L'axe franco-allemand, l'Europe et... nous

Toudi mensuel n°52-53, février-mars 2003

D'abord, nous avons été frappé par ce qui nous semble une mésinterprétation totale de ce que signifie l'amitié franco-allemande dans un article récent de Valérie Rosoux, Le couple franco-allemand. Un modèle ?1 Valérie Rosoux écrit notamment ceci : «Force est de constater que sur la scène politique, les souvenirs ne sont pas littéralement conservés, mais plutôt reconstruits en fonction des circonstances. L'attitude du général de Gaulle à l'égard du passé franco-allemand le montre à l'envi. Loin d'être constante, elle varie d'une période à l'autre. Entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, le général décrit à maintes reprises l'hostilité naturelle et l'incompatibilité ontologique qui existent entre Gaulois et Germains. Quelques années plus tard, le même Charles de Gaulle - alors soucieux d'un rapprochement avec l'ancien ennemi - souligne la complémentarité tout aussi naturelle des deux peuples et les affinités profondes qui les ont toujours attirés. »

Une vision erronée du nationalisme chez de Gaulle

Valérie Rosoux est Professeure en négociations internationales à l'UCL et auteure de Les usages de la mémoire dans les relations internationales, Bruylant, Bruxelles, 2001. Mais nous pensons qu'elle se trompe en campant un Charles de Gaulle décrivant un incompatbilité « ontologique » entre Gaulois et Germains. Familier de l'œuvre du général de Gaulle nous pensons n'avoir rencontré qu'une seule fois ce qui pourrait correspondre à un tel discours « ontologique » (en fait ethnique) du général de Gaulle. Et cela même dans les Discours de guerre, soit dans la prose où l'on s'attendrait justement à ce que se manifeste une telle manière de parler « ontologique »2.

Lisons en entier ce passage mais en restituant d'abord le contexte. Le 20 octobre 1941, le lieutenant-colonel allemand Holtz, commandant de la ville de Nantes, est tué par Gilbert Rustlein qui appartient à l'organisation spéciale du Parti communiste. Le 22 octobre suivant, c'est le conseiller militaire Reimer qui est abattu à Bordeaux. L'armée allemande d'occupation réagit en faisant fusiller 27 otages à Châteaubriant - des militants communistes et trotskistes. Les 22 et 23 octobre, 72 otages sont à nouveau fusillés à Nantes et Bordeaux. Le 23 octobre 1941, dans un discours prononcé à la radio de Londres, de Gaulle s'exprime d'abord comme suit (ce sont les premiers mots du discours): « Nous savions que l'Allemand est l'Allemand. Nous ne doutions pas de sa haine ni de sa férocité. Nous étions certains que ce peuple déséquilibré ne contraindrait pas longtemps sa nature et qu'il irait tout droit au crime à la première crise de peur ou de colère. Parce que deux bourreaux de la France ont été abattus à Nantes et à Bordeaux au beau milieu de leurs canons, de leurs chars et de leurs mitrailleuses, par quelques courageux garçons, l'ennemi prend au hasard, à Paris, à Lille, à Strasbourg, 100, 200, 300 Français et les massacre. »3 Le reste du discours est tout entier orienté contre la politique de collaboration de Vichy et, surtout peut-être, dans ces circonstances, consacré à donner le mot d'ordre militaire de ne pas tuer d'Allemands isolés. Cela pouvait être une tactique effectivement utilisée en URSS où il s'agissait d'insécuriser les troupes allemandes à l'arrière d'un front et une tactique peut-être suggérée aux communistes français. Mais contre-productive en France.

On le voit, cette flambée de haine passagère (et, de toute façon, elle restera isolée), s'explique et même se justifie par l'attitude vraiment ignoble des Allemands en France en cette occasion. Il n'y a qu'un seul discours du genre et encore quelques lignes dans ce discours. De Gaulle ne met jamais en avant d'incompatibilité ontologique. Il est certes nationaliste mais son nationalisme ne repose sur aucun fond ethnique haineux, vis-à-vis de quelque peuple que ce soit. C'est tellement vrai qu'un Coûteaux déplore que l'on ne cite jamais cette phrase du général de Gaulle qui reste un exemple parfaitement isolé, ce que déplore ce député européen français, assez chauvin, qui regrette qu'elle ne soit pas citée par les biographes.4

