Une recherche personnalisée, pour la Wallonie

Article qui aurait dû paraître dans le n° annuel TOUDI 1990 (abondance de matières)

Lise Thiry

C'est le Français Jacques MONOD qui donna le nom de messagers à des molécules d'acide ribonucléique (ARN) qui, partant des chromosomes de la cellule, s'en­ vont diffuser des messages afin que cette cellule fonctionne au mieux. Mais il­ y a deux façons de manifester cette activité: se multiplier ou produire. Chaque cellule est, à chaque moment, à un carrefour: ou bien faire des cellules-filles ou bien se différencier en une structure originale qui joue un rôle spécialisé­(fabriquer une hormone, un anticorps). La nature est infiniment inventive pour ces fonctions cellulaires. Mais les messagers d'invention et de production ne coexistent jamais avec les messages de reproduction, de division de la cellule­ en deux et puis en quatre.

Un pays ne peut envoyer d'impulsions aux ARN messagers de la découverte que s'il opte pour la voie de la différenciation. Contrairement à ce que l'on peut­ croire, de grands pays civilisés, tels la France et les Etats-Unis, ne visent­ pas à être présents sur les marches du podium de toutes les découvertes. Alors, nous...

Nous, ce n'est pas en saupoudrant en nappe le trop maigre pécule, que nous parviendrons à creuser quelques petites rivières de spécialisation: une eau fraîche dont l'Europe sera friande, parce que les eaux de source, ailleurs, ont d'autres goûts, d'autres fonctions.

Faire jaillir les sources de la recherche originale, c'est plus facile à dire qu'à faire. Déjà, nos industries ont compris qu'il était plus fructueux­ d'engager des chercheurs sur la foi d'interviews qui portent sur la­ personnalité du candidat plutôt que sur celle des grades académiques. (Alors,­ nos Universités ne devraient-elles pas revoir leurs échelles de valeur?).

Mais le profil du parfait inventeur n'est pas encore découvert. Tiens! Ne pourrions-nous accorder des subsides à la recherche psychologique dans ce sens? Profils du découvreur et de l'inventeur sont sans doute distincts. Découvrir, c'est ôter un voile, faire apparaître ce qui était déjà; inventer, c'est modifier.

Toutefois, la découverte du problème est la partie la plus importante de l'invention.

Au fil d'interviews de seize inventeurs américains, Kenneth Brown nous révèle plusieurs facettes de l'invention.

Inventer, c'est faire

Martin Camras est né à Chicago en 1916. Enfant, il désire communiquer avec ­son cousin, qui étudie dans une autre chambre. Il descend à la cave, broie et ­pile quelques blocs de charbon, les tasse entre deux plaques et fabrique ainsi­ un microphone. Dans les années trente, le cousin veut devenir chanteur. Afin­ qu'il puisse s'enregistrer et se réécouter, Martin lui fabrique une tête­ magnétique, puis plusieurs suivent; le matériel vient du marché aux puces et la­ production se fait dans l'atelier de l'école, avec les étudiants pour main­ d'oeuvre.

Plus tard, Camras invente l'enregistrement stéréophonique et fait le tour des producteurs de disques: « Ne voudriez-vous pas enregistrer Toscanini de façon­ plus réaliste? » Réponse: « Tout va très bien comme cela, le public est content ».

Les réflexions de Camras:

« Les inventeurs sont individualistes. Leur motivation vient de ce qu'ils sont insatisfaits: ils éprouvent qu'il y a quelque chose à changer. »

« L'inventeur est proche de l'artiste: tous deux veulent créer un certain effet.­ Pourtant la science, contrairement à l'art, est responsable envers la nature.­ On n'invente pas pour faire plaisir à quelqu'un mais pour insérer quelque chose ­de nouveau qui doit être en accord avec la nature existante. Dans les collèges d'enseignement, on n'attend pas assez de nous que nous utilisions nos mains. Lorsque l'on fait quelque chose soi-même on voit ce qui arrive. Les prix Nobel ont souvent une approche manuelle pour enseigner. ».

Ouvrir son parapluie, juste assez - mais pas trop

Wilson Greatbach, né en 1919 dans l'Etat de New York, fait ses études d'ingénieur électricien tout en gagnant sa vie comme préparateur pour seconder des chirurgiens dans l'expérimentation sur animaux. Il a l'impression que l'on pourrait sauver certains animaux qui font un blocage cardiaque. Spécialisé plus tard en électronique médicale, il construit dans la grange de sa maison un pacemaker implantable qu'il pourra essayer dans l'animalerie de l'hôpital.­ Après deux ans d'essais chez l'animal, le premier malade fut implanté, puis ­neuf autres: les appareils venaient directement de la grange à l'hôpital! Pour­ sauver des gens, on ne s'était pas embarrassé de trop de formalités­ administratives.

L'enveloppe semi-perméable protège mal le pacemaker contre l'environnement hostile du corps humain! Sel et humidité, pire qu'au fond de l'océan. Il ­faudrait renoncer à une batterie productrice de gaz, tâcher de recourir, par exemple, à un alliage au lithium, qui permettrait de sceller le pacemaker. Greatbach présente son projet au plus gros producteur de batteries qui répond : « Votre batterie ne dégage que quelques microampères, - et à 37 ° ­encore bien!, - elle ne peut même pas faire fonctionner une lampe de poche. » ­Greatbach fonde sa propre petite compagnie, qui répond aujourd'hui à 60% des ­besoins mondiaux en matière de pacemakers.

