Mort de Vaclav Havel

Il est permis d'espérer
22 December, 2011

Havel, Prague juillet 1990

© François André

Il y a déjà presque 15 ans, dans le premier numéro de Toudi mensuel, j’avais analysé certains événements agitant la Belgique d’alors en m’appuyant sur deux textes de Václav Havel écrit respectivement en 1978 et 1984 : Le pouvoir des sans pouvoirs et La politique et la Conscience 1. Alors que la nation tchèque salue la mémoire et l’action de celui qui fut son citoyen le plus illustre, j’ai décidé de reprendre cet article mais en retirant toutes mes considérations personnelles, ce sera l’hommage de Toudi à l’homme libre et généreux que fut Havel tout au long de son existence de dramaturge et de chef d’Etat. Ce dernier a bien sûr commis des erreurs, tant dans sa vie privée que dans sa vie d’homme d’Etat (notamment son soutien à l’intervention américaine en Irak en 2003, erreur qu’il admit ultérieurement), mais cela ne doit pas nous faire oublier la pertinence de ses écrits politiques dans nos sociétés européennes contemporaines dont je laisse à chacun la liberté d’apprécier le degré de proximité et de ressemblance avec le monde post-totalitaire qu’affronta Havel.

Les sociétés post-totalitaires

Václav Havel n’a jamais limité ses réflexions à la Tchécoslovaquie et au bloc de l’est post-totalitaire, il insista souvent dans ses écrits sur le fait que ces régimes, qui sévirent de la mort de Staline à la chute du mur de Berlin, étaient l’enfant monstrueux d’un Occident égoïstement replié à l’abri du parapluie nucléaire américain. Havel élabora dans la Tchécoslovaquie de la normalisation d’après l’été 1968 le concept existentiel de vie dans la vérité (par opposition à la vie dans le mensonge) comme point de départ de toute action publique ou civique. Havel, s’inspirant des écrits du philosophe tchèque Jan Patočka, disciple de Husserl, définit le post-totalitarisme de la manière suivante « dans la société à système post-totalitaire, toute vie politique au sens traditionnel du terme est anéantie. Les individus n’ont pas la possibilité d’exprimer leurs opinions politiques publiquement et encore moins de s’organiser politiquement. Le rituel idéologique comble entièrement la lacune qui en découle. Naturellement, cette solution provoque chez les individus une baisse d’intérêt pour la politique ; la pensée politique indépendante (…) et l’activité politique semblent à la plupart (…) éloignées de leurs durs soucis quotidiens. » 2 Cette corruption éthique de la politique et du langage, voire de l’existence humaine elle-même, cette vie dans le mensonge cause une profonde crise de l’identité humaine. Celle-ci présente une dimension éthique car elle apparait comme une crise morale de la société. « L’individu, tombé au niveau de valeurs de consommation, dissous dans l’amalgame de la civilisation grégaire et non rattachée à l’ordre de l’être par le sentiment d’une responsabilité supérieure à celle de sa propre survie, est un individu démoralisé ; C’est sur sa démoralisation que le régime s’appuie, il l’approfondit, il en fait une projection sociale.» 3 L’un des moyens pour l’individu de contrer cet assujettissement larvé, c’est d’y opposer le concept existentiel de vie dans la vérité. Celle-ci « concrétise la révolte de l’individu contre sa position imposée, et constitue une tentative de saisir à nouveau sa propre responsabilité. C’est donc un acte éminemment moral. Non seulement à cause du prix qu’il coute à l’individu, mais surtout parce que cet acte ne relève pas d’un calcul (…), une amélioration générale des conditions est une hypothèse plausible mais non acquise.» 4 Avant de voir quelles peuvent être les conséquences parfois extraordinaires de ce concept, tant du point de vue individuel que collectif, il me faut en donner une définition plus précise. Pour Havel, il ne s’agit pas seulement d’une réflexion conceptuelle telles que peuvent l’être par exemple une pétition écrite par un groupe d’intellectuels ; cela comprend n’importe quel acte par lequel un individu ou un groupe d’individus se révoltent contre la manipulation dont il est l’objet : de la lettre d’intellectuels à la grève, du concert de rock à la manifestation étudiante, du refus de participer à la comédie électoral en passant par une prise de parole directe au cours d’une réunion officielle, ou encore une grève de la faim 5.