Le patriotisme géographique

On dira peut-être que l'attachement républicain à la France ne pouvait être le fait du général de Gaulle qu'on peut considérer à certains égards comme un républicain de raison. Mais ce n'est pas sûr. On ne peut pas opposer purement et simplement la notion républicaine du patriotisme et la conception traditionnelle déjà vivante au temps des rois de France comme le dit Jean-Marc Ferry s'appuyant sur Norbert Élias : « Le patriotisme géographique, cette archê du sentiment national se spiritualisa à mesure que la patria, la mère-patrie était regardée comme le sol ou le terreau où s'édifie la culture propre et avec elle la conscience d'une identité personnelle qui dépasse l'individu et sans laquelle cet individu ne serait rien. C'est là un approfondissement que Norbert Elias nous explique à sa manière en racontant comment naquit le royaume de France, à partir du duché d'Ile de France, domaine fort exigu, qui s'étendit territorialement et se consolida grâce à l'acharnement d'une famille, à travers les jeux d'alliance, de mariages, de conquêtes et de trahisons5(). Rétrospectivement, le royaume, le regnum représente une médiation logique entre patria et natio. Dans cette mesure, la France s'offre aussi à nos yeux comme le premier creuset qui métabolisa la culture européenne dans la montée du sentiment national, en Europe, et bien avant qu'il ne fût question de " nation ". C'était d'abord un amour du pays, la "douce France" au climat tempéré, puis l'admiration de la langue française, que l'on se plut à regarder comme la langue à vocation universelle, tant il semblait qu'elle épousait mieux que tout autre "le mouvement naturel de la pensée ", en même temps que l'on célébrait son rayonnement culturel. Ainsi Du Bellay, le véritable chef de file de la Pléiade, libérait-il son enthousiasme patriotique (" France, mère des arts, des armes et des lois ! ") ; un "patriotisme culturel" qui n'avait à vrai dire rien à voir avec un nationalisme agressif : la culture française était seulement comme le prisme où se réfracte la civilisation. Celle-ci avait été impulsée par la « civilisation des mœurs », mouvement pour lequel la figure d'Erasme, vir omnibus modis optimus, l'homme le meilleur en toutes choses, est centrale. »6

Les Lumières (pas incompatibles avec la nation), Renan

À ce patriotisme géographique ouvert à la civilité (« qui est l'art des bonnes manières permettant de se produire dans le monde, hors de la famille et du village, sans heurter les sensibilités diverses de la vie urbaine ») [Ferry, op. cit.], succède les Lumières qui ont « promu l'unité indissoluble des deux autres principes : d'une part, la légalité entendue surtout comme la limitation constitutionnelle du pouvoir et comme l'assortiment juridique de toute mesure politique ; d'autre part, la publicité comprise comme une méthode de formation de l'opinion à la raison, usage critique que fait en particulier le philosophe devant un public qui lit - deux principes intimement liés entre eux pour qui souscrivait à cet axiome du droit public, que Kant avait pu estimer aussi certain qu'indémontrable: "Toute action touchant au droit d'autrui, dont la maxime est incompatible avec la publicité, est injuste". » [Ferry, op. cit.] Par rapport à cet universalisme des Lumières, comment n'y a-t-il pas passage à un cosmopolitisme européen ? Le fait qu'il y ait au contraire naissance des nationalismes, doit-il être interprété comme une régression ou une décadence ?

Pour Ferry, historiquement, un certain patriotisme allemand a dû s'opposer au nom d'une sorte d'authenticité allemande (méprisée par quelqu'un comme Frédéric II qui n'avait que dédain pour la culture allemande), et cela non pas nécessairement au nom de la singularité allemande, mais au nom des valeurs de vie et d'expressivité en général. Malheureusement, cette réaction à l'égard d'un cosmopolitisme aristocratique, menée au nom de la culture, mit finalement en avant ce en quoi la culture est la somme des caractéristiques d'un peuple au détriment de la civilisation qui fait que les hommes participent d'une commune humanité. Cela survient parallèlement au fait que la France (comme l'Angleterre), est un État depuis longtemps constitué alors que l'Allemagne a à s'affirmer comme nation face aux deux autres grands pays d'Europe.

Pour Ferry, conformément à cette situation en quelque sorte géopolitique, « Se profilent alors deux modes d'affirmation de soi des nationalismes européens : un style impérialiste qui s'extériorise dans le colonialisme ; un style ethniciste qui se recentre dans le culturalisme. Ces deux modes d'autoaffirmation des peuples se sont structurés à l'image de l'individualisme contemporain dont une facette, rationaliste, valorise l'efficacité, la maîtrise de soi et la conquête du monde, l'autre, expressiviste, privilégie l'intériorité, l'exploration de soi et la découverte de l'identité. Y répondaient deux conceptions antithétiques de la nation et de l'identité nationale, où se noue le drame de l'Europe contemporaine, déchirée par les guerres franco-allemandes.»[Ferry, op. cit.]

