Un hommage raté à Jean Louvet ?
Hommage à Jean Louvet de Philippe Sireuil
Sous le titre Hommage à Jean Louvet, Philippe Sireuil écrit ceci sur le site La Maison des auteurs :Jean Louvet nous a quittés. Il aura, par deux fois, ouvert le Théâtre Varia : en 1982, avec L’homme qui avait le soleil dans sa poche, et en 2000 avec Devant le mur élevé. Philippe Sireuil, metteur en scène et co-fondateur du Théâtre, lui rend hommage.
Jean,
Tu ne liras pas ces lignes, mais il faut néanmoins que je te le dise : la Wallonie aura décidemment raté nombre de rendez-vous que tu lui auras proposés tout au long de ta vie d’écrivain, ta mort comprise.
Micros défaillants, salle surchauffée, cliquetis électroniques des téléphones portables oubliés au fond des poches ou des sacs, sans compter les prises de paroles qui faisaient de toi, une abstraction tirée à hue et à dia au gré des intérêts partisans ou des obsessions, et de ce moment douloureux et de recueillement, une scène bâclée par un épigone de Tati et de Kusturica - déconnectée de ton humanité, de ton histoire, de ta carrure d’écrivain, de ton décès, de ce pourquoi je croyais que nous serions réunis à Morlanwelz, ta terre de convictions.
Peut-être les as-tu entendus ces couacs, ces boursouflures, ces abcès, d’où tu te trouvais déjà, dans ce bois clair qui te protégeait de la vulgarité du monde ? Peut-être as-tu souri de tes yeux malicieux réprimant avec peine ton fou rire vu que l’instant ne s’y prêtait pas, toi qui devais encore avoir le soleil dans ta poche ? Je ne sais, moi, tu vois question météo, j’étais plutôt ciel sombre et orage.
Toute cérémonie funèbre est triste, la tienne a de plus été moche. Triste pays qui abîme, qui altère, qui efface, et qui, à en juger à l’aune d’aujourd’hui, n’en a pas fini avec l’amnésie.
« On s’est trompé de cérémonie » m’a écrit ton éditeur, d’autres se sont plus à imaginer que tu aurais peut-être apprécié « ce joyeux bordel hétéroclite wallon ». Quoiqu’il en soit, à vouloir t’enfermer dans la posture du chantre wallon - que tu as parfois revêtu il est vrai avec une certaine fierté savoureuse et goguenarde - à te réduire à ton engagement politique, on sera passé à côté de ce que tu nous laisses de plus essentiel - outre les souvenirs de la générosité et de l’intelligence du regard que tu prodiguais à celles et ceux que tu accompagnais dans leurs travaux, à l’école comme au théâtre : tes écrits, ton travail d’écrivain, constamment teintés d’une souveraine inquiétude qui, comme l’a écrit Botho Strauss, est - mieux que la joie - plus à même de remplir entièrement un homme. Ce que tu fus pleinement.
Fraternellement et tristement,
Philippe Sireuil, metteur en scène
Réponse à Philippe Sireuil
Dans la cérémonie que met en cause Philippe Sireuil, j'avais pris la parole après Marc Quaghebeur et lu un texte où Bergson oppose l'écrivain superficiel et l'écrivain profond, texte extrait de son dernier grand livre Les Deux Sources de la morale et de la religion (p. 269-270). Ce que dit Sireuil n’est pas faux. On a entendu divers hommages de Jean comme ceux de militants wallons ou de francs-maçons, dans un certain désordre, c’est vrai. Je n’ai pas eu le sentiment que Quaghebeur cherchait à récupérer Jean et les autres hommages aux combats de sa vie étaient à tout le moins légitimes, en particulier celui de Michel Gigot en tant que vice-président du Mouvement du Manifeste wallon.
Moi-même, j’ai voulu justement prendre mes distances à l’égard de la presse qui le décrivait comme « le chantre de la Wallonie ». Et, en même temps, mettre en cause que parler d’un pays —serait-ce même le sien—enlèverait à un écrivain sa qualité d’écrivain. Il fallait que je lise le fameux texte de Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion où ce philosophe, pas par hasard Prix Nobel de littérature, dit ce qu’est la création littéraire qu’il rapproche de la mystique 1.