Une société fondée sur le mensonge

Une des conséquences concrètes du concept de la vie dans la vérité est de révéler à l’ensemble de cette société fragmentée, atomisée, au niveau de l’individu que le pouvoir en place repose sur le mensonge. Celui qui, même par un geste minime, refuse, rompt avec la règle du jeu, en arrive à abolir en fait le jeu lui-même. « Tant que l’apparence n’est pas confrontée à la réalité, elle n’apparait pas comme une apparence, (…) il manque la perspective qui dévoilerait son caractère mensonger. (…) La vie dans la vérité est donc directement inscrite dans la structure de la vie dans le mensonge comme son alternative réprimée (…) c’est seulement sur cet arrière-plan que la vie dans le mensonge prend sa signification. » 6. Ce simple refus du mensonge officiel peut déboucher sur des changements fondamentaux au sein de la société mêmes si ceux-ci peuvent rester longtemps indiscernables. « Le pouvoir politique explosif et incalculable de la vie dans la vérité réside dans le fait qu’une fois découverte elle possède un allié, certes invisible, mais omniprésent : (la) sphère cachée ; (…) c’est là que se trouve son espace de communication potentielle.» 7. La confrontation éventuelle entre le pouvoir post-totalitaire et ce qui survient de cette sphère cachée prendra une forme particulière : « l’origine, ce n’est en aucune sorte une confrontation au niveau du pouvoir exécutif institutionnalisé et quantifiable (…) ; la confrontation a lieu à un tout autre niveau, celui de la conscience humaine, c’est-à-dire à un niveau existentiel. Le rayon d’action de ce pouvoir particulier ne peut être déterminé par le nombre de ses partisans, de ses électeurs (…) car il se déploie dans la cinquième colonne de la conscience sociale, des intentions cachées de la vie, du désir réprimé de l’individu de vivre dans la dignité, de réaliser ses droits élémentaires, ses véritables intérêts sociaux et politiques. (…) Cette force ne participe à aucune concurrence directe pour le pouvoir, mais agit dans l’espace obscur de l’existence humaine. Toutefois les mouvements cachés qu’elle provoque peuvent déboucher sur quelque chose de visible – et il est difficile de prévoir à l’avance quand, où, comment et quelle étendue cela se produira – sur un acte ou un événement politique, sur un mouvement social, une explosion subite de mécontentement civil, (…) ou simplement un changement irrépressible du climat social et spirituel. » 8. Selon Havel, l’expérience tchèque semble indiquer que le point de départ du mouvement d’opposition se situerait dans le domaine pré-politique, c’est-à-dire le domaine ou s’affronte les prétentions du système post-totalitaire et les intentions véritables de la vie. Celles-ci peuvent naturellement revêtir les formes les plus variées, « ce peuvent être des intérêts matériels, sociaux ou professionnels élémentaires, des intérêts spirituels ou des exigences existentielles fondamentales telles que le désir de l’individu de vivre à sa façon et dignement (…). L’articulation politique éventuelle des mouvements se développant sur cet arrière-plan pré-politique ne prend naissance et ne murit que dans une phase secondaire, davantage comme conséquence de la confrontation à laquelle ces mouvements aboutissent que comme objectif de leur programme, de leur projet ou de leur impulsion 9. Ainsi la Charte 77, qui fut la principale expression de la dissidence tchécoslovaque post 1968 se constitua suite à l’interdiction puis l’arrestation par le pouvoir des musiciens du groupe rock Plastic People of the Universe. La mise au pas de ces musiciens alternatifs très néo Velvet Underground, par définition en marge, constitua en effet l’événement initiateur d’une volonté civique au sein d’une petite minorité de la population qui réclama l’application par la République socialiste Tchécoslovaque du volet Droits de l’Homme du Traité d’Helsinki de 1975. Ce mouvement fut rapidement réprimé, Jan Patočka ne survécut pas au harcèlement policier dont il fut l’objet et, en 1979, Havel lui-même fut condamné à 5 ans de prison mais il constitue l’un des moments précurseurs de la révolution de velours de novembre-décembre 1989.

