Discours de Monsieur Willy Bal à l'occasion de l'hommage de la Wallonie et du Gouvernement wallon aux Prisonniers de guerre (29 avril 1995 à Liège)

23 August, 2013

Willy Bal (1916-2013)

Willy Bal (1916-2013)


Je ne suis mandaté par aucune des organisations d'anciens prisonniers de guerre, dont je fais partie en tant que simple membre. Donc pas habilité à prononcer des paroles officielles. Je n'apporte ici qu'un témoignage, parmi des milliers d'autres possibles, et j'en assume toute la responsabilité.

Un témoignage de mon expérience personnelle de PG de 5 ans, dans les K dos de travail. Matricule 44623, du Stalag XIII B. Je ne suis pas un héros de la captivité : je ne suis pas évadé, je n'ai pas connu les rigueurs d'un camp de discipline ou de représailles, ou d'une forteresse ; je n'ai pas non plus connu les duretés extrêmes des K dos de mines et de carrières. Je ne suis pas non plus un spécialiste de l'histoire de la captivité. Paraphrasant Péguy, je dirai que je suis un ancien prisonnier de la plus commune espèce des prisonniers.

Je suis un Stück. Ainsi nous désignaient nos gardiens quand ils tentaient de nous dénombrer. Un Stück, c'est-à-dire une unité dans un inventaire, une tête de bétail dans un cheptel, une pièce dans un assemblage. Une pièce parmi les millions du gigantesque puzzle bigarré mis en place au profit du colossal combinat militaro-économique nazi.

Je veux d'abord remercier très sincèrement, très profondément le Gouvernement de la Région wallonne d'avoir pris cette initiative de rendre hommage aux anciens PG à l'occasion du 50e anniversaire de notre libération. Ces remerciements sont d'autant plus vifs que nous ne sommes pas habitués à une telle sollicitude des pouvoirs publics.

Le Premier ministre de ce pays, en date du 23.9.1946 ne déclarait-il pas à nos dirigeants : « Je ne connais rien à vos problèmes : le pays ne doit rien à ceux qui ont fait leur devoir. » Au moins reconnaissait-il que nous avions fait notre devoir. Le Ministre de la Défense nationale de l'époque condescendait lui à « nous pardonner d'avoir été en captivité ». Nous pardonner ! Merci mon Colonel !

Depuis lors, nous avons obtenu quelques réparations, que d'aucuns considèrent comme des avantages ou des compensations, comme si on pouvait compenser la perte de 5 ans de notre vie et la pathologie accrue de ce fait. Ces miettes de réparations, nous avons toujours dû les arracher au forceps aux gouvernements successifs, qui, par ailleurs, après les avoir accordées, ont toujours tendu à les réduire notamment dans le domaine de la santé. Que les gardiens du budget se rassurent : l'extinction de la petite minorité survivante des ayants droit est en vue...

Nous avons eu quelques défenseurs parmi les mandataires politiques. J'en citerai deux : les sénateurs Albert Parisis, le député Marc Somerhausen, un ancien des K dos de travail. Mais surtout notre cohésion a bénéficié de notre cohésion à tous : rappelez-vous la manifestation massive (plus de 50.000 participants) du 26 février 1947, et de la pugnacité inébranlable d'une équipe extraordinaire de dirigeants de la FNAPG. Je ne citerai que les deux noms de deux disparus : Raoul Nachez, Léon Wilmotte.

Si nous ne devons guère de reconnaissance au monde politique, les chrétiens d'entre nous n'en doivent pas beaucoup non plus à l'Eglise catholique belge : des 150 aumôniers prisonniers en 1940, 12 seulement sont restés en captivité. L'aide spirituelle aux PG des Stalags et des K dos a été pratiquement nulle. On peut faire un procès analogue au corps médical belge, particulièrement aux médecins militaires d'active. Près de 1700 des nôtres sont morts en captivité, un PG sur quatre est rentré handicapé. Qu'aurait été ce tragique bilan si nous n'avions pas été secourus par des médecins polonais, par certains médecins allemands et surtout par les médecins français. A l'hommage que je rends à ceux-ci, j'associe les admirables prêtres français. Eux au moins sont restés en captivité jusqu'au bout, au service de leurs frères de misère. Heureusement qu'à ce sombre tableau de non-assistance à personnes en danger, on peut ajouter une note positive : l'efficacité, le dévouement des services de la Croix-Rouge.

N'attendez pas de moi, au sujet de la captivité elle-même, un tableau en noir et blanc. Le fil blanc et noir se croisent dans la trame, avec bien sûr une dominante de fil noir.

Je me souviens des manifestations haineuses, sur le sol allemand, de graines de nazis, le poing brandi, nous huant mais je me souviens aussi de la passivité indifférente ou hostile que rencontraient nos colonnes dans certaines localités belges, à côté de l'émouvante chaleur, de la générosité d'autres villageois belges et aussi, particulièrement, des habitants de Maastricht.

Je me souviens d'officiers belges qui étaient parfois des « peaux de vache » mais qui avaient le souci de l'homme de troupe et avaient du cœur au ventre. J'ai croisé, sus le même uniforme, des officiers baudruches et d'autres, momifiés dans leur morgue et leur esprit de caste. J'ai aussi eu affaire à des officiers allemands corrects, justes. Je me souviens de gardiens méchants, brutaux mais aussi de gardiens compréhensifs. Je me souviens d'employeurs rapaces, nazis et d'autres qui ne l'étaient pas, mais alors pas du tout, et cela dès avant Stalingrad. Je me souviens de l'officier SA qui, la cravache à la main, nous faisait descendre du trottoir, je me souviens de l'humiliante foire aux bestiaux au cours de laquelle les paysans choisissaient leur Gefangener mais je me souviens aussi de la double tartine au fromage blanc que nous avait fait préparer le Bürgmeister d'un village sudète. En vérité, je me souviens de trop de choses pour porter des jugements catégoriques sur les gens et les réalités vécues.