Des excuses à Philippe Sireuil : Philippe Sireuil m'a fait savoir que ce n'était pas ce passage de la cérémonie qui était visé. Je lui présente mes excuses (JF, 22/4/2018).
L’écrivain superficiel et l’écrivain profond
Bergson oppose en ces quelques lignes ce que par commodité j’appelle l’écrivain superficiel et que j’oppose pour la même raison à l’écrivain profond.
L'écrivain superficiel selon Bergson est celui qui —non sans mérites d'ailleurs —utilise les concepts et les mots qui existent, les combine entre eux d'une manière neuve. Le résultat peut être fort et original mais, dit Bergson, ce n'est qu'un « accroissement du revenu de l'année ». Cette œuvre n'enrichit pas l'humanité de manière durable. Elle n’est pas une création.
L'écrivain profond, lui, a éprouvé une forte émotion au départ de son œuvre. Non les émotions passives comme la peur par exemple, où l'on ne fait que subir. L’émotion chez Bergson, c'est ce qui se déduit de l'étymologie du mot : é, hors de, motion action de mouvoir. Ce qui pousse hors de soi. Comme certaines rencontres—celles qui mènent aux amitiés profondes et aux amours qui durent— qui ne m'apportent pas seulement des raisons de vivre que je peux jauger, évaluer, mais qui (comme le dit Ricoeur, commentant Bergson dans Le Volontaire et l’involontaire) « opèrent comme au cœur du vouloir un engendrement qui est de nature spirituelle ». Ricoeur parle aussi de l'action « séminale » que l'ami exerce en moi, pas seulement en face de moi. Ces rencontres sont créatrices.
J'avais commencé cette lecture de Bergson à Morlanwelz en disant que je n'avais pas aimé du tout que l'on dise de Jean qu'il avait été « le chantre de la Wallonie ». L'expression est péjorative, on le sait. Pourtant, elle contient une part de vérité. A l'origine de l'œuvre de Jean, il y a la grève générale de l'hiver 1960-1961.
Ah! dira-t-on, voilà bien ce que critique Philippe Sireuil. Attention! Jean-Pierre Bertrand dans les commentaires qui suivent la réédition du roman de Thierry Haumont Le Conservateur des ombres 2 écrit que l'on aurait pu craindre que le militant wallon qu’est Haumont l'emporte en son œuvre sur l'écrivain et que celle-ci ne devienne dépendante d'un « projet idéologique extérieur » à son engagement d'artiste. Ce n'est pas le cas. Thierry Haumont ne parle pas souvent de la Wallonie dans ses romans sauf dans Les Peupliers où la Wallonie (dit J-P Bertrand), intervient « par accident » et n'est que le « toile de fond d'un discours sur la tolérance ».
Cette façon de voir les choses ne me satisfait pas. Un « discours sur la tolérance » peut tout aussi bien qu'un discours sur la Wallonie être catastrophique d'un point de vue littéraire. En l’abaissant au niveau d’un écrit de patronage.
Quelle est donc la spécificité du discours littéraire ? Cela ne se limite pas à la perfection formelle à laquelle il parviendrait. Il lui faut une substance. Mais quelle matière, quels sujets, quels thèmes lui conviennent-ils ? Tous les sujets, tous les thèmes, tous les domaines. Et même un pays et ce qui lui survient. Pas seulement les drames individuels, même si le fait d’en traiter expose moins aux mises en cause du même type que celle de Sireuil qui, c’est humain, n’a sans doute pas pu résister à la tentation de sa belgitude.
