L'État mondial, les tsunamis et Auschwitz
L'extraordinaire solidarité mondiale manifestée à l'occasion des raz-de-marée en Asie qui ont fait près de 300.000 morts a manifesté qu'il y avait une sorte d'opinion publique mondiale et même un espace public mondial. La personne avec qui nous avons réfléchi le plus avant sur cette question difficile, c'est Jean-Marc Ferry. Nous voudrions rappeler le rôle qu'il joue dans notre revue et quelques unes de ses interventions car il nous semble que les tsunamis de l'océan indien repose en fait la question de l'État mondial ou, plus exactement, la nécessité d'avoir une communauté politique mondiale organisée transcendant en quelque mesure parfois les États souverains et même les Communautés politiques continentales comme l'Union européenne.
La vision de l'État mondial chez Jean-Marc Ferry
Jean-Marc Ferry a eu l'obligeance de répondre chaque fois à nos invitations pratiquement dès que la revue fut fondée. C'est ainsi que nous l'interrogions à Paris sur la pensée de Jürgen Habermas en 1989 (n° 3 annuel de TOUDI), à nouveau à Paris sur l'Europe à la veille de Maastricht en septembre 1992 dans le n° 4 de République où il développait plus avant le thème de l'identité postnationale. À notre invitation, il proposait une synthèse inédite de sa pensée, dans une conférence au CUNIC de Charleroi le 18 juin 1997, où il rapprochait les thèmes plus largement philosophiques des " identités " (narrative, interprétative, argumentative, reconstructive) et à nouveau l'identité postnationale, notamment dans le cadre européen. Et nous publiions cette conférence dans le n° 11 de TOUDI (mensuel, mai 1998) sous le titre Identité nationale et Identité reconstructive. À l'occasion de la sortie de son nouveau livre La question de l'État européen (Gallimard, Paris, 2000), nous étions allés à nouveau à la rencontre de Jean-Marc Ferry en mars/avril 2000 (TOUDI n° 36/37)
Pour Jean-Marc Ferry, pour retrouver la puissance du politique face au Marché, il convient de dépasser les nations, non pas en les supprimant, mais en les frottant les unes aux autres pour créer un nouveau « nous » dans le cadre européen, voire mondial, nouveau « nous » qui ne sera pas la nation mais quelque chose de nouveau, esquissé notamment par l'Union européenne (malgré ses dérives néolibérales). Quelque chose qui change radicalement les nations, mais ne les supprime pas. Par ailleurs, s'il est (avec Habermas) contre l'État mondial, les raisons en sont théoriques plutôt qu'empiriques. La principale c'est qu'il n'y aurait pas de clôture possible d'une Communauté politique mondiale. Mais laissons lui la parole
Les objections pratiques contre l'État mondial
« C'est là que nous restons un peu sur notre interrogation. Pourquoi serait-il impossible principiellement de réaliser une Communauté politique mondiale ? Evidemment, un État ne pourrait exclure une nation-membre. Il pourrait en revanche lui imposer sa loi sous peine de sanctions militaires, c'est-à-dire, dans ce cas, « policières » . C'est une différence avec la Communauté européenne, en ce qui concerne ses relations possibles avec ses États membres : pour celle-ci le maximum de la sanction ne saurait être que l'exclusion. Habermas n'envisage pas d'État mondial, mais il pense en revanche à un État supranational européen. Il considère qu'un État européen est possible et souhaitable, mais pas un État mondial. Donc il ne regarde pas vraiment l'Union européenne du point de vue de l'idée cosmopolitique, si l'on entend par là la préfiguration d'un ordre mondial politiquement intégré, d'un Etat mondial des peuples unis, quel que soit le sens que l'on mette ici sous le mot « État « .
