Au nom de la victime.

3 April, 2011

Le 11 mars, l'Union européenne et les Etats membres ont organisé une journée de commémoration des victimes du terrorisme. Le « jour de la victime » s'inscrit dans le cadre de la lutte antiterroriste, mais aussi, plus globalement, dans la mutation du droit enregistrée depuis une dizaine d'années.

Aujourd'hui, la victime est emblématique du discours politique et est mobilisée par le processus pénal. Comme nous l'a déjà montré le petit Franchimont 1 en 1998, son invocation a servi de référence aux réformes de la Justice dans notre pays, c'est à dire à l'affaiblissement du juge et à la concentration des pouvoirs dans les mains de l'exécutif. En ce qui concerne le déchaînement de l'idéologie victimaire, la France n'est pas en reste. Ainsi, les juges d'application des peines doivent obligatoirement aviser les victimes des mises en liberté conditionnelle. Instaurer une primauté de la victime sur la loi opère un bouleversement du système pénal. Aujourd'hui, de plus en plus de peines veulent répondre à l'éventuel souci de vengeance de la victime. Le rôle de la loi est déplacé. Sa fonction première était d'arrêter la violence. Actuellement, ce frein est remis en cause. Nous sommes entraînés dans un processus infini de punition et de victimisation. La victime ne peut non plus faire son deuil. Elle devient un état permanent, une essence qui renverse le rôle pacificateur du droit.

La lutte antiterroriste apporte une dimension supplémentaire. En dehors de toute analyse de la réalité, c'est la voix de la victime qui révèlerait la vraie nature des terroristes : des criminels qui « tuent et causent d'énormes souffrances.» Ainsi, le cri, l'invocation de la douleur crée une image. Elle pose l'acte en dehors de tout contexte politique ou social. Un ensemble d'attentats n'ayant aucun rapport entre eux : l'effondrement des tours du World Trade Center, les attaques contre les troupes d'occupation étasuniennes en Irak ou en Afganisthan, les attentats de Madrid du 11 mars 2004, sont considérés comme identiques. Tous ces actes résulteraient d'une violence sans objet, d'une violence pure. La lutte antiterroriste construit une image qui fait penser à la notion de violence originaire développée par René Girard dans sa théorie de la victime émissaire 2 , une violence inexplicable, mais fondatrice de l'organisation sociale.

De même, la violence terroriste existerait pour elle-même, elle n'aurait pas de sens. En l'absence de sens, le langage régresse. Ce qui est dit donne simplement à voir, à entendre. Le langage devient bruit, cri, signifiant pur. Il est construction d'une image unificatrice et englobante : la voix de la victime. Celle-ci opère une fusion entre le spectateur et l'horreur exhibée. La représentation devient impossible. L'affect se substitue à l'analyse et à la raison.

Les incriminations punissant le terrorisme opèrent un deuxième déplacement. Ce n'est plus seulement au nom d'une quelconque victime que la lutte contre le terrorisme s'organise. Le pouvoir est non seulement le représentant de la victime, mais il occupe la place de celle-ci. En effet, ce qui spécifie un acte comme terroriste, n'est pas tant l'action elle-même que le fait qu'elle est accomplie avec l'intention de faire pression sur un gouvernement. L'incrimination du terrorisme permet au pouvoir de se poser lui-même en tant que victime.

La journée de commémoration du 11 mars s'inscrit dans ce schéma. L'initiative de l'Union européenne résulterait d'une responsabilité particulière des Etats membres à l'égard des victimes, car « les terroristes attaqueraient la société dans son ensemble ». Nous serions tous des victimes en puissance. La fétichisation de la victime réelle réalise une fusion entre celle-ci, les populations et le pouvoir .

La lutte antiterroriste organiserait la défense de tous contre cette violence aveugle. Pour ce faire, elle fusionne état de guerre et lutte contre la criminalité. Elle supprime toute distinction entre extérieur et intérieur, entre guerre et paix. L'Etat remet en cause l'Habeas corpus de ses citoyens et leur applique des mesures de surveillance, autrefois réservées aux ennemis du pays. L'état de guerre devient permanent, illimité contre un ennemi indéfini aux multiples visages qui peut recouvrir celui de tout un chacun, car les USA peuvent poursuivre toute personne simplement désignée comme terroriste, à savoir nommée comme « ennemi combattant illégal » par le pouvoir exécutif. Déjà victimes, nous pouvons devenir terroristes. La fusion est donc complète entre la victime, le terroriste et le pouvoir.

Un ordre politique psychotique, fondé sur l'amour de la victime, nous intime de nous abandonner et de renoncer à nos libertés constitutionnelles, afin d'être protégés de l'autre et de nous-mêmes. Cette structure politique maternelle supprime toute séparation entre l'Etat et le citoyen. La loi française LOPPSI 2, en transformant la vidéo-surveillance en vidéo-protection, opère une mutation sémantique caractéristique de l' attention que nous porte Big Mother.

En parlant au nom et en se positionnant comme victime, le pouvoir entre dans le sacré. Il fusionne ordre politique et ordre symbolique. Comme l'a déjà exprimé Georges Bush, dans sa guerre du Bien contre le Mal, le pouvoir occupe directement la place de l'ordre symbolique. Fondant sa légitimité sur l'icône de la victime, il nous place dans une violence sans fin, au lieu d'arrêter celle-ci.

La lutte antiterroriste nous inscrit ainsi dans le tragique, tel qu'il a été mis en scène par la tragédie grecque. Elle nous place dans une violence infinie, toujours renouvelée, car il n'y a plus de principe protecteur de la vie, d'ordre symbolique articulé au pouvoir politique. La psychanalyse 3 nous apprend que c'est justement ce phantasme de l'unification à la mère imaginaire, ici à l'Etat comme mère symbolique, qui est à la base de cette violence sans limite, soi-disant sans objet, que la lutte antiterroriste prétend combattre.

Voir aussi sur René Girard Le déni de la violence dans l'anthropologie de René Girard

  1. 1. Loi relative à l'amélioration de la procédure pénale au stade de l'information et de l'instruction. Le Moniteur belge, le 2 avril 1998.
  2. 2. La violence et le sacré, Grasset, Paris 1972.
  3. 3. Jacques Lacan, Séminaire XX Encore, Seuil, Paris 1975.