'autres groupements se sont scindés bien avant la fédéralisation de l'Etat comme les grands Ordres religieux, les syndicats ouvriers, la Ligue des Familles. D'autres enfin ont été depuis toujours travaillé, secoué, bouleversé par les deux grandes appartenances au sein de l'Etat belge comme les partis, l'Eglise, l'armée voire même les banques. Enfin tout ce qui participe de la culture est marqué par celles-ci comme la presse, le cinéma, le théâtre, la télévision, les arts et les lettres, la mémoire populaire (les Flamands se souviennent autrement de 1914, 1940, 1950, 1960 que les Wallons). A force de vivre avec ces réalités dans le cadre d'un espace qui n'est homogène que par l'appareil de l'Etat, non par la société civile, la société civile en devient oublieuse d'elle-même et déclare à tort qu'elle s'est laissé imposer un Etat fédéral alors que c'est la logique même, la logique vivante des populations de Belgique qui poussent à la disparition du Royaume. On a souvent entendu dire que la gauche n'avait pas à perdre son énergie à l'entretien des divisions de la Belgique. Ce à quoi l'on peut facilement rétorquer (mais on ne le fait pas souvent), que la gauche n'a à perdre son temps ni son énergie à maintenir une unité nationale et étatique belge qui se ressent encore de ce qu'elle a été en partie conçue, comme les Pays-Bas de 1815, la monarchie belge de 1831, le Second Empire en 1852, l'Espagne du coup d'Etat en 1936, la France de Vichy en 1940, contre la Révolution française, la République et la Modernité.