La guerre " buissonnière" de Marcel Thiry

Toudi mensuel n°62, janvier-février 2004
15 August, 2009

Histoire guerre et paix

Avec la chute à la mi-août 1914, sous les assauts colossaux de l'artillerie impériale allemande, des derniers forts ceinturant Liège et l'occupation de la capitale principautaire, les deux jeunes « bourgeois » wallons 1 que sont Oscar et Marcel Thiry décidèrent de se forger un « destin » à la hauteur des grands « idéaux » patriotiques et épiques du bel été 1914.

Première édition de souvenirs

C'est en 1965 que Marcel Thiry raconta, dans une série d'articles publiés par Le Soir, sa grande guerre. Ces articles seront par la suite développés par l'auteur et paraîtront pour la première fois en 1965 dans un recueil intitulé : Le tour du monde en guerre des autos-canons belges. C'est ce livre que les éditions Le grand miroir viennent de republier avec un magnifique complément, une longue série de lettres inédites qu'Oscar et Marcel envoyèrent tout au long de la guerre, via un point de contact hollandais, à leurs parents restés à Liège. Ces lettres ont été retrouvées par les enfants de Marcel Thiry dans sa résidence de Vaux-sous-Chèvremont après son décès en 1977, sa fille Lise les a joliment complétées de quelques autres textes relatifs à cette période.

L'histoire

Dès novembre 1914, Oscar, l'aîné des deux frères, franchit à l'aide d'un passeur la frontière des Pays-Bas et s'engage dans le corps des mitrailleurs de l'armée belge. Marcel, le cadet, passe lui aussi la frontière deux jours après son dix-huitième anniversaire en mars 1915 et, via un détour par l'Angleterre, se retrouve dans un camp d'entraînement de l'armée belge en Normandie.

Les deux frères qui s'étaient, malgré tout, résignés à passer le reste de la guerre dans des unités combattantes différentes sont réunis à l'été 1915. Le major Collon, attaché militaire belge à Paris, a eu en effet la possibilité de constituer une unité d'autos-canons-mitrailleuses qui, initialement, devait servir sur le front belge mais qui finalement va être affectées au service de l'allié russe par le gouvernement belge. En septembre 1915, les 10 autos-canons et les 300 hommes qui y sont affectés quittent Brest et voguent vers Arkhangelsk, certains d'entre eux vont rester éloignés de l'occident pendant presque trois ans ! Après quelques semaines de casernement dans la banlieue de Petrograd, les autos-canons prirent la direction de la Galicie pour prendre part à l'offensive du printemps 1916 de l'armée russe. Elles resteront, d'une manière ou d'une autre, proche du front ukrainien jusqu'au moment où le tout nouveau pouvoir soviétique décida, en janvier 1918, d'entamer à Brest-Litovsk des négociations de paix avec le gouvernement impérial allemand. Il faut maintenant regagner la France et la seule voie encore ouverte apparaît vite comme celle de l'est. L'ancien Empire des Czars est en effet en pleine décomposition, Kiev, où se sont retirés les soldats belges, sera conquise ou perdue plusieurs fois en quelques mois par les troupes du gouvernement nationaliste ukrainien, par les armées « rouges » et « blanches », par les alliés locaux de l'Allemagne, etc. Ayant « monnayé », sous la forme de Vodka artisanale, leur sortie de Kiev et laissant derrière eux les autos-canons réduites par leurs soins en pièces détachées, Marcel Thiry et ses compagnons rejoindront Vladivostok, par le biais du trans-sibérien puis du trans-mandchou 2 , le 23 avril 1918, après soixante-deux jours et près de 10.000 Km en train ! Et l'aventure ne s'arrêta pas là puisque devait encore venir une traversée de l'océan pacifique jusqu'à San Francisco, celle du continent américain, là aussi en train mais plus confortablement qu'en Russie, puis, enfin, une dernière traversée, cette fois de l'Atlantique, pour atteindre Bordeaux le 15 juin 1918, soit près de quatre mois après avoir quitté Kiev tombé aux mains des bolcheviques.

