CHAPITRE III: Aveuglement, morcellement
En règle générale, ce dont nous parlons ici concerne les années 80 et 90, soit une époque où le déclin wallon va connaître son paroxysme, une époque où s'affaiblit la classe ouvrière, mais aussi où, au pire creux de la vague, la Wallonie commence à s'affirmer: si fort qu'elle provoque les réactions bruxelloises, celles dont nous parlons depuis le début. Il nous a été révélé quelque chose de plus étrange, datant du moment même où, sous l'impulsion de la classe ouvrière, nous nous retrouvons en face d'une grande mobilisation wallonne: les grandes grèves de 60-61.
Aveuglement
Ces années-là sont aussi celles de la guerre d'Algérie. Une série d'intellectuels bruxellois, parfois au péril de leur vie, aident le FLN algérien contre le colonialisme français. Hugues le Paige qui est un familier de ce groupe écrit ces lignes, les plus édifiantes jamais lues sur la méconnaissance de la Wallonie à Bruxelles. On comprendra qu'elles soient citées in extenso:
«Beaucoup de ces femmes et hommes de gauche n'ont absolument pas vu venir la grande grève de 60-61. Pierre Le Grève, pourtant futur dirigeant syndical: " Je n'avais pas conscience du mécontentement qui montait sur le plan social. Je fréquentais les assemblées syndicales, mais essentiellement pour recueillir des signataires pour le Comité. " Luc Somerhausen est surtout soucieux des routes barrées par les grévistes en Wallonie et qui gênent le passage des " frères " [le passage de militants FLN en France, aidé par les militants du Comité dont on parle, note de J.F.]. Micheline Créteur ne découvrira l'importance de ce qui se passe en janvier 1961 que quelques années plus tard, lorsqu'elle travaille au CRISP.» [Jean L. Doneux, H. Le Paige, Le Front du Nord, coll. Pol-His, Bruxelles, 1992, p. 242]. H. Le Paige poursuit: «Pourtant la grève 60-61 va rattraper l'Algérie grâce à un film. Le seul document qui ait jamais été réalisé sur le sujet: celui du réalisateur flamand Franz Buyens: "Le FLN avait demandé mon film pour la formation de ses militants. Je le fais passer au Maroc. Mais, sans nouvelle, je pense que la copie de Combattre pour nos droits s'est perdue corps et bien. En été 1968, lors d'un festival à Alger, je me retrouvai aux côtés de Joris Ivens et Henri Storck. Sur scène, mon nom est ovationné. Je dis à mes illustres compagnons que l'assistance doit se tromper, que les documentaristes connus dans le monde entier, c'est eux et pas moi." " Pas du tout", me dit un organisateur algérien:" ils connaissent tous votre film: pendant la guerre, il n'a cessé de circuler dans nos réunions. " On me montre alors la copie 16 mm dont toutes les perforations avaient sauté à force d'avoir projeté le film dans les conditions qu'on imagine. " La seule chose que nous ne comprenons pas ", ajoute un militant FLN, " c'est comment après avoir rassemblé des centaines de milliers d'hommes et de femmes dans la lutte et dans la rue, vous n'avez pas fait la révolution... " Ainsi grâce au film de Buyens, des maquisards des Aurès connaissaient peut-être mieux l'histoire de la grève 60-61 que certains de ceux qui les soutenaient en Belgique même. Car, pour beaucoup de militants, tellement immergés dans la solidarité algérienne, les autres champs politiques n'ont, au jour le jour, guère ou pas d'existence.» C'est en pleine «grève du siècle» que certains éditorialistes français (à RTL notamment) comparèrent la démarche d'André Renard sur la Wallonie à une lutte tiers-mondiste, de «libération nationale» si l'on veut...
