Vaincre la pauvreté chez nous
La pauvreté s'accroît, lentement peut-être, mais constamment. Les chiffres sont là, ici comme dans la plupart des pays développés. Certes, l'existence de systèmes de sécurité sociale constitue un filet de sécurité qui évite qu'un plus grand nombre encore de personnes passent d'une situation précaire à la pauvreté.
La lutte contre la pauvreté s'articule aujourd'hui d'une part sur l'invention et la construction de statuts assouplis par rapport au contrat d'emploi à durée indéterminée (d'où l'expression de "sous-statuts") et d'autre part sur des formations professionnelles adaptées. Les résultats sont maigres en termes quantitatifs étant donnés les obstacles à surmonter sur un chemin de retour à l'emploi et le petit nombre de postes de travail réellement ouverts. C'est qu'il existe des discriminations à l'embauche à l'égard de nombreux publics parmi lesquels se trouvent les pauvres.
La pauvreté matérielle - le faible niveau de revenus - n'est pas la seule. Pauvreté matérielle, pauvreté professionnelle, pauvreté culturelle, analphabétisme, dégradations de santé forment un écheveau qui caractérise la pauvreté.
Dans beaucoup de cas, sinon dans la plupart des cas, le retour à un emploi même assuré n'est pas suffisant dans les faits car d'autres problèmes demeurent. Bien souvent, d'ailleurs, l'accès à l'emploi se concrétise dans un travail faiblement rétribué, si bien qu'il n'existe que peu de différence entre les revenus réels du travail et les revenus d'assistance car les dépenses augmentent : transports, garde d'enfants en bas âge, habillement, notamment.
Indépendamment d'un emploi, un logement convenable, financièrement supportable et dans un environnement social porteur est une condition indispensable. On peut même considérer qu'elle est une condition préalable à un retour à l'emploi. Mais les deux aspects sont rarement pris en compte dans les politiques d'aides.
Le logement, facteur d'exclusion sociale
Le logement est un besoin absolument primordial pour quiconque, en particulier pour toute famille. Il passe même avant l'alimentation. Or on constate que le logement pèse très lourd dans les budgets des ménages en général, particulièrement dans les budgets des ménages à faibles revenus.
La demande de logements à loyers accessibles est telle que, partout, on constate des loyers exorbitants par rapport à la qualité des logements. Des logements à la limite de la salubrité, mal chauffés et mal isolés, situés dans des rues ou des quartiers qu'on peut considérer comme misérables, n'offrant que peu de ressources pour la vie courante se louent à des prix qui atteignent 80 ou parfois 90 % d'un logement convenable.
Comment comprendre et expliquer cette situation sinon par l'insuffisance de logements acceptables. On admet qu'il existe aujourd'hui 50.000 demandes de logements sociaux non satisfaites.
Le problème n'est pas seulement celui des logements sociaux, c'est un problème général d'insuffisance de logements de tous niveaux de loyer.
L'épargne des hauts revenus s'est orientées vers l'immobilier en raison d'un double phénomène : des taux d'intérêt hypothécaires faibles d'une part, les aléas des placements financiers d'autre part après le krach de l'année 2000 / 2001 d'autre part. Les prix de l'immobilier, maisons, appartements et terrains ont augmenté entraînant une hausse générale des loyers dépassant le taux d'inflation.
Pour la Wallonie : un plan "logement" à côté d'un plan "Marshall"
Le plan "Marshall"1 est essentiellement centré sur le développement économique dans la mondialisation et concerne relativement le marché intérieur à caractère régional, en particulier dans le domaine des services.
Un "plan logement" peut répondre simultanément à deux objectifs : une relance de l'emploi par le secteur de la construction d'une part, une réduction de la pauvreté et de l'exclusion sociale et culturelle d'autre part.
