Critique : "Vous vous appelez Michelle Martin" de Nicole Malinconi

8 August, 2012

Nicole Malinconi à l'époque de Hôpital Silence (1985)

Il n'est pas simple de rendre compte de ce « petit » livre d'une bonne centaine de pages qui a été écrit au départ, à la demande de Michelle Martin (publié chez Denoël, Paris, 2008). Nicole Malinconi résume les choses pour nous : « Je suis allée vers vous sans savoir ce qu'il adviendrait de notre rencontre, pensant juste que la seule raison d'écrire, en ce qui me concernait, serait vos mots, disant l'horreur que vous aviez laissée advenir, tâchant de dire comment il avait été possible que cela advienne. Nous avons parlé en confiance. Après la première rencontre, d'autres ont suivi, chaque mois, pendant plus d'un an. » (pp.10-11).

Honnêteté et rigueur

Il n'y a aucun guillemets ou tirets dans ce livre qui prétendraient rapporter les ipsissima verba (les paroles mêmes), de l'une ou de l'autre. Tout est écrit en style indirect du genre « Vous avez dit que » et « J'ai dit que ». Mais les « que » ne sont pas utilisés. C'est donc une sorte de mélange du direct et de l'indirect, à la fois une plus grande distance face à ce qui a été dit et une plus grande fidélité. C'est un peu ainsi que Nicole Malinconi a écrit ce livre extraordinaire préfacé par Marguerite Duras Hôpital silence (aux éditions de Minuit, Paris, 1985), d'ailleurs sous l'influence de la grande écrivaine française. Il y a beaucoup de comptes rendus de ce livre qui pensent que M.Martin n'a pas été capable d'exprimer dans toutes ces rencontres, un seul vrai regret. Cependant la rigueur avec laquelle N.Malinconi écrit et l'honnêteté avec laquelle elle le fait nous permettent de faire confiance dans le bilan qu'elle tire de ce dialogue.

Tout cela est tellement subtil qu'il faut citer des passages importants longuement. A la fin du livre N.Malinconi établit une différence entre ce que M.Martin a dit à son procès et ce qu'elle a dit à l'auteure. Au procès de 2004 à Arlon « c'était comme une parole obligée qui, en même temps qu'elle vous libérait de votre silence, vous était sans doute une condamnation plus lourde encore que celle qui vous a été infligée » (p.104) Rien au contraire n'obligeait M.Martin à demander de s'entretenir avec N.Malinconi en vue d'écrire un livre. Mais le livre qui existe malgré que M.Martin n'ait pas voulu qu'il soit publié, écrit N.Malinconi, s'adressant à son interlocutrice, « vous fait vous obliger vous-même à revenir sur ce que vous avez dit au procès, comme pour confirmer que c'état bien vos paroles, que les mots disant que vous avez laissé mourir les enfants, que vous n'avez rien voulu savoir des enlèvements, des viols, des tortures infligées, que vous vous êtes murée dans le silence, ces mots-là sont bien les vôtres inscrits dans votre histoire avec ceux du désastre de votre enfance (...) sont même premiers, au sens de ce qu'ils sont primordiaux, qu'ils marquent votre vie entière, même celle d'avant, qu'ils ne s'effaceront pas. Les taire dans le livre serait falsifier les autres, ceux de votre histoire entière. C'est l'obligation de ce livre-là. Tel un miroir pourrait-on dire. Il révélerait alors autre chose qu'un monstre d'indifférence, parce que la monstruosité serait dite. Peut-être même serait-il en quelque sorte un miroir pour qui le lirait, celui d'une capacité commune à tous de ne pas voir ce que l'on voit. Il indiquerait peut-être notre possible monstruosité commune. » (pp. 104-105) Et l'auteure d'insister à plusieurs reprises sur le fait que M.Martin a bien dit ces mots. Ensuite elle ajoute ceci qui est dur (l'écrivaine wallonne insiste à plusieurs reprises sur ce qu'elle appelle l' « intransigeance de l'écriture ») : « Peut-être est-ce de les lire, écrits par une autre, qui vous bouleverse ? Peut-être que lorsque l'aveuglement est allé jusqu'à ce point où vous êtes allée, le plus difficile, le plus insupportable est-il non pas de voir ce point-là, mais bien son propre retour possible à l'aveuglement toujours là. » (p. 105) Et ensuite immédiatement après ce qui vient d'être cité : « Sans lequel vous auriez alors d'autres mots, ceux du regret. » (p.105)

Les dernières phrases du livre pèsent du même poids (il y a ensuite une postface sur la première demande de libération de M. Martin en avril 2007, ce n'est pas inintéressant, mais autant parler surtout de la décision de N.Malinconi d'écrire ce livre que, en quelque sorte sa commanditaire lui a demandé de ne pas écrire). Ces lignes ultimes comportent deux questions (l'une à M.Martin), et une conclusion (dont on doit voir, nous semble-t-il, toute l'importance dans le contexte actuel d'août 2012 avec la possible libération de M.Martin, les manifestations contre les religieuses de Malonne) : « Peut-on contraindre son propre écrit au silence, alors que l'écriture a tenté de dire a plus vrai quelque chose d'humain et d'inhumain ? Serait-ce vous desservir que d'avoir tenté de dire au plus vrai possible votre humain et votre inhumain ? Mais taire cela, ne serait-il pas une autre manière de vous desservir, de vous renvoyer à la protection du silence, au mensonge, au fond, le vôtre et le mien aussi, maintenant. » (p.106)