Il y a toujours des rois pour noter, un 14 juillet: «rien». Il y a eu aussi les rives de la Seine envahie par les pêcheurs le jour de la fameuse remontée des Champs-Élysées par le général de Gaulle à Paris le 26 août 1944. Mais ils étaient pêcheurs, pas militants politiques. Cet aveuglement bruxellois, chez des personnes engagées politiquement, à propos de ce qui se passe en Wallonie - la plus longue grève générale de toute l'histoire de Belgique! - laisse amèrement rêveur. Nous pouvons en partie comprendre les explications d'Hugues Le Paige et il n'y a pas à juger ces gens courageux par ailleurs, voire héroïques. Mais il faut enregistrer jusqu'où va la négation de la Wallonie à Bruxelles - involontaire comme ici, donc terrifiante. Ajoutons que ce film de Franz Buyens fut peu apprécié par Jacques Yerna par exemple1 - sympathisant actif des personnes soutenant alors le FLN avec quelqu'un comme Élie Baussart, autre militant wallon. Ce film, en effet, réalise le tour de force de rester complètement muet sur la revendication du fédéralisme et la figure centrale d'André Renard! Sur sa propre expérience des grèves de 60, Hugues Le Paige écrit d'ailleurs lui-même: «À la télé, je découvre la classe ouvrière en colère. Et je ne peux que deviner, sans bien comprendre, " la grève du siècle " comme on l'appelait. Un mouvement sans précédent contre le projet de loi unique, on dirait aujourd'hui un programme d'austérité. La Belgique frôle l'insurrection. Mais l'absence d'une direction et d'une volonté politique, les divisions syndicales et la fracture nord-sud feront éclater le mouvement qui se replie sur la revendication fédérale.» [La Revue Nouvelle, mai 1988, p. 87]. Notons que cet aspect est souvent éprouvé négativement par des militants contemporains vivant à Bruxelles2.
La grève du siècle, "connais pas"
Dans TOUDI, nous avons plusieurs fois comparé ce texte où l'on «découvre la classe ouvrière à la télé» à celui de Thierry Haumont (même âge, même époque) découvrant la Wallonie ouvrière et militante sur la route Namur-Auvelais 3. Dans le même numéro de La Revue Nouvelle, avec son émouvant témoignage de jeune ouvrier chrétien qu'il était alors, Jos Schoonbroodt évoque négativement les méthodes autoritaires de la FGTB dans la conduite de la grève. Il donne le sentiment d'oublier - il n'en dit rien! - les pressions exercées contre la grève par les membres du gouvernement se succédant à la RTB, le Cardinal, les gendarmes qui firent plusieurs morts, la presse de droite, la faim et le froid.
La démarche de Renard (pas nommé non plus) et présentée comme un «repli», est parallèle (dans ce texte de 1988), aux nombreux abus du mot pour caractériser le mouvement wallon. Dans ce numéro de La Revue Nouvelle, la grève de 60 est, soit «découverte à la télé», soit vue comme un mouvement autoritaire de la FGTB... On s'étonne moins, après avoir lu ces si étranges souvenirs, que la création d'une Région wallonne soit présentée parfois comme la seule oeuvre de la classe politique ou comme une simple réaction au mouvement flamand, oubliant ainsi les milliers de drapeaux wallons flottant sur toutes les grèves, tous les défilés syndicaux, trente ans durant, pour y parvenir. Les lignes suivantes de Théo Hachez ont quelque chose de décevant par rapport à ces cinquante ans d'histoire: «Le fédéralisme apparaît aux yeux de beaucoup de francophones, comme une contrainte imposée. Ces francophones ne voulaient peut-être pas de la Région wallonne ou de la Communauté française. Mais elles sont là. Il faut aujourd'hui transformer cette contrainte en une opportunité de développer un projet spécifique. Ce n'est qu'alors que les gens pourront se dire qu'un drapeau et un hymne sont des choses importantes.» [Le Matin, 28/4/98]. De «beaucoup de francophones» on glisse à la généralisation : «Pour le moment, tout le monde [nous soulignons] prend cela pour du folklore parce que cela ne renvoie à rien sinon au passé.» Tout le monde? Les médias francophones. Le «passé»? Mais le «passé» quand il était «présent» ne renvoyait non plus à «rien» pour certaines personnes comme nous venons de le voir avec Jos Schoonbroodt, Hugues Le Paige, Micheline Créteur... On serait tenté de l'expliquer par l'exécrable réputation dont jouissent les socialistes dans le milieu chrétien auquel appartient La Revue Nouvelle. Mais cela ne vaut déjà pas pour Hugues le Paige de tendance PS.