On sait, en effet, que le secteur du logement au contraire des travaux publics et de la construction de bureaux est très largement composé de petites et de moyennes entreprises dont le marché est principalement régional ou local. Un développement de ce secteur bénéficie, donc, directement à des entreprises wallonnes et par conséquent à l'emploi wallon dans des métiers assez facilement accessibles à des travailleurs disposant d'un faible niveau de qualification scolaire moyennant des formations adaptées relativement courtes.
Quand le bâtiment va, tout va, dit-on. Les effets d'entraînement - effets multiplicateurs, disent les économistes - peuvent être importants surtout si, profitant de ce plan logement, une impulsion est donnée aux entreprises situées en Wallonie et actives dans le domaine des matériaux de construction : briques, blocs de ciment, éléments préfabriqués, vitrage, portes et châssis, ainsi que dans des éléments de parachèvement électricité, sanitaires, chauffage, peintures, etc.
Pour réussir tout projet, a fortiori un plan d'envergure comme celui qui est proposé, il faut réunir simultanément et de manière cohérente quatre éléments :
- des acteurs susceptibles d'être des initiateurs de réalisations concrètes,
- des moyens financiers,
- des réformes structurelles facilitant la réalisation,
- des dispositifs d'incitations et d'aides aux réalisations.
1) des acteurs
Dans le domaine de la construction et de la rénovation de logements, quatre types d'acteurs sont concernés : la Société wallonne du logement, les Villes et Communes, les particuliers et - pourquoi pas ? - les entreprises.
On conçoit aisément que la Société wallonne du logement et ses sociétés agréées ont un rôle très important à jouer quand on connaît l'insuffisance du nombre de logements et l'état souvent médiocre des logements existants malgré les efforts récents.
Il faut aussi sortir de la vision traditionnelle et toujours actuelle du logement groupé. Pourquoi les sociétés de logements sociaux ne réhabiliteraient-elles pas des immeubles, industriels ou urbains, en appartements de logement social ? Cela s'est fait dans certaines villes, Verviers et à l'étranger à grande échelle comme à Londres ou Nottingham pour ne citer que quelques exemples.
Les Villes et Communes disposent de moyens pour lutter contre les logements insalubres, les logements inoccupés et les friches industrielles ou urbaines mais elles les utilisent avec d'infinies précautions et finalement dans les cas les plus flagrants. La Région wallonne devrait demander à chaque ville et commune un recensement annuel de ces situations et un rapport des mesures prises dans l'année pour y parer. Ces rapports seraient soumis aux Conseils communaux et publiés. Les Villes et Communes peuvent aussi créer des Agences immobilières sociales (AIS), ce qui leur donne un outil pour le rachat d'immeubles vétustes, leur rénovation et leur réaffectation. Les conditions pour pouvoir créer une AIS devraient être assouplie pour permettre d'en créer dans de plus petites communes.
Les particuliers, propriétaires ou futurs propriétaires, forment un groupe potentiellement important d'initiateurs de projets. Il convient d'y distinguer des catégories différentes et par exemple les jeunes, les personnes à l'âge de la pension et à la recherche d'un logement mieux adapté à leurs besoins futurs, les indépendants et professions libérales, les propriétaires ou futurs propriétaires cherchant un placement stable, etc. Une analyse devrait être faite pour situer l'importance des diverses catégories et identifier les mesures les plus appropriées à chacune des catégories pour les inciter à la décision.
Les entreprises ont eu jusque dans les années 1950 des logements qui leur appartenaient et loués à des membres de leur personnel. Cette pratique a complètement disparu aujourd'hui. Elle a été remplacée par la voiture de fonction pour les cadres. Pourquoi ne pas imaginer des logements de fonction selon des modalités à inventer ?
2) des moyens financiers
Un plan logement d'envergure suppose des moyens financiers considérables. Etant donné la mobilisation budgétaire nécessaire au "plan Marshall", il faut recourir à un emprunt extérieur important, par exemple auprès de la Banque européenne d'investissement. Cet emprunt devrait pouvoir être prélevé par tranches annuelles sur une période de 12 à 15 ans de manière à ce que l'effort soit maintenu pour produire ses effets d'entraînement et pour obtenir un véritable saut quantitatif et qualitatif.
