Guerre américaine contre l'Irak : la machine à remonter le temps

Toudi mensuel n°54-55, avril-mai 2003

Convenons-en : nous avons sous-estimé Dobleyou Bush, ses conseillers, ses sponsors et ses évangélistes. Ces pieds-nickelés ont du génie : ils ont inventé ce dont tous les auteurs de science-fiction rêvent depuis un siècle : la machine à remonter le temps. Et ils ont fait mieux que l'inventer : ils l'ont utilisée. Et elle fonctionne ! En moins de deux ans, avec le concours efficace d'un vieil ami de la famille, Oussama Ben Laden, ils nous ont fait d'abord reculer au temps des guerres de religion. Puis, d'un bond supplémentaire, au temps des croisades. Et aujourd'hui, les voilà nous ramenant au temps de l'Empire romain (d'Occident), au IVème siècle de notre calendrier. Au temps d'un empire obèse et finissant, qui ne se prenait pas seulement pour le centre du monde, mais pour le monde tout entier, à lui tout seul. Capable de décider de tout, pour tout le monde. Persuadé détenir le droit de choisir le destin des peuples, des Etats, des organisations internationales. Convaincu que ce qui est bon pour Rome est bon pour l'univers. Ou que ce qui est bon pour les pétroliers texans est bon pour les peuples du monde.

Dobleyou et ses petits camarades, Rumsfeld, Ashroft, Powell, Rice, Cheney, ont abordé le XXIème siècle grégorien comme les empereurs et les sénateurs de la pré-décadence romaine abordaient le IVème siècle julien : avec des idées simples. Enfin, des idées... Une idée simple : tout ceux qui ne sont pas avec l'empire, dans l'empire, sont contre l'empire. Et l'empire étant, par définition (puisqu'il est l'empire, et qu'il est chrétien) le camp du bien, tous ceux qui ne sont pas avec l'empire sont dans le camp du mal. Il faut donc nous y faire : nous sommes dans le camp du mal, dans le camp des barbares, dans le camp de ceux qui n'ont que le choix de se soumettre, ou de disparaître. Mais combien sont-ils, ceux qui se veulent nos maîtres, et combien sommes nous, qui n'en voulons pas ? Ils sont quelques uns à vouloir décider pour le monde entier ; Ils seront huit à Evian dans deux mois ; nous sommes des millions à les récuser et à pouvoir le dire -et ils sont des millions aussi, ceux qui les récusent et ne peuvent le manifester qu'au risque de leur vie ou de leur liberté.

Les images peuvent être trompeuses : celle de l'héritier texan, de son majordome anglais et de son cuisinier espagnol, réunis pour dire aux autres, à tous les autres, qu'ils allaient s'asseoir sur toute légalité internationale, sur toute charte internationale, sur toute organisation internationale pour régler un vieux compte avec un vieil ennemi -et il n'est pire ennemi que celui dont avait cru pouvoir se faire, sinon un ami, du moins un instrument : Saddam, ou Oussama. L'administration Bush a annoncé qu'elle avait des alliés -mais l'empire n'a pas d'allié : il n'a que des vassaux. Le vassal britannique, le vassal espagnol, le vassal italien, le vassal danois, et ces vassaux de l'est européen, qui ne semblent être sortis depuis dix ans de dessous un empire défunt qu'avec de désir de se mettre le plus vite possible dessous l'empire restant. L'empire du pétrole, l'empire du dollar, n'a pas d'alliés, il n'a que des vassaux ou des ennemis.

Or nous refusons d'être vassalisés.

Mais nous ne confondons pas les peuples avec les gouvernements et les présidents dont ils se retrouvent affublés. Nous ne confondons pas Bushavec le peuple américain, ni Blair avec le peuple anglais, ni Aznar avec les peuples d'Espagne, ni Berlusconi avec le peuple italien. Ni Saddam avec le peuple irakien. Et nous ne sommes pas anti-américains, mais nous choisissons notre Amérique : nous choisissons celle de Michael Moore, deSpike Lee, de Sean Penn, d'Harry Belafonte, contre celle de Dobleyou Bush, de Donald Rumsfeld, de Dick Cheney et de Rupert Murdoch.

Une guerre est déclenchée. Mais ceux qui décident et déclenchent les guerres ne sont pas ceux qui y meurent. Une guerre est décidée par le président des Etats Unis, son clan, ses pompistes, ses prédicateurs et ses vassaux -mais ni Bush, ni Blair, ni Aznar, ni Berlusconi n'iront combattre en Irak et risquer d'y mourir. L'image la plus éloquente de ces derniers jours est peut-être celle de Bush, jouant avec son chien sur la pelouse de la Maison Blanche, la conscience tranquille quelques heures après avoir annoncé qu'il allait jeter plusieurs centaines de milliers d'hommes sur un pays dévasté par deux guerres, douze ans d'embargo et trente ans d'une dictature soigneusement entretenue, la moitié de ce temps, par ceux qui aujourd'hui décident de s'en débarrasser -non parce qu'elle est une dictature, mais parce qu'elle ne leur est plus utile.

