Scènes 19 à 24
PRESIDENT MERLOT - La parole est à Monsieur Marcel Philippart.
LE "BELGE"‑- Laissez-le parler. C'est un homme de conviction. Il mérite le respect.
MARTHA - Après tout, il n'est pas dangereux.
Marcel PHILIPPART - Mesdames, Messieurs, au temps sinistre de l'occupation allemande, quelques Liégeois venant de tous les horizons politiques se réunissaient dans le plus grand secret, en changeant de local tous les quinze jours.
Ils avaient le souci d'aborder sans hésiter le problème wallon et d'échanger, dans une parfaite cordialité, leurs vues pour sa solution dans une Belgique que je continue à vouloir une.
Je ne veux pas d'annexion à la France. Je m'étonne même que - fût-ce sur le plan spéculatif - la question soit posée. Et pourtant, avec vous tous, je suis un ami passionné de la France et je veux que notre pays entretienne avec elle des relations de plus en plus étroites.
Laissez-moi vous rappeler ce mot si profond de Gabrielle d'Annunzio‑: "Si la France n'était pas là, le monde se sentirait seul‑!"
LE "FRANCAIS" - Bravo‑!
Marcel PHILIPPART - Je ne suis pas non plus pour l'indépendance de la Wallonie, qui n'est pas une réforme viable dans un Etat durable.
Il faut donc chercher une autre solution. Serait-ce le fédéralisme‑? Je vous ai dit ma profession de foi belge. Tout système qui tracerait un pointillé suivant la frontière linguistique serait bientôt un danger, le danger de voir les deux fractions du pays se séparer.
Le moindre incident pourrait transformer le pointillé en déchirure‑!
Il faut empêcher que les Flamands, étant en majorité à la Chambre, puissent abuser de cette majorité.
LE FEDERALISTE - Ils l'ont déjà fait‑!
Marcel PHILIPPART - Cherchons donc, du côté du Sénat géographique, la compensation attendue.
Pensons à nos morts.
A ceux-là qui nous ont parlé avant de mourir devant le peloton d'exécution, car ils sont morts non pas pour Liège, non pas pour la Wallonie, mais ils sont morts pour la liberté et pour la Belgique.
Scène 20
MARTHA- Il y a morts et morts
Il y a guerre et guerre
guerre dans les corps
grèves générales
révoltes écrasées
bains de sang
typhus et choléra
morts du grisou
morts des villages
morts des usines
guerres générales.
Chômeurs à demi morts
demi-vivants
va-t-en savoir.
Morts de 1830
morts de 1886
histoire d'un grand complot
complot interminable
contre tout un peuple
entré sous terre
sorti de terre
aux yeux cernés de noir aux ongles de fer.
S'en est allée la poule aux oeufs d'or
ni vu ni connu.
Vive la Belgique‑!
Histoire d'un peuple qui meurt et revit
d'un samedi à l'autre
d'un dimanche à l'autre
d'un siècle à l'autre.
Peuple entré en résistance avec ses
mains nues et des armes d'enfant.
Le peuple aura toujours le dernier mot
entre les terrils verts
où le feu couve encore.
Scène 21
PRESIDENT MERLOT - Mesdames, Messieurs, nous passons à présent à la défense de la deuxième thèse‑: le fédéralisme.
La parole est à Monsieur Fernand Dehousse, professeur à l'université de Liège.
Fernand DEHOUSSE -Le fédéralisme, Mesdames, Messieurs, est un mot que l'on emploie souvent et dont on ne sait pas toujours très exactement ce qu'il veut dire. La raison en est qu'il y a pour ainsi dire autant de fédéralismes que d'Etats qui vivent sous des régimes fédéraux. C'est un régime qui naît de l'histoire, approprié aux besoins de chaque peuple et qui, par conséquent, présente un grand nombre de variantes. Mais il y a toujours dans tous les systèmes de fédéralisme un fond commun. Ce fond consiste à enlever au pouvoir central un certain nombre d'attributions.
Si donc nous introduisions le fédéralisme en Belgique, cela signifierait qu'en Wallonie notamment, il y aurait demain sur le plan du droit public, une collectivité locale wallonne, un pouvoir exécutif wallon, des institutions wallonnes.