L’émotion, dont Bergson dit qu’elle est à l’origine de l’œuvre profonde, peut être collective et même politique. Michelet dans son histoire de la Révolution française en donne un formidable exemple en décrivant l’extraordinaire joie du peuple français lors des fêtes de la Fédération en 1790 : « Les lieux ouverts, les campagnes, les vallées immenses où généralement se faisaient ces fêtes, semblaient ouvrir encore les cœurs. L'homme ne s'était pas seulement reconquis lui-même, il rentrait en possession de la nature. Plusieurs de ces récits témoignent des émotions que donna à ces pauvres gens leur pays vu pour la première fois... chose étrange! ces fleuves, ces montagnes, ces paysages grandioses, qu'ils traversaient tous les jours, en ces jours ils les découvrirent; ils ne les avaient vu jamais. »
L'émotion créatrice d'un événement et d'un homme face à lui
On le sent d’emblée, c’est le génie littéraire de Michelet que de parvenir à décrire cette joie d’un ordre supérieur, celle qui crée un peuple, qui le met debout. Le monde si souvent traversé, on ne l’avait jamais vu ; il apparaît dans une lumière nouvelle. Les mots dont on disposait jusque là ne valent plus rien, parce que ce monde a changé aux yeux des Français, il est devenu le leur.
Quelque chose de ce genre a eu lieu en 1960-1961. Je me contenterai de citer le passage d’une interview de Thierry Haumont à La Revue nouvelle : « L'année où je suis entré au collège, la grève de 60 a éclaté. Les trains ne circulaient plus (...). Je faisais de l'auto-stop avec un aîné. Il y avait peu de voitures sur les routes : des médecins par exemple; puis des délégués syndicaux allant d'usine en usine pour soutenir les grévistes. On avançait de quelques kilomètres à la fois; mais quelles rencontres! Ces deux élèves d'un collège catholique, les délégués syndicaux les prenaient avec une générosité amusée. Et nous fraternisions. Il s'est révélé alors à moi ceci : ces hommes-là, eux, appartenaient à un vrai peuple. Au contraire de mes professeurs qui étaient de nulle part […] J'ai su que mon pays existait... » (Ecrire nécessairement la vie même Interview de Th. Haumont, La Revue Nouvelle 3/86).
Ceci n’est qu’une interview rédigée par l’intervieweur et soumise à l’interviewé. Je la cite parce qu’elle révèle qu’il s’est produit quelque chose durant l’hiver 60. Jean Louvet né en 1934 dans une famille ouvrière n’a sans doute pas éprouvé la même chose que Thierry Haumont né en 1947 et qui à l’époque était le jeune élève d’un collège catholique. C’est du même ordre que ce que Michelet évoque. Et qu’importe si cela n’a pas la même aura que la Révolution française. Il s’agit dans les deux cas d’un pays dont les êtres humains s’approprient, soit le geste par lequel un peuple en devient un. Il s’agit de quelque chose qui n’existait pas auparavant. Ce que les Français voient en 1790, « ils ne l’avaient vu jamais. »
Comment dès lors en parler? Si on utilise des mots existants déjà dans la langue, même en les combinant entre eux, on n’est plus qu’un écrivain superficiel. Car ces mots ont été forgés pour le vieux monde qui s’en est allé. Ces mots ne valent plus rien d’une certaine façon. L’écrivain qui veut rendre compte d’une émotion qui a créé une nouvelle réalité et qui l’a éprouvée lui-même est en face des éléments de ce monde neuf dont toutes les vibrations de l’appel qui retentit en lui disent la nécessité impérieuse.
Le problème que voit bien Bergson, c’est qu’il faudrait, pour obéir à l'émotion inspiratrice, forger de nouveaux mots mais ce n’est pas possible : « Pour lui obéir tout à fait, il faudrait forger des mots, créer des idées, mais ce ne serait plus communiquer, ni par conséquent écrire. » L’écrivain alors, tente l’irréalisable. Il remonte à son émotion première, celle qui a créé en lui et hors de lui, au sens fort, « ex nihilo », une réalité neuve. Il se porte à sa rencontre avec les mots existants (il ne peut faire autrement), avec les « découpures sociales du réel » tout ce qui a été admis par convention.