Théo Hachez considère que le « confédéralisme mental» est en contradiction avec la réalité historique et qu'il faut « rejeter le présupposé historique selon lequel les entités fédérées issues de la Belgique lui préexistent logiquement.» [La Revue Nouvelle, octobre 1996, p. 7]. Mais cette antériorité nous semble au contraire très fondée: en 1950, c'est bien sur la base d'un veto de type confédéral (parce qu'elle a refusé par son vote de mars 1950 qu'il revienne comme roi en Belgique), que la Wallonie ouvrière s'insurge contre un Léopold III qui serra la main d'Hitler à Berchtesgaden et qui veut, s'imposer à nouveau, malgré le fait qu'un Jean Rey, le 26 janvier 1950 à la Chambre4, ait affirmé que le roi ne pouvait reprendre le pouvoir qu'à la condition d'avoir la majorité dans chacune des régions du pays. Ce qui ne se réalisa pas puisque Léopold III n'obtint la majorité ni en Wallonie ni à Bruxelles. Il revint. Par l'insurrection, la Wallonie lui opposa un «veto» terrible, sanglant, douloureux5, sans obéir à aucun mot d'ordre syndical ou politique, en raison d'un élan, d'un élan «profond»: quel autre adjectif employer?6
Voilà bien du confédéralisme «mental». La grève de 60 s'y apparente et elle seule explique qu'il y ait des Régions à vocation économique comme la Wallonie et Bruxelles. On ne peut pas, d'un côté, mettre l'aspiration confédéraliste en contradiction avec «l'histoire» pour la réfuter et, de l'autre, exiger un projet wallon qui transforme la «contrainte» des institutions (notamment wallonnes et régionales) en «projet». En réalité, comme 1950 et 1960 le montrent, la Wallonie est un projet, d'ores et déjà dans la tête des «gens», notamment de ceux qui, dans toute la Wallonie, de fin août à début octobre, la fêtent avec un enthousiasme absent des autres fêtes «nationales». Opposer le présent au passé est une erreur, car ils sont d'un seul tenant, n'annoncent une inertie que chez des gens qui, déjà auparavant, ne voyaient pas, ne sentaient, ne voulaient pas la Wallonie par un aveuglement qui continue d'étonner: découvrir 1960 au CRISP et la classe ouvrière «à la télé» (Hugues le Paige) s'apparente à la vision d'une Wallonie sentie comme «contrainte». Nous comprenons les aspirations du groupe Goupil formés de Bruxellois ouverts et démocrates comme Théo Hachez, Bernadette Wynants, auxquelles se rattachent ces réflexions. Et l'idée de forger un projet d'avenir pour la Wallonie et Bruxelles est séduisante. Mais tout projet s'enracine dans un passé, renoue avec ce que Ricoeur appelle le «rêve éveillé d'un groupe historique» ou encore «son propre avènement»7. Un projet pour la Wallonie nous semble s'enraciner dans sa trame historique, dans le prolongement de ceux qui ont voulu l'autonomie wallonne qui n'est pas une «contrainte»... Pour un peu, on présenterait comme un échec non la manière dont l'autonomie se réalise, mais cette autonomie elle-même8. On dit parfois aussi qu'en cas de séparation de la Flandre, vu l'opposition de celle-ci à une entité Wallonie-Bruxelles, la Wallonie ne pourrait que se rattacher à la France [Le Vif, 11/10/96]. Et ce journal estime que personne en Wallonie ne souhaite l'autonomie, comme en fait foi une carte récente (voir plus loin, chap. IV, p.25).
Morcellement
Une autre façon de parler de la Wallonie tout en affirmant qu'elle n'est pas, c'est de souligner ses diversités internes élevées au rang de différences rompant l'unité. Dans les polémiques de presse suivant le Manifeste pour la culture wallonne, le thème est récurrent. Ces observations ont un fond de vérité mais valable pour n'importe quel pays. Ces polémiques les accentuent pour discréditer et nier.