C'est un régime essentiellement démocratique, mais qu'on ne trouve jamais que là où existe la démocratie. Chaque fois qu'une dictature arrive au pouvoir, son premier acte est de balayer le fédéralisme. Faut-il vous en donner pour preuve l'exemple de Hitler‑?
S'il en est ainsi, le fédéralisme est essentiellement et profondément l'expression de la démocratie.
De même, le fédéralisme est une forme supérieure de gouvernement parce que les pouvoirs locaux qui l'instituent sont incontestablement au courant de tous les besoins locaux, bien mieux que le meilleur gouvernement central.
J'ajouterai, d'autre part, que le fédéralisme est la forme vraiment raisonnable du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, si la chose est possible.
Le fédéralisme est une application, une manifestation plus raisonnable, plus limitée de ce droit dont il ne s'agit pas de contester la justesse dans son principe.
En fait, le fédéralisme présente une quantité d'avantages si grands qu'il a été souvent proposé parmi les solutions susceptibles de régler, en Belgique, le dualisme wallon-flamand.
Mes chers amis, il y a des moments où il faut avoir le courage de voir les choses en face, le coeur chaud, mais aussi la tête froide.
Former un Etat wallon indépendant ou bien rattacher la Wallonie à la France, cela suppose une décision qui ne regarde pas seulement Wallons et Flamands, mais d'autres peuples et, par conséquent, une décision internationale.
C'était déjà extrêmement difficile à obtenir hier. C'est tout à fait impossible aujourd'hui, en raison du régime international. Nous allons vivre, hélas‑! sous l'hégémonie de grandes puissances qui ressemblent fort à une dictature.
Il ne me paraît donc pas que les thèses 3 et 4 aient la moindre chance de succès.
Pour vous exposer franchement toute ma pensée, le fédéralisme n'est pas nécessairement éternel.
Le fédéralisme comporte, comme dans ce régime qui unit les Etats confédérés de l'URSS, le droit de sécession, c'est-à-dire le droit de se retirer éventuellement de la confédération.
Mais fédéralisme signifie aussi dernier essai de vie en commun dans le cadre de la Belgique.
On a fait beaucoup de critiques au fédéralisme. On a dit qu'il bouleverserait les habitudes et le genre de vie du pays.
Il est tout de même grand temps, pensons-nous, que nous puissions nous consacrer, en Belgique, à la solution de questions d'importance vitale qui ont bien plus d'importance que le problème linguistique et même que le problème royal‑!
On a dit aussi du fédéralisme, et c'est peut-être l'objection la plus sérieuse, qu'il ne portait pas remède à tout‑!
Mais notre discrédit, notre incertitude industrielle sont tels que, même en supposant un gouvernement wallon, composé de bons Wallons, il lui faudrait probablement la durée d'une génération pour remonter la pente au bas de laquelle l'incurie blâmante et indigne du gouvernement de Bruxelles nous a laissés choir au cours des années.
On a dit aussi que nous ne réussirions pas. On a dit que le fédéralisme impliquait une révision de la Constitution. On a dit cela et bien d'autres choses encore. Je crois que le combat à mener n'est pas facile. Personne ne l'a jamais soutenu. Je ne dis pas qu'il s'agit d'une oeuvre de quelques mois ou de quelques années. Je pense, au contraire, que c'est une oeuvre de longue haleine qui exige beaucoup de courage et beaucoup d'efforts.
Il y a longtemps, pour ma part, que je suis convaincu qu'il n'existe pas d'autre moyen de nous sauver. Je suis convaincu que ce sera le rôle du fédéralisme.
Les circonstances ont voulu que, pour assister à ce Congrès, je revienne de France et que je fasse la traversée Paris-Liège en auto, ce matin. En arrivant sur les hauteurs, je regardais comme je le fais souvent, cette ville de Liège si belle sous le soleil d'octobre, j'admirais les feuillages mordorés et la douceur de la courbe des collines, le frémissement et le scintillement de l'eau, et je pensais que, sur cette terre-là, vit une race qui, depuis des siècles, pratique la liberté et l'indépendance.
Elle ne les perdra pas‑!
L'assemblée, debout, acclame très longuement l'orateur.
Scène 22
LE FEDERALISTE, applaudissant très fort Fernand Dehousse - Quel homme‑! C'est le pivot, la clé, le maître d'oeuvre du fédéralisme. Un personnage central‑!