Il se confronte alors aux éléments de la réalité nouvelle en s’efforçant de lui donner quand même la vie avec ces mots usés, rabâchés: « Ces éléments, dont chacun est unique en son genre, comment les amener à coïncider avec des mots qui expriment déjà des choses ? Il faudra violenter les mots, forcer les éléments. Encore le succès ne sera-t-il jamais assuré ; l'écrivain se demande à chaque instant s'il lui sera bien donné d'aller jusqu'au bout ; de chaque réussite partielle il rend grâce au hasard, comme un faiseur de calembours pourrait remercier des mots placés sur sa route de s'être prêtés à son jeu. Mais s'il aboutit, c'est d'une pensée capable de prendre un aspect nouveau pour chaque génération nouvelle, c'est d'un capital indéfiniment productif d'intérêts et non plus d'une somme à dépenser tout de suite, qu'il aura enrichi l'humanité. »
Ironie et sens du dérisoire mais aussi sens de l'histoire
Si je me suis contenté de lire cela aux funérailles de Jean, c’est parce que je lis Bergson depuis quelques années et que, arraché à cette lecture par la mort d’un ami comme Jean, me sentant incapable de me hisser à la hauteur d’une œuvre aussi considérable que la sienne, j’ai voulu dire d’abord qu’elle sort de l’ordinaire. Nous la relirons, nous l’approfondirons, nous nous la rejouerons. Elle est de celles effectivement qui ne cesseront d’enrichir les hommes. Comment aurais-je pu mieux dire ce que depuis L'Homme qui avait le soleil dans sa poche, j'ai ressenti au contact d'une sorte d'épopée que Jean savait rendre à la fois grandiose et dérisoire, avec des personnages épiques mais se moquant d'eux-mêmes ou dont il se moquait tout en souffrant de ce qu'il devait s'en moquer? Avec des personnages tirés de la vie quotidienne (ou tirés de son «épopée »), dont il se moquait pareillement? Ce soi-disant « chantre » pouvait faire preuve d'une extraordinaire ironie à l'égard de ce dont il était prétendument le chantre.Louvet ne fait par exemple pas de Lahaut dans L'homme qui avait le soleil dans sa poche un héros « positif », il se moque de lui en lui attribuant le sentiment que la classe ouvrière liégeoise le rend plus fort que les tueurs qui vont l’assassiner et en lui faisant dire quelques secondes avant de mourir qu’elle est « impérissable ». Dans Conversation en Wallonie, il fait réapparaître le père de l’intellectuel issu de la classe ouvrière longtemps après sa mort : le père et le fils se reparlent et notamment échangent sur la notion de « fils d’ouvrier » qui ne s’applique bizarrement qu’à l’intellectuel de la lignée (qui, dans cette pièce en quelque sorte autobiographique, est Jean lui-même), non les autres fils d’ouvriers, certes, mais ouvriers eux-mêmes et ne pouvant pas se dire fils d'ouvrier.
Autre ironie, dans Le Grand complot (qui raconte les grèves sauvages du printemps 1886), ce que le dramaturge fait dire à Emile Vandervelde très fier d’avoir organisé au lieu de la jacquerie wallonne de 1886 et ses morts de Roux, au lieu de la grève violente de 1893, la grève bien organisée de 1913 : « Il n'y a pas eu un seul mort en 1913, pas un seul gréviste tué. Ecoutez cette belle musique de Beethoven, le peuple aussi a droit aussi aux formes de l'art. » Il a voulu cette grève pacifiée et il le dit d’une façon qui le dérisoirise en montrant un enfant : « Il ira à Bruxelles sans crainte, avec un cortège d’enfants. On leur donnera du lait, du chocolat, des biscuits. »
Je me souviens du spectacle Le Grand complot joué à La Louvière sur un vaste espace de terre damée. On aura beau dire, mais que Louvet ait imaginé un personnage de ce spectacle dénommé Le mort de Roux (l'un des fusillés de mars 1886 dans la région de Charleroi lors de ce que l'on appelle parfois la jacquerie wallonne, soit les grèves sauvages de 1886 déclenchées à l'occasion du 15e anniversaire de la commune), a quelque chose de génial avec la déclaration que lit ce personnage :
LE MORT DE ROUX -- Liège encore. Oui, il y avait beaucoup de soldats, beaucoup. Pour le meeting. (Il lit un tract) : Compagnons, la crise, terrible et lamentable, au lieu de diminuer, grandit de jour en jour. Nous faisons appel à toutes les victimes de l'exploitation capitaliste, aux meurt-de-faim que le chômage a jetés sur le pavé. Resterons-nous dans une coupable apathie? Rappelez-vous que jeudi 18 mars 1886, il y aura quinze ans que l'héroïque population de Paris se soulevait et que cette tentative de révolution fut étouffée dans le sang de 35.000 travailleurs...