L'importance des moyens est à déterminer en fonction des objectifs qu'on se donnera mais ceux-ci doivent être ambitieux pour obtenir un impact significatif sur la réduction de la pauvreté et du chômage.
On devrait pouvoir atteindre une augmentation quantitative du parc de logements sociaux de 8.000 unités par an. Pour satisfaire les demandes actuelles, à ce rythme il faudrait encore au moins 6 ans pour le résorber, sans compter les demandes nouvelles.
Il faudrait aussi chiffrer l'objectif de construction et de rénovation de logements privés, soit occupés par leurs propriétaires, soit donnés en location.
De toute manière l'évolution sociale est telle que le nombre de ménages augmente du fait du nombre de familles unifamiliales et du nombre de séparations des ménages, même âgés. A cela s'ajoutent les effets de l'allongement de la durée de vie.
3) des réformes structurelles
instaurer les communautés urbaines et rurales par décret définissant leurs périmètres et leurs compétences
Il est tout à fait anormal que les villes assurent une série de fonctions et de services non seulement pour leurs propres citoyens mais aussi pour ceux de leurs périphéries. Elles en supportent le coût et, dès lors, la fiscalité (additionnels au précompte immobilier et à l'impôt des personnes physiques) avec comme résultat le développement de l'habitat en périphérie et la fuite des villes des personnes bénéficiant de revenus élevés. La taudisation des centres se développe occasionnant de nouvelles dépenses pour les villes et de moindres recettes fiscales.
La fiscalité communale doit être revue fondamentalement et devrait, comme cela se fait en partie en France, passer au niveau des communautés urbaines. Celles-ci seraient aussi compétentes en matière de permis de bâtir.
Cette réforme implique, évidemment, que soient revus en profondeur les plans de secteur, en particulier les zones à bâtir.
L'extension des villes vers leur périphérie entraîne aussi le développement de l'usage de l'automobile avec les embouteillages qu'on connaît dans les villes et la quasi impossibilité d'y répondre par des transports en commun étant donné la dispersion de l'habitat périphérique.
réorganiser les plans de secteurs de manière à favoriser la densification de l'habitat
La densification de l'habitat devient un impératif pour maîtriser des problèmes sérieux résultant de l'usage intensif de l'automobile : embouteillages, parcages dans les villes, pollution; etc.
Densification ne signifie par nécessairement et automatiquement une diminution de la qualité du cadre de vie. Les problèmes de pollution et de bruit actuellement constatés dans les villes ne tiennent pas à la densification de l'habitat mais plutôt à sa dispersion.
opérer une révision cadastrale
Il n'y a plus eu de révision cadastrale depuis 1980. Pourtant, la physionomie des quartiers dans les villes et celle des communes rurales ont beaucoup changé en 25 ans. C'est une injustice flagrante de maintenir le système actuel. Certains quartiers dans les villes se sont considérablement appauvris mais les revenus cadastraux sont restés inchangés. Lorsque d'anciennes maisons bourgeoises ou d'anciens immeubles de commerce sont convertis en appartements ou studios, ils continuent à être fortement taxés ce qui contrarie leur renouveau et pousse à l'exploitation de taudis. A l'inverse, dans les zones périphériques, autrefois rurales se sont développés des zones résidentielles de qualité mais aux revenus cadastraux restés anormalement faibles.
Certes, une révision cadastrale est toujours l'objet de critiques, surtout de la part de ceux qui voient leurs taxes augmentées. C'est une question d'équité et de solidarité. Aujourd'hui la solidarité joue en sens inverse.