LE "FRANCAIS" - Fédérale ou pas, qu'on en finisse avec cette Belgique‑! Si les Allemands remettent ça, au moins avec la France, on sera défendus‑!
LE "BELGE"‑- Vous êtes fous‑!
LE "FRANCAIS" - Moi‑?
LE "BELGE"‑- C'est ce qu'aurait téléphoné Paul-Henri Spaak à Joseph Merlot. Vous êtes fous de tenir ce congrès‑! Alors, ce n'est pas le moment de nous diviser, serrons-nous les coudes‑!
Et il a raison, Spaak. La Wallonie, ça n'existe pas. La Belgique, oui. Nous ne pouvons exister qu'au sein de la Belgique.
L'ARDENNAIS - La Wallonie, il faut l'inventer, Monsieur‑! C'est un rêve‑? Un rêve qui deviendra réalité, vous pouvez me croire. Moi, j'y pense tous les jours.
LE "BELGE"- Taisez-vous.
MARTHA- Laissez-le parler.
L'ARDENNAIS - Laissez-moi parler.
Scène 23
L'ARDENNAIS - Laissez-moi parler‑!
On s'est tus trop longtemps
Pendant cinq ans de guerre
Je suis venu pour parler
pour vous parler
pour voir vos yeux, vos visages
Voilà cinq ans qu'on est séparés
que l'on se cache
que l'on parle à mi-voix
dans les abris, les caves, les réunions dans l'ombre
dans la nuit pour attendre un parachutiste
cacher un réfractaire dans le Luxembourg
sous les bombardiers
dans le cri des sirènes.
MARTHA- Je me suis tue devant mon assiette vide
devant mon armoire vide
mes enfants dans mes jupes.
THERESE - Je me suis tue devant le poêle trop tiède
le charbon rare, le bois humide
le rebulet, le laton
la farine de pois, la farine de maïs...
Laissez-moi parler
Les vêtements rapiécés, les sabots à clous
Si tu savais comme j'ai dû me taire.
Quand la tapeuse de cartes
me permettait de rêver d'un retour impossible
quand on exécutait un camarade
quand le facteur n'apportait rien
mes soeurs de misère et de révolte
Quand j'étais belle
quand j'étais laide
Laissez-moi parler
pour ne rien dire
je vous en prie
j'ai attendu si longtemps
Ne nous en veuillez pas
LE FEDERALISTE - Nous ne sommes pas fous
Nous ne sommes pas fous
LE BORAIN‑- Laissez dormir en paix
ceux qui sont devenus fous dans les camps
ceux qui ont simulé la folie
ceux qui sont devenus fous dans les prisons de Liège
des jeunes aussi
la folie n'a pas d'âge
LE "FRANCAIS" - Je veux savoir qui je suis
dans cette région qui cherche un nom
où les hommes et les femmes aiment
souffrent rient et meurent
comme partout dans le monde
THERESE‑- Mes enfants sont rentrés à l'école
Ils étudient tous les écrivains flamands
même les plus douteux politiquement
Ils n'ont droit à aucun artiste wallon
Scène 24
LE FEDERALISTE - L'amnésie est-elle une malédiction‑?
Une fatalité‑?
MARTHA- Je ne veux plus être une ombre
une ombre de femme
une ombre de citoyenne
une ombre de mère
Dites-moi
que le printemps commence demain
On enchaîne directement sur un discours.
Henri GLINEUR - Le développement de la Wallonie au cours du XIXème siècle comme sa décadence actuelle sont essentiellement liés à la vie même du régime capitaliste.
La Wallonie, région industrielle par excellence, était facilement accessible à la bourgeoisie capitaliste du XIXème siècle, qui en fit une terre d'élection. Elle se trouvait être le lieu rêvé pour les gros capitaux, qui devaient permettre à la bourgeoisie belge de figurer honorablement parmi les plus grandes puissances capitalistes. De là, une politique de l'Etat, essentiellement favorable à la partie Sud du pays.
Cette situation devait également conduire à la formation, en Wallonie, d'un prolétariat extrêmement dense et, par conséquent, au développement d'un mouvement ouvrier solide. De là, une propension pour la Wallonie à devenir une terre favorable aux idées de progrès démocratique et de moins en moins accessible à l'influence du catholicisme réactionnaire.
La situation s'est profondément modifiée.