Mais seul Marcel vécut ce périple inoubliable pour un jeune homme de 20 ans. Début juillet 1917, dans son auto-canon, Oscar fut touché par un éclat d'obus qui lui traversa le crâne, trépané le jour même, il fut rapatrié par la Croix-Rouge Internationale vers la France via Petrograd et la Norvège mais il n'y arriva que trois mois avant son frère ! Le soldat Marcel Thiry ne fut démobilisé qu'après la signature du Traité de Versailles en juin 1919. Le soldat Oscar Thiry, malgré la gravité de sa blessure, sera même rappelé dans les dernières semaines de la guerre pour être employé dans un des hôpitaux de « l'arrière » à La Panne.

Des « Mémoires de guerre » très particuliers

Marcel Thiry dans l'introduction de son récit précise qu'il n'altérera pas la couleur dominante de ces souvenirs, que celui-ci est « d'humeur gaie. Gaie, même dans ses parties dramatiques, et sauf quand la tragédie éclate et vient exiger le sang comme prix de l'engagement dans la lutte. » Le témoin Marcel Thiry décrit donc sa guerre d'une manière « légère », on n'y trouvera aucune glorification ou exaltation martiale comme chez Ernst Jünger et ses Orages d'acier et surtout dans le Boqueteau 125. On n'y trouvera pas non plus une certaine fascination pour la mort ou le sacrifice comme chez Hemingway et chez Malraux. Les « mémoires de guerre » de Marcel Thiry ne sont pas non plus dans la ligne des romans « anti-guerre » publiés dans l'entre-deux-guerres comme ceux de Barbusse, de Dorgelès, de Remarque ou de Lussu.

Thiry est plus proche d'un autre poète et romancier, le britannique Robert Graves et son Adieu à tout cela 3, même si chez ce dernier affleure plus une certaine mélancolie « nostalgique » que la gaieté. En ce sens, ce récit et les lettres qui l'accompagnent mettent en évidence un certain « consentement » à la guerre, les frères Thiry sont d'ailleurs tous deux des volontaires, et rappellent qu'en ces temps là, le patriotisme était plus qu'un mot.

Ce consentement à la guerre semble avoir été partagé par toutes les bourgeoisies et « élites intellectuelles » d'Europe 4 , le climat intellectuel et artistique d'avant 1914 baignant dans un certain romantisme héroïque. « L'idée était répandue parmi les intellectuels de (...) la société occidentale (...) jusqu'en 1914 (...) que la violence sanglante purifiera un monde trop vieux, épuisé et décadent. (On) célèbre la guerre rédemptrice et purificatrice »5. On peut citer comme représentants de cette école : Georges Sorel, Charles Péguy, Maurice Barrès Rupert Brooke, Thomas Hardy. Si le jeune Marcel Thiry devait être éloigné de cet état d'esprit, il n'en demeurait pas moins un jeune homme de son temps et c'est avec honnêteté qu'il reconnaît, cinquante ans après les faits, qu' « une fois pris ce parti de nous battre contre l'Allemagne assaillante, une fois démis par-là de notre faculté de disposer de nos jours et de notre vie, nous recevions en échange une disponibilité plus intime, une liberté, une absence de responsabilité qui tournaient en une gaieté ».