Le Coup de semonce est une pièce documentaire sur le Congrès national wallon des 20 et 21 octobre 1945 qui se prononça finalement massivement en faveur d'une autonomie peut-être plus forte que celle dont jouit la Wallonie présentement. Le dramaturge a également semé, tout au cours de l’action, des « tableaux historiques ». Celui que nous allons reproduire est celui dont le sens est le moins évident. Il s’agit de prisonniers de guerre en Allemagne durant le deuxième conflit mondial, de Wallons puisque la quasi totalité des prisonniers flamands ont été libérés (sauf les soldats de carrière). L’extrait que nous allons lire évoque la sanction qui pèse sur eux au cas où ils auraient des relations avec des Allemandes. On y parle ici d’une forteresse « immense et froide » dont rien n’est dit par ailleurs. Il s’agit en réalité de la forteresse de Graudenz en Prusse orientale (aujourd’hui Grudziadz en Pologne, à cent km au nord de Varsovie) qui, effectivement, n’était pas chauffée même durant les terribles hivers polonais. L’extrait que nous allons lire fait également allusion au mariage du roi Léopold III qui, resté au pays et refusant de suivre le gouvernement belge à Londres, se considérait comme prisonnier dans son Palais. On sut cependant assez vite qu’il avait épousé (religieusement et en secret), une jeune femme en septembre 1941. La contradiction entre l’espèce de « raison sociale » qu’il se donnait comme « prisonnier » (resté au pays), et le fait qu’il connaissait les joies du mariage a évidemment perturbé tant les prisonniers des stalags (soldats et sous-officiers), que des Oflags. Et plus que probablement joué un rôle dans le rejet du roi en Wallonie. On dira sans doute que l’on ne doit pas expliquer un spectacle. Cependant, la scène suivante représente une sorte de provocation à l’explication que nous venons de donner bien qu’elle n’avait, elle, aucune obligation de s’expliquer :
Des prisonniers. Deux hommes, deux femmes. Ils sont en train de biner un champ.
Prisonnier I, à une prisonnière - Ich liebe dich.
Je te le dis dans la langue des tueurs.
Je ne connais pas tes mots, ma belle Polonaise prisonnière.
Prisonnier II - Fais attention au SS. Ne t'approche pas d'elle.
Prisonnier I - Gai gai marions-nous
Le roi Léopold III vient de se marier.
La bonne nouvelle
Ils font du ski sur les pentes douces.
Nous sommes jeunes.
Ich liebe dich.
La prisonnière - Ich liebe dich.
Prisonnier I - Saigne la Pologne ouverte à tous les crimes.
Saigne la Wallonie, saignent les peuples.
Tu es ma Slave
Je serai ton Latin
donc dégénéré, dit le SS aux yeux bleus.
Prisonnier II - Si tu la touches,
tu iras à la forteresse.
Au pain et à l'eau
Plus de colis
Tu y laisseras ta santé,
Ta vie peut-être.
Discipline d'enfer.
N'oublie pas.
Prisonnier I, crie - . Le SS, je l'emmerde ‑!
Il veut défaire sa braguette; l'autre l'arrête dans son geste.
En fait, il veut sortir son sexe pour défier le SS.
Prisonnier I - Marie-nous.
(il chantonne la marche nuptiale)
Tu es mon témoin,
le témoin des mariés de Silésie.
(Il s'approche de la femme. On entend un coup de sifflet du SS)
Prisonnier I - Je suis ton roi,
tu es ma reine.
(Il prend une motte de terre)
Voici le gâteau de mariage.
Voici le riz, le riz du bonheur.