L'intérêt des trusts et monopoles pour le développement de l'industrie lourde et extra-lourde en Wallonie a largement diminué. La bourgeoisie impitoyable, lancée à la poursuite des profits immédiats et à l'abaissement des prix de revient, a conduit trusts et monopoles à déplacer l'industrie et à l'installer à proximité des ports. On équipe la partie Nord du pays.
Cette tendance ne peut qu'aller en s'accentuant.
Le développement de la Flandre offre bien plus d'intérêt pour les trusts que celui de la Wallonie.
Si rien n'est fait pour remédier à la dénatalité de la Wallonie, c'est que le problème a cessé d'intéresser la bourgeoisie dirigeante.
Cette situation nouvelle, au sortir d'une longue période d'oppression, a contribué à donner à certains Flamands un comportement de supériorité. La bourgeoisie dirigeante joue depuis un siècle avec une habitude consommée le jeu divisant entre Flamands et Wallons. Pour lancer cette politique et guidée par ses intérêts, la bourgeoisie s'est efforcée pendant de longues années de donner aux Flamands, comme cause de leur maux, l'obstination et l'impérialisme des Wallons. Et, à l'heure actuelle, retournant la situation, elle s'efforce d'accréditer dans les milieux wallons, l'idée d'un impérialisme flamand‑!
Y a-t-il un remède à cette situation‑? Je vous le demande, mes bien chers camarades‑!
LE BORAIN‑- Nous ne faisons pas de politique ici‑!
Henri GLINEUR - Quel que soit l'intérêt porté à la Flandre par les dirigeants de notre pays, la politique des trusts et monopoles est essentiellement dirigée contre les masses ouvrières, qu'elles se trouvent en Flandre ou en Wallonie.
Dès lors, il existe entre les masses populaires flamandes et wallonnes une solidarité et une communauté profonde d'intérêts.
PRESIDENT MERLOT - Je remercie M. Henri Glineur, député de Charleroi, vice-président du Congrès.
PRESIDENT MERLOT - Monsieur Jean Rey a demandé la parole.
Jean REY- Mesdames, Messieurs, j'étais fédéraliste avant la guerre. Mais, revenant en Belgique après cinq ans d'absence, je constate avec joie que le fédéralisme a fait dans les rangs wallons des progrès immenses. Ma fédération libérale liégeoise est non seulement devenue fédéraliste mais c'est à l'unanimité qu'elle s'est prononcée pour le fédéralisme.
Quelles sont, selon moi, les trois raisons pour lesquelles je me suis rallié et pour lesquelles je convie le Congrès à se rallier à son tour à la solution fédéraliste‑?
C'est d'abord (je m'adresse aux unitaires attardés), parce que ce problème belge n'est pas exclusivement belge et qu'il n'y a qu'à jeter un regard sur les autres pays qui se trouvent dans la même situation que nous pour voir qu'une solution centralisatrice et unitaire ne peut plus satisfaire personne.
Dans les camps internationaux où m'avaient envoyé les Allemands pendant ma captivité, j'ai été en contact avec des officiers tchèques, polonais et yougoslaves. J'ai discuté avec eux les problèmes slovaques, lituaniens, croates et j'en suis arrivé à cette conclusion que, partout, lorsqu'un Etat unitaire est travaillé par un mouvement nationaliste, il est impossible qu'il ne finisse pas par craquer‑!
La sagesse est de s'en apercevoir à temps‑!
En second lieu, je crois que la solution fédéraliste est de nature à réaliser notre unité et il n'y a peut-être rien de plus important, à l'heure actuelle, que l'unité des Wallons.
A mon retour d'Allemagne, retrouvant la population wallonne, j'ai constaté que va croissant le nombre de ceux qui désespèrent de la Belgique et qui ne croient plus possible une vie indépendante et autonome pour la Wallonie dans le cadre de l'Etat belge.
Mais, le sait-on‑? il y a encore beaucoup de Wallons (et je suis de ceux-là) qui ne croient pas que nous en soyons arrivés au point de devoir proclamer que l'oeuvre de Charles Rogier a vécu et qui pensent, au contraire, que dans le cadre unique de la Belgique, la Wallonie peut être prospère, heureuse et riche‑!
Je regrette quant à moi qu'il y ait encore tant de questions sur lesquelles nous sommes profondément divisés. Heureusement, la Wallonie n'est pas divisée sur la question royale....ou à peine, je pense‑!
(Applaudissements.)