Une Wallonie inévitablement morcelée, c'est, par exemple, l'argumentation décisive de Jacques Hislaire contre le manifeste de 1983: «Si le futur ministère de la culture wallonne subventionne Julos Beaucarne pour des chansons dans le dialecte d'Écaussines, il y aura discrimination pour tous les chanteurs s'exprimant en sérésien, en verviétois ou en picard.» [La Libre Belgique, 30/9/83]. Il y a une manière aussi d'insister sur l'origine de certains signataires comme Claude Javeau le fait avec Jean Louvet qualifié par lui de «Brecht de banlieue» dans une enquête [Les intellectuels et le pouvoir in Le Soir des 12, 19 et 26/11/83], repris sur ce point par Pan qui parle d' «intellectuel de tendance brechto-louviéroise» [1/12/83]. Ce même journal rebaptisa toute sa vie Léon Defosset en l'associant à son humble village natal, dans la tradition la plus attristante des citadins: «Leignon-Defosset». Frédéric Moutard (pseudonyme transparent de François Martou), reprend l'antienne: «La symbolique d'un État se manifeste souvent par la force de sa capitale. Mais les Wallons ne sont plus d'accord sur cette capitale centrale (...) Il ne suffit pas de confier ce rôle à Namur, à la condition que l'Eau soit à Verviers, le SRIW à Liège, la SDRW à Bruxelles et un dépôt culturel à Charleroi pour changer cette réalité: Bruxelles compte un million d'habitants; les plus grandes villes wallonnes 200.000: pour se rencontrer ou pour se manifester, les Wallons se rendent à ... Bruxelles.» [La Revue Nouvelle, janvier 1984]. Luc Dardenne renchérit: «Supposons que l'on vive le scénario où l'on ne reconnaît plus la Communauté française et qu'il y ait une répartition Wallonie-Bruxelles. Entre le Hainaut et Liège, il va y avoir des tensions. On en arrivera à la répartition du pouvoir culturel dans x lieux et ce ne sera pas drôle...» [La Revue Nouvelle, janvier 1984] ou Tristan Lazarre dans un journal estudiantin: «Suivant les critères des signataires du manifeste, certaines sous-régions pourraient commencer à parler de culture liégeoise ou namuroise ou ardennaise (nous n'oublions pas que le Wallon qui parle le liégeois n'est pas compréhensible pour un Carolorégien). Et tant qu'on y est, pourquoi ne parlerions-nous pas de la culture de Virton, de Rossignol ou de Tourinnes-la-grosse, en attendant le jour - ô gloire immarsescible (sic)! - où l'on pourra parler de la culture de mon quartier dont l'espace serait compris entre la haie d'aubépines de mon jardin, le champ de betteraves de Marcel et la prairie de Gaston.» [La Flaque, n°19, 27 février 1984]. Pol Vandromme, dont nous reparlerons plus bas, est aussi net dans Les gribouilles du repli wallon: «La guerre tribale (...) dresse moins la Wallonie contre Bruxelles que les Wallons entre eux. On s'en rendra compte demain lorsque le fédéralisme se distinguera peu du confédéralisme. Il sera plus aisé alors, au nom des intérêts, de refaire un Bénélux qu'au nom des valeurs et de leur convergence de faire la Wallonie.»
L'idée que les Wallons se réunissent à Bruxelles pour se rencontrer faisait le tour des milieux FDF au moment où Martou s'exprime. Cette observation n'est pas qu'anecdotique: sans révéler un secret d'État, nous pourrions dire que la première réunion sur le manifeste wallon a bien eu lieu à Bruxelles. Mais si toutes les infrastructures de la Belgique (routes, chemins de fer, etc.) ont été pensées d'abord pour aboutir à Bruxelles, si, surtout dans les professions intellectuelles, les lieux obligés de certains rendez-vous (maisons d'édition par exemple) sont là, on comprend que la Wallonie utilise cette facilité de «Bruxelles», dans la mesure où tout a été fait pour l'obliger à s'y rendre.
Il est à noter qu'il arrive que l'on propose parfois la diversité comme un argument en quelque sorte positif comme Jean-Pol Baras par exemple opposant «les cultures de Wallonie» à préserver selon lui [Le Soir, 27/10/83] ou chez F. Chenot et H. Tessa [Le Drapeau Rouge, 23/11/83.]