Nous disons non à la guerre, non à cette guerre, non à ses prétextes, non à ses fauteurs. Mais nous disons aussi oui, nous disons nos soutiens : soutien aux peuples d'Irak, soutien à leur droit à l'autodétermination, soutien à leur droit de disposer des mêmes droits que nous revendiquons pour nous mêmes -à commencer par le droit de vivre, à continuer par le droit de vivre libres.

Il y a au Moyen-Orient un peuple, des peuples, à qui jamais personne n'a laissé, depuis le califat, le droit de se déterminer eux-mêmes ; des peuples à qui jamais personne n'a laissé le droit de choisir leur régime politique et de désigner leurs gouvernants : les peuples d'Irak : Les Anglais leur ont imposé une monarchie ; puis l'armée leur a imposé une république militaire ; puis le Baas leur a imposé son propre pouvoir ; puis Saddam leur a imposé son propre pouvoir et celui de son clan, et aujourd'hui, l'Empire veut leur imposer ses proconsuls. C'est à ces peuples que nous pensons aujourd'hui, et c'est de ces peuples dont nous sommes aujourd'hui solidaires : Irakiens arabes et Kurdes d'Irak, dont la Turquie est prête à écraser la fragile expérience d'autonomie, et de construction d'une démocratie ; Irakiens sunnites, chiites, chrétiens, yazidis, mazdéens, athées. Tous ceux qui à nouveau recevront les bombes, les missiles, les obus, sur qui à nouveau rouleront les chars, tous ceux qu'à nouveau on enverra à la boucherie, tous ceux qui risquent à nouveau d'être gazés, tous ceux qui n'ont jamais rien demandé que leurs droits et à qui on a toujours nié ces droits -ces mêmes droits dont nous disposons ici, et dont nous voulons continuer à disposer sans avoir besoin d'en demander l'autorisation à Washington.

Nous n'avons rien à dire à Bush, du moins rien qu'il soit en état de comprendre, ni à ses vassaux. Mais nous avons quelque chose à dire à nos propres gouvernants, à nos élus, à ceux qui sont supposés nous représenter, et d'abord au Conseil fédéral : votre légitimité, vous la tenez de nous, et de nous seuls. Et cette légitimité, il ne tient qu'à nous de vous l'accorder, ou de vous la retirer. Nous ne pouvons vous l'accorder qu'à une condition : que vous fassiez votre travail -et votre travail n'est pas de vous accroupir devant le plus fort du moment.

Lorsque les citoyennes et les citoyens de ce pays ont été appelés à voter pour décider de l'adhésion ou non de la Suisse à l'ONU, le Conseil fédéral a assuré qu'il ferait entendre dans cette enceinte, aujourd'hui piétinée par l'empire, une voix « différente «. Et bien, Mesdames et Messieurs les Conseillers fédéraux, Madame notre ministre des Affaires étrangères, et chère camarade, c'est le moment ou jamais de la faire entendre cette voix « différente «, et de faire ce pourquoi nous avons salué ton élection, et ton accession au DFAE : De dire le droit et de dire les droits -le droit international, et les droits des peuples. De dire que cette guerre est une violation de la charte des Nations Unies. De dire que notre pays. Non seulement la condamne, mais aussi, et surtout, n'y prendra pas la moindre part, pas même, surtout pas, celle de la passivité devant le coup de force. De dire enfin que notre pays fera tout ce qu'il pourra faire pour qu'une voix « différente « soit enfin entendue -une voix que personne ne veut entendre : celle des peuples d'Irak.

Pas de sang pour du pétrole ! Pas un sou, pas un mètre carré, pas un vote, pas une arme, pas une ambassade, pas un compte en banque pour les fauteurs de cette guerre !Mais tout ce qui peut être accordé aux victimes de cette guerre devra l'être. Et tout ce qui pourra être fait pour que ceux qui l'ont déclenchée, tous ceux qui l'ont déclenchée, la payent. Tous ceux-là, nous ne voulons plus les voir à la télévision qu'à une seule place, la seule qu'ils méritent : au banc des accusés d'un tribunal -cette cour pénale internationale créée par le statut de Rome, ratifié par la Suisse, et devant laquelle, désormais, peut être traduit n'importe quel tortionnaire, n'importe quel bourreau, n'importe quel exécuteur, n'importe quel chef d'Etat en exercice ou hors d'usage, n'importe quel chef de guerre et n'importe quel chef de bande -qu'elle soit du Texas ou de Takrit.

Nous demandons au Conseil fédéral de proposer au Conseil de Sécurité et à la Cour Pénale Internationale la traduction, devant cette cour, des responsables de cette guerre, et des responsables des malheurs des peuples d'Irak.

Nous demandons au Conseil fédéral de condamner cette guerre, de la condamner à haute voix, et clairement, et sans précautions de langages ni calculs économiques.

Nous demandons au Conseil fédéral de refuser à tous les acteurs de cette guerre tout concours, actif ou passif. Nous demandons au gouvernement de notre pays de mobiliser tous les moyens dont il dispose pour venir en aide aux peuples d'Irak, matériellement, pour défendre leur droit à vivre, et politiquement, en soutenant leur droit à l'autodétermination, leur droit à n'être soumis ni à une dictature, ni à une invasion.

Nous demandons au gouvernement de notre pays d'affirmer sa capacité, et notre volonté, de n'être ni vassaux, ni complices.

Pas de sang pour du pétrole, mais des droits pour le peuple irakien !