Chapitre VII : Europe, l'analyse de Jean-Marc Ferry en 2013, postétatique et crise de l'Euro

Postétatique et crise de l'Euro
3 December, 2013
Jean-Marc Ferry

Jean-Marc Ferry

[ Cliquer sur Nouvelle série annuelle pour retourner sur la carte introductive et au bas de cette p sont les autres chapitres ]

Vingt ans après son interview dans République de septembre 1992, les analyses de Jean-Marc Ferry se sont adaptées et, commentant une évolution des idées d'Habermas sur l'Europe, il se réjouit notamment que celui-ci considère que les Etats ne sont pas à supprimer mais que, au contraire, l'Europe doit les protéger, pour autant qu'ils soient démocratiques dans la mesure où ils garantissent la congruence entre volonté collective et droits individuels. Il estime aussi comme il l'avait fait dans le n° 36-37 de la revue (mars 2001), qu'il faut mettre en interconnexion les parlements nationaux, régionaux et locaux et le Parlement européen. Il le fait dans Repenser l'Europe avec Jürgen Habermas, PUF, Paris, 2012. 1

L'opposition à l'idée d'un Etat européen

Il pense également que sous l'expression de « souveraineté partagée » il faut envisager non pas d'abord une co-souveraineté des Etats membres , mais le fait que les citoyens européens doivent être considérés comme constituants directement à la fois de l'Europe et de leurs Etats respectifs.

Il est important de souligner à ce sujet-là, la fidélité de Jean-Marc Ferry à l'idée que les souverainetés étatiques ne soient pas résorbées dans un Etat européen supranational. Yves Charles Zarka, spécialiste d'Habermas et directeur du livre, souligne de la même manière que Jürgen Habermas refuse la création d'un Etat européen. Mais Zarka se fait à lui-même l'objection : « comment construire une Union politique qui n'ait pas les prérogatives d'un Etat, bien que sa législation doive prévaloir sur celles des Etats (p. 41)? » Pour lui, la puissance de l'union réside dans celle des Etats qui la composent et il n'est pas question que l'Europe exerce aucun de leurs droits régaliens (comme l'usage de la violence légitime, la protection des libertés collectives et individuelles, la Justice etc.)

Il répond qu'il faut une association adossée aux Etats qui ne soit pas un Etat (l'exercice de la violence légitime par l'Union est exclue), un niveau d'intégration qui fasse du fait de quitter l'Union un cas extrême et une homogénéité du niveau de développement, des droits sociaux, des salaires mais pas de disparition des coutumes, des langues et des mœurs divers. Il faut cependant que l'Europe ait une législation positive et une instance exécutive constamment adossées aux Etats, expression tant des citoyens que des peuples européens. Cette législation doit cependant prévaloir sur celle des Etats. Il faut aussi un niveau d'intégration qui fasse du fait de quitter l'Union un cas extrême et une homogénéité du niveau de développement, des droits sociaux, des salaires, mais qui n'entraîne pas la disparition de la pluralité des coutumes, des langues et des mœurs.

L'identité post-nationale implique aussi l'identité post-étatique

Ferry reprend à cet égard l'idée du « post-étatique » formulée dans son interview de 1992 où il la mettait déjà en relation avec l'idée du post-national. Pour lui, par exemple, un « gouvernement économique » européen ne peut pas instaurer la rigueur budgétaire et l'austérité selon une politique de l'offre anti-keynésienne. Il fait l'analyse économique classique : « On sait que les structures économiques sont très différentes entre le « Nord » et le « Sud » de la zone euro. Or l'actuelle disparité entre d'une part, un Nord industriel et exportateur net et, d'autre part, un Sud qui se spécialise dans les services non exportables est une conséquence logique et prévisible de la création d'une vaste zone monétaire de libre circulation. Les déficits publics du Sud sont largement une conséquence de la dégradation de leurs balances extérieures, dégradation qui est elle-même un effet de la spécialisation inhérente à la logique économique de la zone. En refusant la coresponsabilité, c'est-à-dire a solidarité communautaire, l'Allemagne fait comme si son avantage actuel n'était pas corrélé à la situation économique de ses partenaires : pour paraphraser une juste parole d'Helmut Schmidt à ce sujet, les excédents du Nord (et de l'Allemagne en particulier) sont bel et bien nos déficits (ceux du Sud). En vérité, les maximes de ladite « politique de l'offre » (« désinflation compétitive » et ajustements structurels par compression des revenus du travail) ne sont pas universalisables : tout le monde ne peut pas être exportateur net, et si tous les Etats de la zone euro avaient fait comme l'Allemagne, la récession serait générale. » (p. 81-82)

