"Le gamin au vélo" ou le choix de la famille élective des frères Dardenne

23 September, 2011

le gamin au vélo vu par Pierre Kroll

© Pierre Kroll

Vos films ont-ils une nationalité ?
Je suis obligé de reconnaître qu'ils sont finlandais. Je ne suis pas pour que tout le monde fasse des films sur n'importe qui. Les cinéastes devraient se contenter de documenter les pays et les cultures qu'ils connaissent, en bien ou en mal.

Une ville dans un film ?
Liège dans les films des frères Dardenne. L'Enfant en particulier.

Interview du cinéaste finlandais Aki Kaurismäki dans Télérama début 2011 1

Christine Fagnoulle a déjà évoqué dans Toudi le dernier film en date des frères Dardenne, il m’a semblé intéressant de relever ici, suite à la sortie en dvd du film, d’autres thèmes complémentaires à ceux mis en avant par notre amie. 2 Tout d’abord, et je l’ai déjà écrit souvent dans Toudi, le fait de voir une œuvre artistique et éthique cohérente et marquante s’élaborer au fil des ans devant nos yeux est un événement exceptionnel et rare. Il est clair que les films des frères Dardenne s’interpellent et se répondent l’un l’autre dans une sorte de dialogue permanent. J’ai écrit dans Toudi que Le silence de Lorna 3 était un film de transition, et cela m’est apparu encore plus vrai après avoir vu Le gamin au vélo qui constitue certainement un nouveau jalon dans l’œuvre des Dardenne. Depuis La promesse, tous leurs films montrent que la famille de sang ou héréditaire est ébranlée voire anéantie dans notre société moderne, en cela ils sont les héritiers de tout un cinéma des années 70, celui de la révolte des fils (et filles) contre les pères symboles de l’autorité établie. C’est le fils qui enchaine le père dans La promesse, c’est Rosetta qui est littéralement sans famille, c’est le père au fils disparu dans Le Fils, le père qui vend son fils dans L’enfant, etc . Et l’on retrouve ce constat dans Le gamin au vélo, Cyril Catoul affronte un père qui ne veut pas de lui, la transmission est brisée voire même, plus radicalement, il n’y a plus rien à transmettre entre ces deux générations. Cela pourrait être le personnage central de L'enfant qui retrouve quelques années plus tard l’enfant qu’il avait vendu. Mais ce qui est aussi nettement affirmé pour la première fois, même si cela apparaissait déjà un peu dans leurs films précédents, c’est que cet homme en devenir qu’est Cyril, confronté à ce "champ de ruines" familial, va vouloir se construire sa propre famille, sa famille d’élection. C’est la question du lien social, du groupe, du rapport au collectif qui apparait là de manière évidente, grandir, mûrir seul est impossible, l’individu n’existe que dans son rapport à l’altérité. Ainsi Cyril s’agrippe littéralement à Samantha, au risque de lui faire mal, lorsqu’il la rencontre pour la première fois dans la salle d’attente d’un dispensaire. Pourquoi elle ? Nous ne le saurons pas et surtout nous ne saurons pas pourquoi Samantha va accepter ce gamin, c’est là l’une des forces du film, parfois on s’engage sans savoir pourquoi, mais avec le sentiment que l’on doit le faire, c’est littéralement ce que dira Samantha quand Cyril lui demandera pourquoi elle fait tout ça pour lui. Quels sont les sentiments de Samantha envers Cyril ? Elle représente à la fois une mère, une grande sœur mais aussi une amoureuse puisque, sommée de choisir par son compagnon, elle choisira Cyril et rejettera celui-ci. Il est intéressant de voir que face à la faillite des pères, c’est par la femme que le lien social peut se reproduire ou , à tout le moins, continuer. Mais avant d’arriver à ce point Cyril va hésiter entre deux familles d’élection, il y a celle des "mecs", de la virilité, Cyril y est surnommé Pitbull, que représente Wes le petit délinquant manipulateur (lui aussi d’ailleurs sans père) qui va conduire Cyril au bord du gouffre en l’embarquant dans un braquage minable. Ce "grand frère" va donc se révéler aussi peu "bénéfique" que Guy Catoul, père absent. Liée à la précédente, l’autre famille d’élection possible, c’est celle de l’argent, Cyril a pour seule "propriété" son vélo, objet qu’il va vouloir conserver, car il le relie à son père mais aussi parce qu’il considère que c’est tout ce qu’il a, et dans une société capitaliste, Cyril devra se battre plus d’une fois pour que cet objet ne lui soit pas volé.