Comme pour toute cette génération, la Grande Guerre fut un processus formateur pour Marcel Thiry, dans ses lettres à ses parents il avoue combien son engagement l'a rendu différent du jeune dandy liégeois qui pratiquait l'escrime et le tennis et qui fréquentait les salles de cinémas accompagné de jeunes filles en fleurs... Ce processus fut même doublement formateur pour Marcel, la blessure de son frère empêcha, écrit-il, ce dernier de poursuivre sa vocation d'écrivain et de journaliste. Même si à la lecture des lettres des deux frères, on se rend vite compte que Marcel est le plus talentueux et le plus disert, jusqu'à quel point cela ne renforça-t-il pas sa volonté d'écrire, ne serait-ce que par respect pour ce frère aîné dont le talent ne put s'épanouir ? En outre, Marcel Thiry, si enthousiaste à l'annonce de la première révolution russe, celle de février 1917, voyant là une version moderne de la patrie en armes chère à Danton et Carnot, sera pour le moins réservé quant à celle d'octobre et au grand chamboulement qui surgit dans son sillage 6. Il n'est pas anodin d'évoquer aussi le fait que d'autres soldats de l'unité des frères Thiry revinrent de Russie avec un tout autre sentiment vis à vis de la révolution des soviets, parmi eux un sous-officier cycliste nommé Julien Lahaut 7 Mais trois autres membres de son unité, par esprit d'aventure et appât du gain rejoignirent les armées blanches de l'Amiral Koltchak en lutte contre le nouveau pouvoir soviétique.

Régis Debray déclarait, il y a peu lors d'un entretien sur France-Inter, que ce sont souvent les exilés ou ceux qui ont vu le vaste monde qui sont le mieux à même d'aimer leur patrie, les lettres de Marcel Thiry montrent bien combien lui manquent ses parents et sa bonne ville de Liège. Ses engagements wallons et démocrates 8 qui ne le quitteront plus jusqu'à son décès en 1977 ne sont pas dus uniquement à son expérience russe, mais celle-ci y a certainement contribué. « Amer savoir celui que l'on tire du voyage » écrivait un autre poète, Marcel Thiry fut sans doute heureux de démentir l'un de ses augustes confrères français.

Marcel Thiry : Le tour du monde en guerre des autos-canons belges suivi de lettres inédites d'Oscar et Marcel Thiry à leur famille pendant la première guerre mondiale. Editions Le Grand Miroir, 2003


  1. 1. Oscar Thiry était avant guerre impliqué dans le mouvement wallon: voir l'article qui lui est consacré, ainsi que, bien sur, celui dédié à son frère, dans le tome III de l'Encyclopédie du Mouvement Wallon.
  2. 2. Voir Carte ci-jointe, Marcel Thiry et son unité, au départ de Moscou suivirent le trans-sibérien jusqu'à Tarskaya puis le trans-mandchou jusqu'à Harbin via Manzhouli. Enfin, la ligne de Harbin jusqu'à Vladivostok.
  3. 3. Ce magnifique témoignage écrit quelques années avant celui de Marcel Thiry a été réédité en 1998 par les Editions Autrement.
  4. 4. Voir C.Prochasson & A.Rasmussen : Au nom de la patrie: les intellectuels et la Première guerre mondiale 1910-1919, Paris, Ed. de la Découverte, 1996.
  5. 5. A. Guillaume : L'Irlande, une ou deux nations ?, PUF, 1987, voir aussi mes articles parus dans République sur le quatre-vingtième anniversaire de l'insurrection irlandaise de Pâques 1916.
  6. 6. Pour évoquer le Kiev de janvier-février 1918, il parle même de 'carnaval'. Même si elle n'affiche pas le même humour absurde, sa vision de la révolution d'octobre et d'autres passages de son récit ne sont pas sans rappeler les textes de Jaroslav Hasek, le père littéraire du Brave soldat Chvéïk, en particulier ses Aventures dans l'armée rouge, Editions Ibolya Virag, Paris 2000.
  7. 7. Marcel Thiry rappelle même que Lahaut soulevait l'enthousiasme de ses compagnons d'armes par son interprétation de Marie Clape-sabots!
  8. 8. Rappelons ici simplement son texte de 1940 Hitler n'est pas « jeune ». Pour plus de détails voir le troisième tome de la collection Ecrits politiques wallons de l'Institut Jules Destrée publié en 1990 et qui est consacré à Marcel Thiry.