La cure d'austérité imposée au sud est inappropriée, inefficace et injuste. Il faut une solidarité coresponsable transnationale : « Quand le Sud, comme il le doit aujourd'hui, engage la rigueur, c'est-à-dire le retour aux équilibres internes, cela implique certes une politique de restriction du crédit et de la dépense. Or, le moteur de la croissance, au Sud, c'est la consommation des ménages, non l'exportation, de sorte que, si l'on raisonne de façon conventionnelle, on est pris dans un double bind (p.82). » Cette politique de double contrainte est absurde et inopérante, elle n'a pas d'issue.

Une véritable politique européenne devrait être, selon Ferry, décentrée. Pour le moment les Etats européens agissent comme s'il n'existait qu'un seul « sujet » politique, à savoir la zone euro à qui devrait être imposée la même politique. Une vraie politique européenne devrait au contraire, selon lui, être diversifiée : « le Nord pourrait, lui, relancer l'activité par la dépense, en consentant à des déficits budgétaires dits de « plein emploi », en direction du Sud. Le Nord est aujourd'hui en situation keynésienne de relance. Les importations induites au Nord par la dépense budgétaire additionnelle pourront tirer en avant, via des exportations, l'activité économique du Sud qui, par hypothèse, est en phase keynésienne de déflation. C'est ainsi que la rigueur est possible sans impliquer l'austérité. » (p.83) Ceci serait une politique concertée et coordonnée, une forme post-étatique de solidarité.

Un Président européen et une Constitution européenne « postétatiques »

Mais pour la mettre en œuvre selon lui, il faudrait une réorganisation des pouvoirs publics européens. Il considère que la Commission n'a pas de légitimité politique suffisante, que le Parlement européen n'est pas représentatif et que le Conseil des chefs d'Etats et de gouvernement est perçu comme l'instance à même « de mieux transmettre les impératifs de marché aux budgets nationaux (p. 84) », tandis que d'autres y voient l'opportunité de créer un Etat fédéral européen, possibilité constamment rejetée par Jean-Marc Ferry et par Jürgen Habermas.

Il imagine ensuite un Président de l'Europe qui serait désigné suite à un processus complexe : élections dans les Etats d'un candidat, choix du Parlement européen de dix de ces candidats, enfin, parmi ces dix candidats le Conseil européen choisit celui qui devrait devenir Président de l'Union européenne. Il aurait alors l'autorité suffisante pour agir, non la souveraineté.

En ce qui concerne la Constitution, Ferry dit qu'il est impossible d'inscrire dans le marbre d'une Constitution tout l'acquis dit « communautaire », ce qui ressemblerait à un « coup de force ». Il rappelle ce qu'il disait déjà dans l'interview de 1992 : une Constitution ne peut pas s'élaborer comme un traité qui suppose la voie secrète ou discrète de la diplomatie alors que l'adoption d'une Constitution suppose au contraire la transparence de la délibération publique et de la publicité des débats.

Cette Constitution porterait non pas sur l'organisation des pouvoirs publics, sur la façon de régler les relations entre le Parlement européen, le Conseil ou la Commission, mais sur les droits fondamentaux, les valeurs constitutives et les principes politiques de base. Cette Constitution aurait une force politique maximale dans la mesure où, ne portant que sur des principes généraux liés à la démocratie, un Etat qui la rejetterait s'exclurait par le fait même. Il ne s'agirait pas ici des aspects techniques du fonctionnement de l'Europe. Quant à ces aspects techniques, ils seraient l'objet de traités à ratifier par les peuples ou les Etats qui les représentent.