le gamin au vélo

http://www.legaminauvelo-lefilm.com/

Choisir une famille d’élection n’est jamais quelque chose de facile, nous essayons et nous nous trompons parfois avant de trouver celle qui nous convienne. Cette famille d’élection est, d’une certaine manière, un choix républicain à rapprocher de la nation élective à la française. Dans le contexte belge présent, je suis certain que ce n’est certainement pas un hasard, la famille héréditaire pourrait être la Belgique, mais que se passe-t-il quand un membre de la famille (la Flandre ?) déclare à un autre membre de celle-ci (la Wallonie ?) qu’il ne veut plus de lui, voire même qu’il ne veut plus de famille du tout ? Ce n’est pas non plus un hasard si ce qui deviendra la famille d’élection de Cyril s’incarne dans Samantha, une italo-wallonne, et un copain aux origines d’Afrique du nord. Cette famille (cette nation ?) est composée de celles et ceux qui vivent des épreuves, mais aussi des joies communes et qui acceptent de partager certaines valeurs, c’est la communauté de destin et le plébiscite quotidien énoncé par Renan en 1882. Il y aussi un dernier élément à relever, le libraire et surtout son fils (une famille de sang donc) qui ont été victime des agissements de Cyril refusent la démarche reconstructive que Samantha et Cyril ont enclenché, sous le coup d’une pulsion, il veut se venger et l’on voit comment en quelques secondes les victimes peuvent devenir elles-mêmes des « bourreaux » capables de causer la perte de Cyril. 4. C’est devenu une habitude pour eux mais, une fois de plus, je ne peux que constater la qualité remarquable de tous les comédiens, Thomas Doret tout en rousseur est impeccable d’obstination, Cécile de France qui est dotée d’une voix plutôt naturellement chantante et enjouée est ici sobre et crédible, Jérémie Renier donne une grande humanité à son personnage de père fuyant. Egon Di Mateo est aussi impressionnant de présence dans son rôle de petit dur. Enfin, je reprendrai en final les propos de Kaurismäki « Les cinéastes devraient se contenter de documenter les pays et les cultures qu'ils connaissent, en bien ou en mal », c’est ce que viennent de faire à nouveau les frères Dardenne avec la Wallonie. Là où Le Silence de Lorna pêchait d’un certain déracinement, Le gamin au vélo est lui bien enraciné à Liège et Seraing, mais filmés comme ils ne l’avaient jamais été auparavant par les Dardenne, plusieurs scènes bucoliques en bord de Meuse possèdent une luminosité enchanteresse qui n’est pas sans rappeler celle de certains films de Jean Renoir. Que Kaurismäki, lorsqu’on lui demande de citer une ville dans toute l’histoire du cinéma réponde Liège n’est pas, en effet, un mince compliment. Cet enracinement est selon moi une des raisons du succès du film, tant dans les diverses Régions de Belgique qu’au dehors, un sujet, une histoire sont toujours d’autant plus universels qu’ils sont ancrés localement, c’est sans doute l’un des plus vieilles lois de toute narration.

le gamin au vélo

http://www.legaminauvelo-lefilm.com/


  1. 1. http://www.telerama.fr/cinema/un-cineaste-au-fond-des-yeux-76-aki-kaurismaki,65388.php
  2. 2. [#3216]
  3. 3. www.larevuetoudi.org/fr/node/792
  4. 4. voir l’article de José Fontaine sur ‘le fils’ et l’éthique reconstructive [#2145]