Conflits mondiaux, bases de la construction wallonne et européenne

Toudi mensuel n°54-55, avril-mai 2003

Mai 40

L'historien québécois Maurice Séguin a écrit dans son ouvrage Les normes : « Tout citoyen, dans l'appréciation des événements quotidiens, se rapporte nécessairement à une conception générale de la situation politique, économique, culturelle ou sociale du milieu où il vit. Obligé de se prononcer fréquemment sur ces questions fondamentales, il ne saurait éviter de recourir à une explication historique. De sorte que la haute histoire des phénomènes primordiaux est en définitive, pour ceux qui ne sont pas des professionnels de l'histoire, la seule histoire importante et irremplaçable. »

Par « haute histoire des phénomènes primordiaux», Séguin entend une vision de la société et du monde sur laquelle repose la manière de réagir du citoyen.

Observez les présentoirs des librairies populaires: pour 20 ouvrages sur les rois et la Belgique (en histoire), parfois même pas un qui traite de la Wallonie. La vision implicite qui en découle (malgré tradition orale, souvenirs, militance politique et syndicale ...), fait l'impasse sur la Wallonie et les grands mouvements populaires. C'est ce qui fait tout l'intérêt du long travail de Daniel Olivier qu'il est vraiment nécessaire de lire parce que ces remarques aux auteurs les plus en vue dans les présentoirs ne sont évidemment jamais faites. Pourtant, que d'erreurs mais aussi que de méconnaissances de la Wallonie ou de la problématique wallonne !

Dans ses chronologies, le journal Le Soir, du moins jusqu'à ces derniers temps, ignorait les événements de 1950 et ceux de 1960, sans lesquels il n'y aurait pas de Wallonie autonome. Du coup on finit par conclure que l'existence d'un État wallon aux pouvoirs étendus est une bizarrerie. Et même un Jean Stengers, dans sa synthèse sur le 20e siècle « belge », ignore 1950. Ou donne de 1960 (qu'il ne nomme pas vraiment), une interprétation qui suspend le ralliement des masses ouvrières wallonnes au mouvement wallon « au rôle imprévu » (sic) d'André Renard (la décolonisation est pareillement focalisée sur Lumumba).

Comment s'étonner dès lors que l'on dise que la Wallonie existerait par « soustraction » ? Pour beaucoup, la Flandre a réclamé son autonomie obligeant le « reste » à exister « par défaut ». Dans ce dossier, nous verrons au contraire que, loin des guichets de Schaerbeek et du « Walen buiten », la Wallonie s'est fortement constituée, comme la Flandre, en fonction des deux événements gigantesques pour l'Europe et le Monde que sont les deux Guerres mondiales. Dès 1914-1918, la Flandre et la Wallonie se sont positionnées. La perception qu'elles en eurent différa. C'est très important. Car elles étaient toutes deux au cœur de la déflagration franco-allemande tant de 1914 que de 1940, dont l'incendie gagna deux fois le monde. En 1928, un collaborateur des Allemands, Borms, obtient en Flandre, un succès électoral resté longtemps inégalé. En 1945, un Congrès national wallon (ce « national » a toute son importance), représentatif d'une opinion publique enivrée par la Libération (selon Raxhon que Stengers ne cite pas et n'a probablement pas lu), se prononça pour une autonomie de type confédéral. Puis il y eut 1950, les luttes ouvrières de cette date aux années 80, allant dans le même sens. Et cela demeure: à la manifestation des 50.000 à Liège pour Cockerill, ce 12 mars, le coq wallon est dessiné à même un emblème syndical sur deux.

[Et comment ne pas se révolter de voir se dessiner une veine carrément antiwallonne dans l'historiographie que semble vouloir alimenter Chantal Kesteloot]

Jean Stengers, lui, ignore presque tout cela. Mais il sera lu par des milliers de lecteurs ignorant son ignorance. Et nous parlons des faits les plus immenses ! Un éboulement s'annonce par la chute de petits cailloux. Mais ils importent peu puisque la roche qui s'abat et tue fait oublier les cailloux. En revanche, en histoire, l'étude de ce qui précède, permet de mesurer l'immensité de ce qui suit et de l'expliquer. Ainsi d'un Georges Truffaut dont Jean-Maurice Dehousse et Micheline Libon disent la colossale importance autour d'une publication comme L'Action wallonne dont l'influence fut énorme et à mettre en parallèle de La Terre wallonne. L' « immensité » qui suit c'est une Résistance sept fois plus importante en Wallonie qu'en Flandre moralement et matériellement prolongée en 1950 et 1960 pour se muer peu à peu en exigences autonomistes. Deux militants wallons sur trois recensés dans l'Encyclopédie du Mouvement wallon et appartenant à la génération de la Seconde guerre viennent, soit de la Résistance, soit des camps de captivité, soit des combats de l'armée régulière (en 40 et 44).

Sauf - et de manière prépondérante pour les Wallons cependant minoritaires dans le pays -, quand - au front, par la hache des cachots, les camps de la Mort, les pelotons d'exécution, les accidents d'exercices à tirs réels - ils avaient déjà été tués. Comme Truffaut. Ce sang répandu souligne la force d'une aspiration qui vient jusqu'à nous. Il n'oblige pas à la vengeance : les deux responsables des conflits mondiaux (et guerres civiles européennes) se sont réconciliés. Et l'État belge, prégnant de cette Wallonie et de cette Flandre qui se constituent aussi comme telles en raison du conflit franco-allemand (étendu au monde), mène, en 2003, la politique étrangère la moins conformiste depuis 1830, parce que les opinions publiques de la Flandre et de la Wallonie, constituées comme nations, accordées sur ce point, le lui permettent pour la première fois. C'est aussi une négligence coupable de nos devoirs d'humanité d'oublier ce que nous sommes et comment nous sommes devenus «Flandre » et « Wallonie », hostiles ou non, promises en tout cas à cette liberté « que ne contient pas la Belgique » dont Thierry Haumont parla, il y a exactement 16 ans, jour pour jour, lors de la parution du n° 1 (annuel) de notre revue.