Il y a trois raisons possibles. Aristote distingue différentes formes politiques et en particulier la sympolitie (sunpoliteia) et l'isopolitie (isopoliteia). L'isopolitie, c'est un ensemble considéré, quelle que soit sa forte intégration, dont les éléments présentent la même structure politique. Par exemple l'Union européenne est une isopolitie car tous les États sont républicains au sens de Kant c'est-à-dire sont des États de droit. Donc il y a isopolitie au niveau de l'Union européenne. En revanche, il n'y a pas isopolitie au niveau de l'ONU parce que vous avez des républiques mais aussi des régimes autoritaires voire pire.
Deuxièmement la « sympolitie » c'est l'idée d'une intégration de différents États ou Cités en une seule grande Cité. On peut dire que l'Union européenne est proche de la sympolitie et en même temps de l'isopolitie. Peut-être d'ailleurs (et c'était sans doute le cas de Kant), n'y a-t-il de sunpoliteia possible que dans l'isopolitie. Pour Kant, la fédération d'États qu'il voyait d'abord réalisée en Europe n'est possible que s'ils ont tous la même forme républicaine (État de droit démocratique). C'est le premier article définitif de son Traité de Paix perpétuelle.
La première raison pour laquelle Habermas exclut l'État mondial, c'est qu'il n'y a pas d'isopolitie, et de ce fait il ne peut pas y avoir de sympolitie. Du fait de la grande hétérogénéité des systèmes politiques nationaux dans le monde, même si l'on admettait qu'il y aurait tous les éléments de la Constitution des pouvoirs publics comme un Parlement (etc.), tout cela ne fait pas pour autant qu'il y ait vraiment un État mondial.
C'est cela, peut-être, la subtilité du raisonnement : Habermas peut vouloir à la fois au niveau de l'ONU une sorte de toit juridique qui présente toutes les caractéristiques de la Constitution au sens formel de l'organisation des pouvoirs publics avec un Parlement, un gouvernement et un pouvoir juridictionnel, sans pour autant que cela n'implique un État mondial. Parce qu'il n'y a pas d'isopolitie et de sympolitie possibles. Il n'y a donc pas d'intégration politique possible. Il pourrait seulement y avoir un pouvoir normatif, à la limite une communauté légale, mais en aucun cas une communauté morale ni politique. »
Difficultés « théoriques » de l'État mondial
« Une autre explication possible du point de vue de Habermas, c'est que même si l'on parvient à cette communauté légale au niveau mondial on n'aura pas nécessairement un recoupement de cette communauté légale par une communauté morale, c'est-à-dire une communauté de valeurs et d'identité partagées. Et à défaut d'un tel recoupement de la communauté légale par une communauté morale, il ne saurait y avoir de communauté politique. Et par conséquent, il ne saurait y avoir d'État. Disons que c'est un argument qui ne contredirait pas la thèse « communautarienne », défendue par le philosophe américain, Michael Walzer, thèse selon laquelle, s'il n'y a pas un large recoupement de la communauté légale (normes communes) par la communauté morale (valeurs partagées), eh! bien! il n'y a pas de communauté politique. Quand la communauté légale n'est pas recoupée largement par la communauté morale, les citoyens commencent à s'interroger sérieusement sur leur communauté politique.
Donc cela c'est la deuxième raison possible: il n'y a pas de communauté morale envisageable ni à court ni à moyen ni à long terme. Au niveau mondial. Mais je ne fais là que des conjectures.
Le troisième argument, explicite, celui-là, mais aussi le plus étrange, c'est qu'il n'y aurait pas de fermeture possible au niveau mondial. C'est-à-dire une communauté politique constituée au niveau mondial. Pourquoi? Parce que s'il y avait une communauté politique au niveau mondial, on ne pourrait plus dire qui c'est « nous » et qui c'est les « autres » .. Il semble que cet argument ait de la valeur aux yeux de Habermas. Si un pouvoir ne peut pas déterminer quels sont ses ressortissants et quels sont ceux qui ne le sont pas, il n'y a pas de pouvoir politique, il n'y a pas d'État ? Pour qu'il y ait « nous » il faut qu'il y ait « les autres ». Cela peut nous laisser un champ libre pour de vastes spéculations... »
L'Union européenne, modèle d'État cosmopolitique
« Il me semble que l'Europe pourrait être une préfiguration d'un état cosmopolitique, mais pas d'un État mondial. Contre l'État mondial, il y a plusieurs objections possibles qui ont été faites notamment par Kant qui parle d'un " état " (Zustand) cosmopolitique mais pas un État (Staat) mondial. C'est donc un ordre, une situation cosmopolitique et non pas un État au sens de l'État mondial.