4) des dispositifs d'incitation et d'aide à la construction et à la rénovation de logements
maintenir les mesures particulières existantes
Plusieurs dispositifs d'incitations et d'aides existent : des primes à l'isolation, des primes à la rénovation, des abattements fiscaux dans divers cas. Ces dispositifs ont leur rôle et contribuent principalement à l'amélioration des logements actuels.
rétablir des dispositifs qui ont existé
Le bail à rénovation et le bail rénovation-formation-insertion sont deux mesures qui contribuent activement à la rénovation de logements vétustes dont les propriétaires n'ont pas les moyens de les réaliser : ils valorisent le patrimoine immobilier, ils augmentent la quantité de logements disponibles, ils tempèrent les prix des loyers puisqu'en compensation de la rénovation le propriétaire doit maintenir le loyer à un niveau modéré, ils procurent des logements convenables à un loyer acceptable, ils permettent à des entreprises de formation par la travail (EFT) ou des entreprises d'insertion d'assurer des formations dans les métiers de la construction, enfin, ils permettent un premier emploi pour des personnes à faible niveau de qualification. Certes, le dispositif est relativement coûteux; il l'est moins au regard des multiples effets directs qu'il provoque.
négocier un élargissement des crédits hypothécaires avec les banques
Les banques imposent de strictes conditions à l'octroi de crédits hypothécaires. Si une personne du ménage ne dispose pas de revenus sûrs - un contrat à durée indéterminée - ou dispose de revenus dits de remplacement (allocation de chômage, revenu d'insertion sociale, allocation d'handicapé) tout accès à un crédit hypothécaire est fermé, sauf si une personne se trouvant dans les conditions requises peut se porter caution. Quand on sait que les relations des personnes en situation précaire ne sont pas étendues et qu'elles se situent le plus souvent dans le même milieu, dans la pratique, il n'est pas possible de trouver une caution acceptée par les banques.
Ces mesures doivent être assouplies, tant du point de vue du développement des logements que du point de vue de la lutte contre la précarité.
élargir et assouplir les conditions de création d'une agence immobilière sociale pour les communes
Cette question a déjà été évoquée lorsqu'il a été question des acteurs. Dans les zones rurales ou en périphérie des villes, la plupart des communes ne remplissent pas les conditions qui leur permettraient de créer une AIS. Pourtant, des besoins existent, notamment dans les communes où certains terrains de camping privés sont devenus des lieux de résidence permanente, pas toujours dans des conditions d'hygiène satisfaisantes.
Conclusion : "plan Marshall" et "plan logement" sont complémentaires dans la durée
Loin de s'opposer ou de se concurrencer, ces deux plans sont, au contraire, complémentaires. L'un touche directement le marché mondialisé, les grandes entreprises, les universités, la recherche, les emplois de haute qualification. L'autre s'adresse au marché intérieur, régional ou local, les PME principalement du secteur de la construction, les services publics sociaux ou les associations d'entraide, la population de faible niveau de qualification.
Elles ne sont, donc, pas concurrentes. Elles sont même complémentaires. Certaines mesures du plan Marshall peuvent être bénéfiques dans un plan logement comme les zones franches. Inversement, le plan logement, parce qu'il réduit la pauvreté et la précarité contribue à une meilleure cohésion sociale et à une amélioration du niveau culturel général.
L'un comme l'autre ont besoin de la durée pour sortir leurs effets. Pour le plan logement, il faut poursuivre l'effort pendant au moins douze ans. Il faut aussi que les mesures soient prises d'emblée et maintenues inchangées dans la durée, ce qui n'exclut évidemment pas les améliorations rendues nécessaires par la pratique.
Certes, on pourrait critiquer le plan logement en ce qu'il "socialise les dégâts de la mondialisation", permettant des profits importants pour les grandes entreprises. Dans cette perspective, il serait logique d'organiser un retour vers le plan logement d'un certain pourcentage des gains de productivité dans les grandes entreprises.
- 1. Voir TOUDI, n° 69, octobre-décembre 2005