Plus tard, le Professeur Jean-François Dechamps évoquera le même morcellement sous l'intertitre Noyau dégradé: «Il y a comme un noyau central solide, numériquement le plus important, qui " fait " la majorité wallonne (...) mais avec des dégradés vers l'Ouest et le Nord et le Sud (...) Noyau dégradé vers l'Ouest, jusqu'à ce " Finistère " wallon cominois, prenant progressivement le coloris de ce que certains appellent les Pays-Bas français. Gageons qu'en cas de rattachement à la " Grande Nation ", la " région wallonne " devrait faire son deuil de pas mal de ses terres picardes. Dégradé vers ce Luxembourg se sentant peu wallon lors du Traité des XXIV articles, avec en sus ses originalités arlonaises et gaumaises (...)» [La Libre Belgique, 25/8/87]. Pierre Ruelle, dans une intervention qui souleva beaucoup d'émotions diverses à Louvain-la-Neuve, le jour où José Happart prit de fait parti pour le manifeste wallon (le 18 février 1989) va jusqu'à morceler le Borinage: «Si l'on voulait charger un instituteur d'enseigner le borain à Pâturages, il serait exclu d'aller le chercher à Frameries, à deux kilomètres de là, à Dour, à six kilomètres, à Mons, à neuf kilomètres. L'accent, la phonétique et la morphologie, quand ce n'est pas le vocabulaire, sont trop différents.» [Wallonie française, non-daté mais probablement 9/89].
Juste avant la publication du manifeste, Vincent Goffart avait signé un article très remarqué sur «la Wallonie comme banlieue» où il précisait notamment: «Un localisme hérité du moyen âge et de ses franchises urbaines empêche de discuter du siège des premières institutions wallonnes et alimente la controverse Cockerill-Liège contre Charleroi-Sambre. Les souvenirs principautaires et le vouloir-vivre wallon de Liège n'empêchent pas l'observateur d'y repérer aussi un parti belge, un lobby anversois, un clan français (Liège, préfecture de France? Encore la banlieue, et lointaine cette fois!). Quant au Brabançon wallon, il pense et vote de plus en plus comme les Bruxellois. Et, questionnés sur l'éventualité d'un démembrement de l'État, les Luxembourgeois de Belgique reconnaissent à leur corps défendant qu'ils louchent vers le paradis fiscal de leurs cousins Grands-Ducaux.» [V.Goffart, La Wallonie comme banlieue, in La Revue Nouvelle, juillet-août 1983]. René Andrianne, la même année que le manifeste, mais également avant sa publication souligne les traits d'une Wallonie fragmentée: «L'émiettement territorial, politique et juridique constitue un autre trait qui a façonné les mentalités. (...) L'esprit de clocher s'enracina. Le Liégeois, heureux d'être lui-même, inconfusible, voire arrogant, considère aisément les autres Wallons comme citoyens de seconde zone et les Bruxellois comme des êtres indéfinissables et des bâtards flamands (...) Qu'y a-t-il de commun entre un Tournaisien au français généralement proche du modèle hexagonal et un Ardennais pataud et peu sûr de lui. Les Montois et les Carolorégiens, distants de 50 km, ont bien soin de se dire les uns du " Centre " et les autres du " Borinage ". Les animosités entre hommes politiques wallons sont bien connues. On rétorquera qu'il en est ainsi dans toutes les nations (...) Mais lorsque le pays couvre à peine 17.000 km2, c'est d'un esprit de clocher qu'il s'agit. Les conséquences en sont plus importantes qu'il n'y paraît. Chaque région veut ses institutions et y installe ses notables...» [René Andrianne, Écrire en Belgique, Labor, Bruxelles, 1983, p. 32]. Remarquons que les Montois ne se disent pas du Borinage (qui est plutôt la banlieue ouvrière de Mons) et que c'est La Louvière qui a créé autour de ses charbonnages et de sa sidérurgie, la région dite du «Centre». Les erreurs de René Andrianne manifestent bien la thèse qu'il défend puisqu'il se perd lui-même dans la confusion qu'il entend décrire (émiettement territorial). Le titre de ce chapitre est d'ailleurs La Wallonie impossible et se conclut sur ces mots: «C'est cependant l'union de la francophonie belge qui apportera à la Wallonie le renouveau, politique aussi bien que culturel, qu'elle souhaite.» [op. cit.].