Kant est contre l'État mondial pour des raisons assez claires. Un État mondial cumulerait les pires inconvénients politiques qui soient : à la fois le despotisme et l'anarchie. La "gouvernance", mot à la mode, deviendrait impossible.
Et de même, John Rawls, qui a écrit un livre sur le droit des gens. Rawls profile l'épure d'une " société politique des sociétés politiques bien ordonnées ", qu'elles soient de style hiérarchique ou de style égalitaire. Il envisage une très vaste constitution planétaire mais sans État ; il s'agit d'une société. Une société qui va au-delà du marché et au-delà de la société civile: c'est une société politique, régie par des droits qui vont au-delà du droit de la concurrence, par exemple, des droits fondamentaux qui pourraient régir cette Société des sociétés, cette Société des nations. Il refuse l'État pour les mêmes raisons que Kant. »
Le Grand Turc et la République de Venise
On sait que ce livre de Sylvie Goulard (Fayard, Paris, 2004) met en question l'adhésion de la Turquie parce que l'auteur pense pas que nous n'avons pas eu avec la Turquie les relations si conflictuelles que nous avons eues entre pays européens, relations qui, nous faisant dépasser les conflits, font de l'Europe une communauté morale. Elle déclarait au « Soir » le 2 décmebre 2004 : « L'Union est un ensemble de peuples et d'Etats qui coopèrent, on n'y entre pas avec un pied-de-biche et on n'y fait pas sa place à la hache. Et je voudrais ajouter que mon message s'adresse aussi à ceux qui, en Europe, pensent que l'adhésion de la Turquie est objectivement souhaitable : il faut s'y prendre autrement si l'on veut que l'entreprise soit un succès et non un échec. Je ne crois pas qu'on puisse marier les Européens de force avec quiconque, que ce soit les Turcs ou, demain, un autre peuple. »
La Communauté morale, l'exemple des relations de l'Allemagne avec les Juifs
Le Chancelier Fédéral Gerhard Schröder a pris la parole lors la journée du souvenir organisée par le Comité international d'Auschwitz à l'occasion des 69 ans de la libération des camps au Théâtre allemand de Berlin, le 25 janvier. Schröder remercie d'abord le Comité pour cette invitation qui n'allait pas de soi : « -En effet face à l'horreur des crimes commis il reviendrait aux
Allemands de se taire ; en outre la parole politique risque de ne pas convenir. » Le fait que l'Allemagne assume le crime du génocide va très loin puisque, comme on le sait Schröder, né après la guerre, n'est en rien contemporain des crimes commis par les Allemands alors. Et cependant il déclare : « L'idéologie nazie n'est pas venue toute seule, elle a été voulue par des hommes et a été conçue par des hommes. Je suis ici en représentant de l'Allemagne démocratique et je dis ma honte au regard de ceux qui ont été assassinés et devant vous les survivants (...) - il y a eu une fracture dans la culture et la civilisation européeennes. Il a fallu du temps pour en concevoir l'étendue et je doute qu'on puisse comprendre un jour. On ne vient pas à bout du passé. Il est passé. Mais ses traces et surtout ses enseignements parviennent dans le présent. (...)La RFA assume cette responsabilité dans sa politique et sa justice, portée par la conscience qu'ont ses citoyens de la justice (...)