Il y a, dit Greatbach, encore place dans le monde, pour un "little guy with­great ideas" . Il tient aussi des propos qui vont choquer certains. "Je suis­ contre la nécessité de rédiger des projets et de s'y tenir. Moi, je ne sais pas ­ce que je vais faire avant d'avoir essayé; je veux pouvoir inverser un projet­ en cours de route"". Selon lui, une formation trop poussée peut étouffer­ l'inventeur, du moins si on engage l'étudiant dans une voie rigide. Les­ obstacles administratifs de la FDA (Food and Drug Administration) peuvent être­ court-circuités si l'invention est tellement inattendue qu'elle n'a pas encore ­appelé de réglementation. Or, l'inventeur n'est intéressé que par un problème­ dont la solution paraît impossible.

Pour parcourir le chemin qui peut le conduire à ses subsides, le chercheur doit surmonter des chicanes de tous ordres. Celui qui parvient à obtenir des fonds sans trop de tracasseries, dit Nathalie Angier, gagne du temps, un temps qu'il peut consacrer à arpenter sa chambre, en proie à l'obsession de ses idées, pour inventer d'autres projets: c'est un cycle autogénératif.

Prendre des risques

Bob Grunbach, lui, fit ses inventions au sein d'une grande firme qui­ allait s'appeler XEROX. Il nous dit: « Je fais plus d'inventions quand le patron ­est absent; je suis moins intimidé; je risque plus. Les inventions naissent ­souvent des échecs. Un accident, si nous en cherchons la signification, peut ­nous mettre sur une autre voie. La recherche doit être organisée avec un degré ­de liberté qui laisse l'opportunité de suivre la trace indiquée par un­ accident. Les programmes d'éducation devraient entraîner les gens à prendre des ­risques. L'accent devrait être mis sur les processus explorationnels. »

Etre flexible

Il dit encore: « Pour introduire la flexibilité dans l'inertie d'une grosse­compagnie, il faut parfois y recréer une cellule plus petite, avec une petite­équipe et un petit investissement. Pour un nombre de dollars donnés, les­innovations peuvent être jusqu'à 26 fois plus élevées dans les petites­compagnies que dans les grandes. »

Etre à l'écoute

Bien des fois je fus déconcertée lorsque, arrivant dans l'un des hauts­ lieux de la recherche, aux Etats-Unis, à Cambridge, à l'Institut Pasteur de­ Paris, j'avais à m'insinuer parmi un salmigondis de chercheurs réputés, ­entassés au point que leurs cerveaux se frottaient l'un contre l'autre. Et­ lorsque de beaux nouveaux locaux s'ouvraient, certains se plaignaient d'une­ dilution de la densité des échanges intellectuels.

Encore faut-il sortir de ce bouillon de pairs et écouter les voix du dehors. Raymond Kurzweil est un inventeur dans le domaine de l'intelligence­ artificielle, il tente des machines à écouter, pour les sourds; il veut donner plus de flexibilité à l'ordinateur. Il pense, comme bien d'autres, que les nouvelles idées viennent de quelqu'un qui n'est pas enferré dans la même discipline. Par ailleurs, selon lui, les enfants vont commencer à inventer de plus en plus tôt dans leur vie.

Utiliser les idées des citoyens

Pendant la deuxième guerre mondiale, les Etats-Unis créèrent un Conseil ­des Inventeurs, composé de représentants de l'industrie et de la science, qui examinaient les projets venant du privé, de citoyens individuels. Plus de­ 400.000 idées furent proposées, dont 4000 donnèrent lieu à une réalisation. Aujourd'hui, c'est au Danemark, par exemple, que l'on alloue un investissement annuel de 15 à 20 millions de dollars pour le développement d'inventions individuelles. La Suède fait de même. Le gouvernement français veut aller dans ­le même sens.

En outre, il nous faut des personnes dont la fonction serait d'être le­ champion de la cause d'une invention. Il faut former de tels champions­ à l'école, reconnaître ce métier.

Armer son optimisme de ténacité

Francis Crick, prix Nobel, note: chez les chercheurs qui travaillent à un ­sujet "sans espoir"" on note curieusement un optimisme irrépressible. Les­ autres ont abandonné. Plus les chances de succès sont faibles, mais l'enjeu­ élevé, plus l'optimisme gonfle les voiles. Il en va ainsi, aujourd'hui, pour la ­recherche sur le fonctionnement du cerveau humain.

Conclusion

Tâchons de nous désenliser d'un monde où, dans de vastes parties de ­Monopoly, on achète et vend des corporations, au lieu d'acheter des­ technologies pour vendre de nouveaux produits.

Profitons de ce que nous sommes petits pour nous offrir quelques travaux de recherche, à bien creuser en profondeur. Je ne prétends pas - faut-il le dire? ­- avoir de recette, mais je me hasarde à en proposer une, au conditionnel.

On pourrait:

1. Réserver dans les budgets de recherche, une poche de 10 à 15% consacrée à l'ingénuité des jeunes, aux projets insolites, à ceux qui s'écartent des ­sentiers battus. Leur faire confiance, sans tracasserie, pour une période assez longue (5 ans?), en les soutenant toutefois par un accompagnement positif. £t

2. Mettre sur pied un Conseil Wallon des Inventeurs à l'écoute des idées des citoyens. Créer la fonction de champions des inventeurs, sortes d'avocats­scientifiques.

3. Valoriser l'invention manuelle, non seulement dans les sections professionnelles, mais dans toutes les classes.

4. Eviter le financement de congrès à palaces mais favoriser les parlottes­ entre chercheurs étrangers, sur un lieu de travail

5. Donner de l'argent davantage encore aux gens qu'aux choses.

LECTURES

Francis CRICK: What a mad pursuit, Basic Books, New York, 1988.

Max PERUTZ: Is science necessary ? Dutton, New York, 1989.

Kenneth A. BROWN: Inventors at work Tempus Books, 1988.

Nathalie ANGIER: Natural obsessions Peter Davison Book, 1988.