«L'union de la francophonie belge apportera...» : l'assurance des partisans de l'absorption de la Région wallonne dans la Communauté française, soit un projet qui recentre tout à Bruxelles dans le cadre physique, politique, symbolique qui convient à l'ancienne bourgeoisie belge francophone, était vraiment très grande alors. Cette fusion aurait stoppé l'évolution de la Wallonie vers l'autonomie et la reconnaissance de sa personnalité. Le fait que cette fusion se soit avérée finalement impossible permet de vérifier que le langage des médias francophones belges dominants, les seuls médias nationaux disponibles pour un lecteur wallon désireux de s'informer (les journaux de Wallonie, plus locaux9, ne prennent pas aussi clairement position et souffrent des limites de publications de ce type), trouve vite les bornes de son influence (mais sans, pour autant, s'amender). Le projet de fusion part du principe que le mouvement wallon est une simple «réaction à» la Flandre et au mouvement flamand. L'opposition à la fusion de la Région wallonne et de la Communauté française l'a emporté finalement et cela donne une idée de l'affaiblissement des élites issues de la Belgique bourgeoise. Mais elles n'en tirent pas de leçons.
Tant et tant de gens refusent l'idée que la Wallonie puisse avoir son centre en elle-même! À l'instar de R. Andrianne ou de F. Perin dont nous allons parler, le Professeur Dechamps, déjà cité, affirme: «Identité wallonne. À la vérité, la difficulté est ailleurs: la région étant appelée à se fonder dans la Communauté et non l'inverse.» [La Libre Belgique, déjà citée, 25/8/87]. Cette idée d'une Wallonie morcelée qui doit trouver son unité ailleurs que chez elle est elle aussi récurrente, mais appartient déjà à un autre registre. L'assurance du Professeur Dechamps est d'ailleurs caractéristique de la période étudiée: dans la mesure où, à cette époque encore (1987), les forces politiques majoritaires en Wallonie (PSC, PRL, une partie du PS) désirent la fusion Communauté/Région.
La Wallonie n'est certes pas homogène (quel pays le serait?), mais cela sert à la négation relative ou radicale de la Wallonie comme chez François Perin, reprenant, dans une note à diffusion restreinte, des arguments souvent entendus dans la bouche de l'éminent constitutionnaliste: «Les Wallons constituent les trois-quarts de la Communauté [française de Belgique, note de J.F.]. Voilà une majorité bien pâle devant le centre de gravité bruxellois. Cela s'explique sans doute par le fait qu'il n'y a pas de centre de gravité en Wallonie, celle-ci étant morcelée en centres divers (Mons, Charleroi, Namur-Luxembourg, Liège) qui ont de réelles spécificités locales, mais dont aucune n'est généralisable et capable de faire basculer le centre de gravité bruxellois. Le drame de la Wallonie est d'être coupée artificiellement par les malfaisances de l'histoire du seul centre de gravité qui lui serait naturel comme toutes les provinces de France: Paris.» [Note du 3 mars 1990 déjà citée]. Ceci se retrouve partout, comme dans ce commentaire de Paul Aron à la suite de la réédition de certains textes de Conteurs wallons dans la collection Espace-Nord: «Leur réimpression dans cette collection correspond à une demande sociale sans doute diffuse, mais réelle. La Wallonie qui forge lentement son unité sous une pression extérieure [nous soulignons, J.F.] est conduite à réfléchir sur son avenir. Cette région hétérogène [nous soulignons, J.F.] se penche donc vers son passé pour le réapproprier.» [Paul Aron, Lecture in Les conteurs de Wallonie, Labor, Bruxelles, 1989]. On ne peut nier que la Wallonie soit hétérogène, mais c'est une telle évidence que l'on se demande pourquoi il faut encore le dire et pour répondre à qui ou à quoi. Nous en trouvons peut-être une explication dans les lignes qui suivent. Théo