Rétrospectivement, comme beaucoup de catastrophes, la captivité me fait l'effet d'une grande loterie. 30% seulement de l'effectif mobilisé en '40 a été fait prisonnier. Pourquoi moi et pas lui? Bien sûr le hasard n'a pas joué dans la décision politique de Hitler de libérer les prisonniers flamands. Mais pour le reste, dans le cadre des Stalags, qu'est-ce qui a dirigé la masse des PG dont je fus, vers les zones rurales? Qu'est-ce qui a distribué la masse des PG entre diverses régions plus ou moins inhospitalières, entre divers K dos aux conditions de vie et de travail plus ou moins rudes? On n'en finirait pas d'épiloguer sur la part du hasard. Vraiment, pour nous PG, ce fut une loterie, une loterie sans gagnants!

Que dire du long exil, de la séparation d'avec les êtres chers, de l'éloignement du pays? Mai '40 nous a fait entrer dans un temps à reculons, un temps où l'on pourrait compter les jours mais non les décompter, un temps de survie plutôt que de vie, non celui des « grandes vacances » mais celui de la longue patience. Dans le mot « patience », il y a pâtir, souffrir mais aussi tenir. Tenir malgré tout.

Nous avons connu le dénuement. Nous avons eu faim. Nous avons eu soif. Nous avons eu froid. Nous avons souvent été privés des biens les plus élémentaires. Je tiens à rappeler fortement cette réalité. Je trouverais cependant indécent de m'y appesantir en ces temps où, chaque jour, par l'intermédiaire des médias, nous sommes confrontés à des violences, des atrocités sans nom que subissent d'autres hommes. Un ancien des camps ne peut voir sans frémir ce qui se passe aujourd'hui même dans d'autres camps.

Dans nos Stalags, nous avons aussi connu le « dénudement » (passez-moi ce néologisme). Je ne vise pas ici la nudité physique des séances de désinfection, mais la nudité psychologique. La captivité avait une extraordinaire capacité décapante. Tous les accessoires - marques, habits, galons, etc. - qui nous servent pour jouer notre personnage dans la comédie sociale sont d'un coup tombés en poussière. Dépouillée de son personnage, la personne a été mise à nu. Et ce n'est pas toujours beau! Si bien qu'un double mouvement, en apparence contradictoire, s'est opéré : une dépersonnalisation qui nous avait réduits à la condition de Stück, à un numéro matricule, et en même temps une personnalisation : la révélation de la personne. Un double face à face : avec l'Autre et avec soi-même, chacun dans sa vérité.

Il fallait sans doute cette reconnaissance des personnes pour que pût naître entre tant d'individus différents, souvent réunis par le hasard, une véritable solidarité. Cette solidarité qui n'était pas un don tombé du ciel mais qu'il a fallu construire, consolider, entretenir. Cette solidarité, vivace encore cinquante ans plus tard s'est concrétisée après la Libération notamment dans la constitution du Fonds Nachez, du Fonds des Barbelés, dans la mise à la disposition des tuberculeux (1/5 des affections dont souffraient les PG étaient d'origine tuberculeuse), du Sanatorium Belgica à Montana (Suisse), puis dans l'édification du complexe hospitalier de Sainte-Ode. A cela s'ajoutent les multiples actions de solidarité menées dans le cadre des Amicales des sections locales de la FNAPG.

La fibre régionale état aussi pour quelque chose dans la naissance de cette solidarité, sans exclusivité bien sûr. Combien il était émouvant, à travers la masse indistincte des camps de triage, de reconnaître tout à coup un accent du terroir, des mots, des parlers de chez nous! Quel puissant lien c'était là, l'évocation nostalgique de la Wallonie! Personne ne l'a mieux exprimée qu'Albert Henry dans cet admirable chant lyrique écrit en captivité, Offrande wallonne.

Ces quelque 65.000 des PG de 5 ans étaient des Wallons. Ceux qui ont tenu comme garants du maintien d'un état de guerre entre la Belgique et l'Allemagne étaient essentiellement des Wallons. Ils étaient les fils de ce peuple en qui Hitler déclarait qu'il ne pouvait absolument pas faire confiance. Ils étaient ceux que le Führer dénonçait comme les ennemis irréductibles de son totalitarisme. Danke schön, Adolf, pour le brevet que tu nous décernais ainsi de soldats de la démocratie.

En janvier 1940, Hitler reconnaissait l'identité wallonne, ce qui eut les conséquences que l'on sait sur le sort des prisonniers de guerre.

Un bon demi-siècle plus tard, il y a encore chez nous des gens, qui se piquent d'appartenir à l'intelligentsia, qui, au nom d'idéologies parfois contradictoires, récusent l'existence d'une identité wallonne!

Cette identité, cette qualité de Wallons indéfectiblement attachés aux libertés démocratiques, nous l'avons payée de 60 mois de captivité.

De toutes les forces qui nous restent, nous demandons aux générations suivantes de tenir fidèlement —car rien n'est jamais définitivement acquis —, de continuer à défendre ces biens essentiels de notre peuple.

RTBF, Wallonie et Prisonniers de guerre