Pour Ferry cette constitution ne peut pas être adoptée à une majorité qualifiée du peuple européen qui poserait la question de la souveraineté des peuples européens. Si c'est l'unanimité qui est demandée (peuples, gouvernements et parlements), l'échec est presque certain du fait de la grande probabilité du rejet de la Constitution par un parlement ou lors d'un référendum. Si l'on souhaite une majorité des peuples et des Etats membres, il est possible qu'on aboutisse à une majorité des Etats qui ne seraient pas nécessairement en même temps une majorité démographique. De même la proposition de Joschka Fischer de proposer une réforme réunissant la double majorité des Etats et des citoyens entraînerait que ceux ayant rejeté la Constitution européenne ne seraient pas contraints par elle.

Ferry pense qu'une Constitution revêt avant tout une portée symbolique fondamentale. Celle-ci énoncerait les droits des individus et des peuples, les valeurs de l'Europe (égalité participative, dialogue, non-discrimination), les principes de base de l'Europe comme la subsidiarité, la confiance mutuelle, la cosouveraineté, les méthodes de coordination et d'harmonisation etc.

Il imagine un scénario possible du processus de ratification de la Constitution : réunion d'une Convention de personnalités représentatives, mais pas au sens parlementaire ou politique, la soumission du texte aux gouvernements, parlements nationaux et au parlement européen, à la Commission et à la Cours de Justice. Le président de l'Europe arrêterait le texte définitif qui serait alors soumis à chaque peuple d'Europe. Cette Constitution serait postétatique car elle ne se propose pas d'organiser une souveraineté mais une reconnaissance mutuelle de droits valeurs et principes.

Le Conseil européen de mai 2013 à Bruxelles

En guise de conclusion

On pourrait ajouter à ces considérations celles d'Yves Charles Zarka qui faisait remarquer que « C'est parce que l'Europe s'est constituée comme un marché commun d'abord et une union monétaire ensuite sans volonté politique, qu'elle est aujourd'hui à la merci des marchés financiers, lesquels sont capables de ruiner certains des Etats membres et, au-delà, de mettre en péril l'Union. » (p.34) Or, c'est bien ce que reprochait Ferry en septembre 1992 dans la revue TOUDI à la construction européenne jusqu'au traité de Maastricht et que nous avons repris dans cette publication : « Jusqu'ici, suivant en cela la doctrine de Jean Monnet et Maurice Schuman, tout s'est passé de manière technique, « fonctionnelle » et sur une stratégie discrète du fait accompli, sans que cela n'ait des répercussions réelles profondes à l'intérieur des espaces publics nationaux. »

Pour Ferry cette technique dite parfois de l' « engrenage » dont Jean Monnet était, paraît-il, très fier, est celui de « traités successifs prenant l'allure de coups de force ratés ». On pourra discuter du réalisme de sa proposition de Constitution européenne mais, en attendant, cette proposition a l'immense mérite de réintroduire de la démocratie dans la construction de l'Europe que beaucoup ont au fond voulu imposer aux peuples sans jamais leur demander leur avis, sauf quand il était trop tard et à notre sens, c'était déjà le cas en 1992. On en connaît les suites.

Nous pensons aussi que l'idée d'Europe des régions s'est en partie bâtie aussi sur la perspective chimérique de construire un Etat européen « exempt de nations » et donc de nationalismes ! Mais l'Europe ne doit-elle pas être considérée, à l'instar de l'humanité, comme ne formant pas un peuple, mais plusieurs ? Et si l'Europe n'est pas un peuple mais plusieurs, on peut aussi poser la question d'Yves Charles Zarka de savoir si dans un tel Etat européen, il n'y a pas « l'idée terrifiante d'une bureaucratie pesante et hermétique » qui n'intéresse certes aucun peuple du Continent qui est le nôtre. On reprendra au même auteur l'idée que « La nation n'est pas par essence nationaliste, elle peut le devenir mais par accident lorsqu'on passe de relations pacifiques à des relations belliqueuses ou exclusionnistes. »

Depuis 1992, la question posée par Jean-Marc Ferry à la fin de son interview (et que nous n'avons pas reprise dans le chapitre qui en constitue un concentré), garde toute sa pertinence : « Ne conviendrait-il pas, au nom de la démocratie et de la solidarité, de repenser en profondeur le projet européen? »

  1. 1. Repenser l'Europe avec Jürgen Habermas