Hachez est très sensible à ce que nous dirons plus loin de l'occultation de la Wallonie par des mots tels que «Beaunord» appliqué au centre culturel de la Communauté à Paris, aux clichés franco-français qui ont marqué la reprise de ce centre par Diane Hennebert en 1989. Mais il ne va pas jusqu'au bout de l'analyse et, reprenant en quelque sorte une idée que nous retrouverons dans le discours de Philippe Moureaux, il s'étonne que les Wallons, majoritaires dans la Communauté française n'y construisent pas «un rapport de force qui leur soit favorable» [La Revue Nouvelle, décembre 1989, p. 64]. Il ajoute: «Si l'homogénéité wallonne sur laquelle s'appuie la revendication de la dissolution de la Communauté n'était autre chose qu'un rêve, la Wallonie n'aurait aucun mal à s'en accommoder. Et c'est à peine si l'on n'est pas forcé d'interpréter cette fuite en avant comme une réaction de dépit.» [ibidem] En fait, la majorité numérique des Wallons en Communauté française ne peut évidemment rien, à court et moyen terme en tout cas, contre une situation qui s'est lentement construite dans l'ordre symbolique, qui parait dès lors si «naturelle» que seul un lent travail l'éliminerait. Cette domination symbolique, Théo Hachez y participe inconsciemment en prenant pour revendication d' «homogénéité» (du manifeste wallon ou d'autres partisans de la suppression de la Communauté), ce qui n'est que revendication d'unité. Il ne voit pas non plus (en cela, un peu proche des «dominants»), que si cette unité doit se réaliser à partir de et dans la structure belge, matérielle et symbolique, de toute façon inchangée, qui fit de la Wallonie un pays au développement dépendant (telle que nous l'avons décrite au chapitre I), c'est-à-dire à Bruxelles, là où tout se pense sans la Wallonie ou contre elle (non par malveillance mais structurellement), la Wallonie ne pourrait que continuer à subir l'hémorragie culturelle (après l'hémorragie financière) qui l'a placée en état de dépendance.
Si la Wallonie est dominée symboliquement à partir d'élites bruxelloises aveugles, dédaigneuses, qui ne la comprennent pas (au mieux, sauf exception10) ne pourrait-on mener une action de type culturel (au sens gramscien), de persuasion franche, ouverte, rationnelle sur les élites bruxelloises afin de les amener à se reconvertir et à détourner le capital symbolique qu'elles détiennent au bénéfice de la Wallonie?
Enfin, c'est sur ce thème du morcellement que revient encore l'éditorialiste de La Lanterne après les déclarations de Robert Collignon sur la régionalisation de la Communauté française (dans Le Matin du 16 juillet 1998): «Qu'apporterait une régionalisation de la Communauté française? Une régionalisation de l'enseignement différente à Bruxelles et en Wallonie, une RTBF qui deviendrait à la fois RTB (Bruxelles) et RTW (Wallonie) et d'autres inepties de ce style? On se refermera un peu plus sur soi, on produira un peu plus de médiocrité. Et quand on entend Collignon dire que l'identité wallonne s'affirmera mieux dans ce nouveau cadre, on rigole gentiment. Après avoir eu leur radio et leur T.V. wallonnes, ils [souligné par J.F.] voudront leur radio liégeoise, carolo, namuroise... Souvenez-vous, si la Wallonie a établi sa capitale à Namur, c'est tout simplement parce que Liège et Charleroi se bagarraient pour le titre suprême et qu'il a fallu trancher en adoptant une solution à la belge, pardon à la wallonne. CQFD.» [La Lanterne du 17/7/98]. Le ministre de la culture de la Communauté et Président de la Région bruxelloise évoqua dans le même sens le repli sur soi jusqu'aux «sous-régions» [interview à la RTBF-radio le 20 juillet à l'occasion des francofolies de Spa]. On est frappé par ces «ils» , ces «leur» de La Lanterne qui désignent les Wallons dans un journal belge de langue française comme des étrangers.