- certains survivants sont restés ou sont revenus dans le pays où a été décidée la solution finale. Cela a été une décision particulièrement difficile pour chacun d'autant que bien sûr elle n'était pas un choix volontaire mais le résultat d'une désespérance(...) aujourd'hui la communauté juive allemande est la troisième d'Europe. Elle est partie intégrante de notre civilisation et de notre société (...) la majorité des Allemands vivant aujourd'hui ne porte pas la responsabilité de l'holocauste mais elle a une responsabilité particulière : la mémoire de la guerre et du massacre de peuples sous le nationalsocialisme est devenue partie de notre façon de vivre. Pour beaucoup cela est difficile à suppporter. Mais il n'empêche que cela fait partie de notre identité nationale. La mémoire de l'époque du national-socialisme et de ses crimes est un devoir moral. Nous en sommes redevables aux victimes, aux survivants, et à leurs proches , mais aussi à nous-mêmes (...) avec vous je m'incline devant les victimes des camps d'extermination . Et si un jour les noms des victimes disparaissent de la mémoire, leurs destins resteront inoubliés. Ils reposent au coeur de l'histoire. » C'est le même discours que celui du président Koehler le 2 février devant la Knesset à Jérusalem : « Je tiens ici à le souligner: la responsabilité pour la Shoah fait partie de l'identité allemande », a déclaré M. Koehler. Sharon lui a répondu : « Le gouffre de sang entre les deux peuples sera ouvert pour toujours sous nos pieds », tout en se félicitant cependant des « relations d'amitiés et de coopération pleines et fertiles ». Le chef de l'opposition Tommy Lapid, survivant de la Shoah, a rappelé qu'Hitler « rêvait d'un Reich de 1000 ans » et ajouté « Le peuple juif se rappellera encore dans 1000 ans ce que le peuple allemand lui a fait. »
Formons-nous une « communauté morale » avec le monde entier ?
Il est vrai qu'Israël ne fait pas partie de l'Union européenne. Mais les Juifs font partie de l'Allemagne et la prise de la responsabilité allemande face au génocide renvoie aux pays européens qui l'ont assumé également comme la France (mais non la Belgique). Et le génocide renvoie aussi à toute la Deuxième guerre mondiale qui a dressé les peuples d'Europe les uns contre les autres ce qui les a amenés à se réconcilier dans l'Union européenne. En même temps cette absence d'Israël de l'Union européenne est un signe de ce qu'une communauté morale pourrait lentement se construire avec tous les peuples du monde. Par « morale », il fait bien voir que l'on n'entend pas seulement une communauté respectant des principes moraux, mais une agrégation d'êtres humains qui ont entre eux plus que le fait d'être simplement des être s humains : une histoire partagée, des valeurs (et donc des non-valeurs) partagées.
Il se fait que, avec les pays d'Asie touchés par les tsunamis, l'Europe a aussi une histoire partagée, celle du colonialisme, à travers l'Angleterre et la Hollande principalement.
On a dit de manière figurée qu'ils se produisaient bien des tsunamis en Afrique par l'effet de la faim, de la maladie etc.
On a le sentiment que la Communauté politique mondiale en train de naître ne devrait pas reposer seulement sur la nécessité objective de lutter contre la faim et le sous-développement ou, comme ici, en cas de catastrophe. Il y a tout un travail de mémoire que bien des pays d'Europe auraient à engager avec les peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine sur le modèle des relations entre la RFA et Israël. Cette Communauté politique mondiale ne pourrait devenir un État mondial même fédéral car il importe que les nations qui vont s'y situer puissent fonder leurs relations sur l'acceptation par elles de faire figurer au cœur de leur identité nationale le tort commis, en ce qui nous concerne, au Congo par l'État léopoldien puis belge. Une pareille perspective suppose aussi que l'Union européenne se limite géographiquement afin que demeurent les distances nécessaires aux réconciliations. Les nécessités techniques d'un monde humain plus uni doivent avoir un tel fondement moral dans un « nous » qui ne se fonde pas sur la simple qualité d'êtres semblables les uns aux autres, mais sur la fraternité.