Toute la famille est réunie
derrière les fenêtres
des baraques de la mort
Qu'est-ce qu'il fait, le roi, en ce moment‑?
Prisonnier II - Le roi ne peut mal faire
Il reste sacré.
Avale la pilule et tais-toi.
La forteresse est immense et froide 3.
Prisonnier I - Ich liebe dich.
Prisonnière - Ich liebe dich.
Hors de l'épopée
Voici ce que j'écrivais de l'une des dernières pièces de Jean Comme un secret inavoué créée à l'automne 2013 :
Un homme dans une file d'attente —c'est un lieu important de dramatisation chez Louvet—, procure un ticket d'attente à une femme, mais, en le lui glissant dans la main, maintient quelque temps celle-ci dans la sienne. C'est le début d'une rencontre. Nous l'apprenons par les acteurs eux-mêmes, quand déjà la pièce est commencée, une pièce dont le décor ne nous est connu, lui non plus, que par les acteurs eux-mêmes, une chambre d'hôtel. Les spectateurs sont assis sur des parallélépipèdes de pierre de part et d'autre d'un espace indistinct où les acteurs jouent leur jeu. Ils le jouent tellement bien, si intensément que la proximité physique n'est là au fond que pour montrer qu'elle ne sert à rien, tellement le spectacle transcende tout, comme s'il se déroulait sur une scène éloignée.
Une scène éloignée à cause de cette intensité seulement, car qui ne serait pas pris par ce qui se joue entre ces deux-là, dont l'origine est une caresse? Lui (les acteurs ne sont désignés que par ces pronoms personnels, Elle et Lui), dit « votre main s'est laissée faire» et Elle dit qu'elle s'est « laissée prendre. Je n'ai pas réagi. Pas eu le temps. Le temps de me laisser voler cette pression » et puis, après un temps : « Cette caresse ». Elle et Lui sont en somme consentants. Les deux acteurs jouent durement, comme s'il s'agissait d'une dispute, mais d'une dispute dont ils ne sont pas les antagonistes, mais dont la caresse fondatrice de leur liaison est jetée contre un monde froid, contre « l'air dans la ville que je n'aime pas » dit Lui, « un air qui vous paralyse en douce dans vos pensées, dans vos projets. »»
D'ailleurs un peu plus avant de cette marche en avant d'une âme vers une autre, Elle raconte une autre histoire, plus banale encore si l'on veut, où mise en présence d'une dame habillée de rose qui ne trouvait pas le prix des raisins blancs dans un supermarché, elle a pu le faire sortir de la machine tout « frétillant » et avoue : « Cela m'a fait du bien de chercher avec cette adorable dame le prix des raisins blancs. » Puis Elle n'a pas osé la rattraper pour lui parler. Lui répond : « Détrompez-vous. Elle n'attendait peut-être que cela. Vous parler. Tant de réserve, tant de pudeur nous font parfois rater de si beaux moments, de si belles heures. » Lui et Elle imaginent qu'ils pourraient se quitter mais au fond se disent l'un à l'autre que cela n'arrivera pas et Lui affirme alors qu'ils se diront, lors de retrouvailles : « Je croyais que je ne vous verrais plus. Enfin, vous êtes là. » Enfin Elle prononce le fin mot de toutes les rencontres : « J'ai le sentiment de vous connaître depuis toujours.»
Que Louvet ait été capable de jouer et faire jouer sur autant de registres oblige à se poser cette question (qui nous éloigne d'une vaine polémique avec Sireuil) :
Comment parler d'un aussi immense écrivain?
- 1. Les Deux Sources, PUF, Paris, 2008, p. 269-270.
- 2. Dans la collection Espace-Nord, Labor, Bruxelles, 1998, p.573-596
- 3. Mon père, Ferdinand Fontaine, y séjourna de mars 1944 à l'été de cette année-là, puis à une autre dépendance para-concentrationnaire de Graudenz près d'Auschwitz avant de la quitter sous la garde des sentinelles allemandes devant l'avance de l'armée rouge et entreprendre une marche de 500 km par des températures descendant jusqu'à moins vingt degrés.