JAN PATOCKA
Les démocraties parlementaires libérales ne valent pas mieux

Havel ne limitait pas son analyse au bloc post-totalitaire, il souhaitait appréhender l’ensemble de la crise éthique qui agite le monde industrialisé. L’échec humain que constituaient les régimes socialistes n’est qu’une variante de l’échec global de l’Homme moderne. « Rien, en effet, ne corrobore le fait que les démocraties occidentales – à savoir les démocraties de type parlementaire traditionnel - offrent une issue plus sûre au problème. On pourrait même dire qu’en comparaison avec notre monde, elles dissimulent d’autant mieux la situation de crise de l’individu et l’y plongent d’autant plus profondément que l’espace laissé aux intentions véritables de la vie y est plus vaste. Il semble bien que les démocraties parlementaires de type classique ne proposent pas de moyen de faire front de manière fondamentale à la gravitation de la civilisation technique et de la société industrielle de consommation (…) Seule la façon dont elles manipulent l’individu est infiniment plus subtile et raffinée que les manières brutales du système post-totalitaire. Mais tout cet ensemble statique de partis de masse sclérosés et agissant politiquement de manière tellement intéressée, ces partis dominés par des appareils professionnels qui déchargent le citoyen de toute responsabilité concrète et individuelle, toutes les structures complexes des foyers expansifs et manipulateurs d’accumulation de capital, ce diktat omniprésent de la consommation, ce submergement d’informations, tout cela (…) peut difficilement être considéré comme la voie grâce à laquelle l’individu aurait quelques perspectives de se retrouver lui-même. » 10 En raison du caractère essentiellement formel des garanties en matière des droits fondamentaux de l’individu reconnus par les régimes démocratiques, l’Homme occidental se retrouve, lui aussi, « incapable de préserver son identité, de se protéger de son aliénation et de dépasser le cadre de ses soucis de survie individuelle, pour devenir un membre responsable de la Polis et fier de l’être, participant réellement à la construction de son destin. » 11. D’où vient la crise éthique qui agite le monde industrialisé ? Havel recoure ici aux écrits d’un disciple de Patočka, Václav Bělohradský. Cette crise provient du fait que nous vivons « une époque qui nie la signification contraignante de l’expérience personnelle – y compris celle du mystère et de l’absolu - et qui substitue à l’absolu personnellement expérimenté comme mesure du monde, un absolu nouveau, créé par les hommes et qui n’a plus rien de mystérieux, un absolu libéré des caprices de la subjectivité et, partant, l’absolu impersonnel et inhumain de la soi-disant objectivité de la connaissance rationnelle objective, du projet scientifique sur le monde. » 12. « La faute ne doit pas être imputée à la science comme telle, mais à l’orgueil de l’homme de l’ère scientifique (…) Il a refusé son expérience personnelle et pré-objective du monde, il a relégué tant sa conscience psychologique personnelle que sa conscience morale dans (son) intimité, comme valeurs purement privées qui ne concernent personne ; (…) et à tout cela il a substitué (…) la fiction d’une objectivité détachée de l’humanité concrète, l’hypothèse d’une compréhension rationnelle de l’univers 13. L’homme politique moderne n’aura vraiment plus aucune raison de se soucier de l’avenir, surtout si cela peut compromettre ses chances électorales, en effet « l’homme concret, mis entre parenthèse, par les sciences modernes de la nature en tant que sujet de l’expérience vécue du monde, est également mis entre parenthèses de façon de plus en plus manifeste par l’Etat et par la politique modernes. » 14. Ce phénomène se manifeste par un pouvoir impersonnel, anonyme, sans visage. Le pouvoir moderne où se croisent et s’affrontent créatures politiques et hommes d’affaires, apparatchiks et bureaucrates, conseillers en communication et faiseurs d’opinion en est réduit à n’être plus que « le point d’intersection dépersonnalisé de rapports fonctionnels et de rapports de force, rouage d’un mécanisme d’état, confiné d’avance dans un rôle donné, instrument innocent d’un pouvoir anonyme légitimé par la science, l’informatique, l’idéologie, la loi, l’abstraction et l’objectivité, c’est-à-dire aux antipodes de la responsabilité personnelle envers l’Homme en tant que personne et en tant que prochain. Le politicien moderne est transparent. Derrière son masque circonspect et son langage artificiel, nous ne trouvons pas un homme enraciné dans l’ordre du monde naturel par son amour, sa passion, ses goûts, ses opinions personnelles, sa haine, son courage ou sa cruauté ; tout cela est tenu pour une affaire purement privée (…). Si nous découvrons quoi que ce soit derrière le masque, ce ne sera qu’un technologue plus ou moins adroit du pouvoir. » 15.