Tout ce qui est humain est inhumain, tout ce qui est inhumain est humain

Michelle Martin et Nicole Malinconi (on l'apprend au milieu du livre), se sont tutoyées à un moment donné et se sont embrassées. Cependant l'écrivaine, si elle a mérité la confiance de son interlocutrice (en raison d'une humanité que sans doute on rencontre peu quand on a commis ce qui l'a été), n'a jamais été de connivence avec elle et l'a poussée à dire en quelque sorte la vérité en raison d'une exigence qui n'est pas celle de la Justice, mais plutôt de l'humanité (ou de l'écriture mais cela ne revient-il pas au même ?). Ce qui est, tous comptes faits, supérieur à la Justice qui ne peut pas être pleinement humaine ou pleinement réconciliatrice, qui ne l'est d'ailleurs pas, par définition (c'est quand la Justice est passée qu'il peut y avoir - peut-être ! - réconciliation comme dans des cas horribles tel celui-ci). Revenant au départ du volume nous voudrions citer d'autres interrogations de N.Malinconi. Celle de savoir si publier le livre ne serait pas de trahir M.Martin. Mais aussi celle de savoir si ce ne serait pas une autre trahison que d' « étouffer la question qui a habité nos rencontres, ce point qui m'apparaît comme une vérité, bien au-delà de vous, finalement. » (p.12) Pour finir, Nicole Malinconi estime que trahir la confiance de Michèle Martin (par rapport à son intention d'écrire un livre qui somme toute aurait surtout porté sur la vie en prison, sur sa vie en noyant l'affaire Dutroux dans un plus grand ensemble, voire même l'effacer par là-même), était la seule façon de ne pas la trahir - ceci étant écrit avec un point d'interrogation.

On pourrait se dire que la réponse à cette question que se pose Nicole Malinconi doit être donnée à partir de deux passages du livre. L'un qui rend M.Martin à nouveau monstrueuse lorsqu'elle dit que « savoir que quelqu'un que j'aime doit mourir seul est insupportable » et qu'elle ajoute « Même mon chien » (p. 76). Ce qui suscite la révolte de son interlocutrice, évoquant la mort de Julie et Mélissa laissées sans nourriture et, elles, seules : un terrible dégoût avec cependant ce commentaire : « quelqu'un peut dire cela, et pourtant, celui-là qui le dit est de la même espèce que les enfants morts. Au fond, c'est comme si lui-même l'avait oublié. Et le monde aussi peut-être. » (p.76).

En exergue du livre il y a une phrase de Robert Antelme tirée de L'Espèce humaine (écrit au retour des camps de la mort, cela vaut d'être précisé), qui éclaire ces lignes de la page 76 : « Il n'y a pas d'ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu'en hommes. »

A un autre moment, M. Martin se demande où elle pourrait se réinsérer, condition même de sa libération conditionnelle : « Qui me prendra, sachant qui je suis ? », ce à quoi l'auteure ajoute « Je me dis qu'en effet, sachant mieux qui vous êtes, on vous prendrait peut-être. » (p.80). C'est-à-dire, à notre sens, un « quelqu'un » à la fois inhumain et humain comme tous les autres. Mais aussi quelqu'un qui, s'il n'exprime pas de regret dans ce livre, avoue son perpétuel aveuglement. Aveuglement sur la prison psychologique terrible dans laquelle l'a enfermée sa mère dès l'âge de six ans quand son père est mort en la conduisant en auto à l'école (mort dont sa mère l'a rendue coupable).

Une prison dont elle n'est sortie que pour rentrer dans celle où l'a enfermée Dutroux. Sur la question du Mal, trois théories sont possibles : 1) la responsabilité du libre-arbitre, 2) le dualisme (qui explique les actions mauvaises par un Principe mauvais manœuvrant les libertés humaines), 3) le socratisme ou intellectualisme qui considère le Mal comme un défaut de connaissance 1. Dire que le Mal vient d'un aveuglement (comme Eichman lui-même l'a fait lorsqu'il a dû rendre compte à Jérusalem du fait qu'il avait piloté l'extermination des juifs, ce qui est rappelé dans ce livre), ce n'est qu'en apparence épouser la thèse socratique. Ce à quoi nous semble sensible Nicole Malinconi dans ce livre, c'est aussi le fait que - même si ce n'est peut-être que partiel - Michelle Martin lui a dit qu'elle s'était aveuglée volontairement, au point peut-être de ne pas vouloir avaliser ce livre où elle le reconnaît. Et où elle le reconnaît avec d'autant plus d'authenticité qu'elle l'a fait volontairement et sans en espérer quoi que ce soit face à un écrivain. C'est tellement vrai qu'elle n'a pu assumer ce livre qui a été écrit aussi au nom de l'Humanité mais d'une Humanité terrible, la nôtre. Humanité terrible lorsqu'on lit comment, par la faute de Michelle Martin, Julie et Mélissa sont mortes. Le récit est circonstancié (pp. 48-53). Sur la question de la capacité de Michelle Martin à assumer ses actes, Nicole Malinconi, dans un dialogue avec le psychanalyste Jacques André en admet la possibilité : « Je crois qu'elle en a la capacité et l'intelligence, qu'elle pourrait y accéder, un jour. » 2


  1. 1. D'après André Vergez, Faute et liberté, Les Belles lettres, Paris, 1969. A. Vergez, très bon connaisseur du discours notamment chrétien sur le Mal est lui-même athée ou agnostique...
  2. 2. Philosophie Mag n°19, mai 2008.