La disparition par morcellement peut être imputée à la Wallonie de manière plus subtile encore comme dans cette remarque de Jean-Pierre Hautier à propos de la régionalisation de la Communauté: «La culture n'est déjà pas brillante dans la Communauté française (...) Si en plus on coupe ça en deux, ce sera lamentable.» [Le Matin du 29 juillet 1998] Indépendamment du fait de savoir si, compléter les compétences de la Région wallonne, serait «couper en deux», on peut s'interroger sur le fait de savoir pourquoi cet animateur de Radio-Capitale s'éprouve comme le «un» résultant d'une «coupure» séparant, d'une part 7 à 800.000 Bruxellois et, d'autre part, 3.400.000 Wallons... Les partisans du maintien de la Communauté française affirment que la Wallonie et Bruxelles forment une même société et parlent la même langue. Si cette société est réelle, l'achèvement de la Wallonie par l'octroi de toutes les compétences culturelles ou scolaires de la Communauté à cette dernière, fera sans doute disparaître l'institution communautaire, mais non cette société même, dérivée de la Belgique bourgeoise. Simplement le projet national de cette société deviendra un projet wallon.
Le manifeste Choisir l'avenir considère que l'opposition des Francophones à la Flandre est prioritaire en Belgique et que celle entre Wallons et Bruxellois est secondaire. Pour nous, le combat entre Belgique francophone et Wallonie est fondamental: dans la mesure où c'est la bourgeoisie belge francophone qui a mis la Wallonie dans l'état où elle est (non la Flandre: l' «expulsion» des Wallons de Leuven, par exemple, ancre une grande université en Wallonie et induit l'une des zones R&D les plus remarquables d'Europe!), et dans la mesure où les élites qui en sont le prolongement remettent en cause l'existence de la Wallonie. Ce qui n'est pas le cas de la Flandre...
- 1. Jean Neuville et Jacques Yerna, Le choc de l'hiver 60-61, Pol-His, Bxl, 1990.
- 2. Madeleine Jacquemotte-Thonart, Ma vie de militante, Tome II, Université des femmes, Bruxelles, 1994, p. 125.
- 3. Interview de Thierry Haumont dans La Revue Nouvelle, mars 1985.
- 4. Le compte rendu de cette intervention est repris en annexe du livre de J. van Offelen, Les libéraux contre le roi, Duculot, Gembloux, 1988 et cité aussi par J. Fontaine, Le citoyen déclassé, in TOUDI/Contradictions, Walhain-Graty, 1995, p. 125.
- 5. Thierry Goossens a montré dans Comment sont morts les morts de Grâce-Berleur? in TOUDI mensuel (n°1 et 2), que l'enquête sur les morts de 1950 fut sabotée. Van Doorslaer et Verhoyen, L'assassinat de Julien Lahaut, EPO, Anvers, 1987 font de même pour le meurtre de Lahaut, également saboté par la police et la magistrature. Comme s'il s'agissait, dans les deux cas, de se conformer à l'accord entre partis politiques pour faire le silence sur tout cela, accord qui semble avoir contaminé les historiens eux-mêmes pendant un quart de siècle...
- 6. Je propose une étude sur Le gouvernement wallon de 1950 dans l'encyclopédie du mouvement wallon que va faire paraître l'Institut Jules Destrée à l'article «gouvernement wallon».
- 7. P. Ricoeur, Science et idéologie, op.cit.
- 8. C'est ce que fait le manifeste du 15 septembre 1989 en faveur de la Communauté et les médias présentent ainsi toute atteinte flamande à l'unité belge comme ils stigmatisent toute critique wallonne faite à la Communauté: étrange parallèle.
- 9. Bien entendu, c'est la tendance dominante car Le Matin d'ailleurs défini comme national ou Vers l'Avenir, plus défini comme local, ont des pages excellentes.
- 10. Maurice-Pierre Herremans avec son livre La Wallonie, ses griefs, ses aspirations, éd. Marie Julienne, Bruxelles, 1951 démontre que certains Bruxellois peuvent, au contraire, très très bien comprendre la Wallonie en quelque sorte de l'intérieur et même en partant d'un sentiment typiquement bruxellois, mais qui n'est pas «de surplomb».