Pour une politique « antipolitique »

La vraie question n’est donc pas de choisir entre capitalisme et socialisme mais bien de savoir si l’on réussira « à réhabiliter l’expérience personnelle de l’homme comme critère originel des choses, à placer la morale au-dessus de la politique et la responsabilité au-dessus de l’utilité, à redonner un sens à la communauté humaine et un contenu au langage humain, à faire en sorte que le pivot des évènements sociaux soit le moi humain, le moi intégral, en pleine possession de ses droits et de sa dignité, responsable de lui-même parce qu’il se rapporte à quelque chose au-dessus de lui, et capable de sacrifier certaines choses, capable en cas extrême de sacrifier l’ensemble de sa vie privée et de sa prospérité quotidienne (…) pour que la vie ait un sens (…). Quant à savoir si le hasard de notre lieu de naissance nous oblige à faire front à un manager occidental ou à un bureaucrate oriental, cela n’a vraiment pas d’importance. » 16. La politique doit être ramenée sur le terrain de l’homme concret, ce revirement reste toujours à faire dans les démocraties occidentales. Une fois ce diagnostic posé, il faut passer à l’action. Le premier devoir de tout citoyen conscient consiste à résister à ce pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain. La communauté humaine doit se défendre « des pressions complexes et aliénantes qu’exerce ce pouvoir qu’elles prennent la forme de la consommation, de la publicité, de la répression, de la technique, d’un langage vidé de son sens (…) ; à fonder nos actions sur nos expériences, nos critères et nos impératifs personnellement garantis, soumis à une réflexion libre de toute idée préconçue ou censure idéologique (…) ; à nous laisser guider par notre propre raison et à servir en toute circonstance la vérité en tant qu’expérience essentielle.» 17. Ce programme qui peut sembler vague, général, chimérique, doit déboucher concrètement sur ce qu’Havel qualifie de politique antipolitique, c’est-à-dire une politique qui n’est pas « une technologie du pouvoir et une manipulation de celui-ci (…) ni un art de l’utilité, de l’artifice, de l’intrigue. La politique telle que je la comprends est une des manières de chercher et d’acquérir un sens dans la vie ; une manière de protéger et de servir ce sens ; c’est la politique comme morale agissante ; comme service de la vérité, comme souci du prochain, souci essentiellement humain, réglé par des critères humains.» 18. Cette politique antipolitique peut produire un effet mais « il est caché, indirect, lent à se manifester et difficilement mesurable, souvent il n’agit (…) que dans la sphère de la conscience morale sans qu’on puisse apprécier la valeur de cette action ou, le cas échéant, se rendre compte de la mesure dans laquelle elle contribue à amorcer un mouvement au sein de la société.» 19

Havel, Prague juillet 1990

© François André


  1. 1. « Marche blanche et Wallonie post-totalitaire » ce texte n’est pas disponible dans les archives du site web, il est disponible en version papier sur demande auprès de la rédaction, et sera accessible en ligne dans les mois à venir
  2. 2. Václav Havel « Essais politiques », Ed. Calmann-Lévy, Paris, 1990, p.99
  3. 3. idem p.94
  4. 4. idem p.94
  5. 5. idem p.91
  6. 6. idem pp. 88-89
  7. 7. idem p.89
  8. 8. idem pp.89-90
  9. 9. idem p.90
  10. 10. idem pp.151-152
  11. 11. idem p.151
  12. 12. idem p.225
  13. 13. idem pp. 229-230
  14. 14. idem p.231
  15. 15. idem P232
  16. 16. idem p.239
  17. 17. idem p.243
  18. 18. idem p.245
  19. 19. idem P. 246