Ferry pense qu'il ne faut pas opposer de manière aussi tranchée qu'on ne l'a fait la conception de Renan dite « civique » à la conception allemande dite « ethnique ». Les deux auteurs qu'on oppose (David Friedrich Strauss et Ernest Renan), rejettent l'un et l'autre l'identité nationale fondée sur des caractéristiques biologiques et participent de ce que Ferry appelle «le patriotisme historique ». Ferry définit le patriotisme historique de Renan en ces termes : « Histoire et volonté. Ou mieux : héritage indivis et projet commun sont les deux éléments communautaires qui, avec la signification spirituelle accentuée, caractérisent le patriotisme historique. Sur cette définition, Ernest Renan avait fait toute la clarté souhaitable. La nationalité, expliquait-il, se fonde, d'une part, sur " la possession en commun d'un riche legs de souvenirs " (c'est la référence au passé) ; d'autre part, sur le " consentement actuel (référence au présent), le désir de vivre ensemble, la volonté de faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis " (référence à l'avenir projeté). C'est là, avec cette figure du patriotisme historique, que culmine en Europe l'esprit qui porta à maturité le sentiment national. Il s'agit en effet d'une forme qui réalise l'unité de la communauté morale et de la communauté légale dans une communauté politique reposant sur le libre consentement de ses membres. C'est là donc que l'identité nationale trouvait sa réalisation sans doute la plus haute. Pourtant, Renan lui-même n'y voyait pas la forme définitive et, pour ainsi dire, achevée de l'identité politique des peuples d'Europe. Il le disait clairement : les nations ne sont pas éternelles, et ajoutait-il comme en passant : " Sans doute la grande confédération européenne, un jour, les remplacera". » [Ferry op. cit.]

En Europe, selon Ferry, «chaque culture nationale peut (...) être regardée comme le résultat d'un mode spécifique d'appropriation de la civilisation, ou, si l'on préfère, comme une version particulière, une incarnation singulière, une concrétisation historique de la culture européenne. » [Ferry, op. cit.] Et c'est cette rencontre entre une aspiration universaliste et une aspiration particulariste qui explique « la résistance spécifique des nations européennes aux tentatives d'une intégration qui prétendrait les poser comme de simples régions, provinces, Länder, ou cantons. »[Ferry, op. cit.]. L'Europe des Régions est, elle, clairement, une régression.

Pourquoi l'Europe des Régions est une régression

C'est ainsi qu'on peut estimer que la naissance de nations européennes avec leurs particularismes n'est pas une régression par rapport au cosmopolitisme des Lumières. On peut aussi « expliquer que le mouvement des nationalités ait pris son essor, au cours du XIXe siècle, c'est-à-dire, justement, après que la civilisation des Lumières ait commencé d'inscrire son lexique général dans l'espace européen, ou plutôt, dans l'espace public encore limité de l'époque. D'ailleurs, le mouvement des Lumières, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avait déjà insinué la critique de l'universalisme abstrait, en mettant l'accent sur la vie7, non seulement la vie biologique opposée à la froide mécanique, mais aussi la vie de l'esprit qui se réfléchit en tant que conscience, se saisit lui-même et se forme historiquement à travers les peuples, portant ainsi l'intellection d'un universel qui se réfracte substantiellement dans la singularité des " mondes historiques ", ainsi que disait Dilthey, mondes culturels regardés comme autant d'individualités incommensurables entre elles, à l'instar des œuvres d'art. Et puis, surtout, n'oublions pas qu'au départ, le mouvement des nationalités en Europe s'était alimenté aux idées des Lumières en général et de la Révolution française en particulier. Les mouvements d'unité nationale, en Italie, en Allemagne, les mouvements d'insurrection, en Grèce, en Hongrie étaient portés par les valeurs d'autodétermination des peuples et de citoyenneté des individus (...). »[Ferry, op. cit.] Il ajoute ceci qui mérite réflexion parce que l'on n'y prête pratiquement aucune attention dans les débats actuels sur la nation : « Or, c'est ainsi que, contrairement aux idées reçues en ce qui concerne l'opposition entre communauté et société, le référent communautaire put se maintenir dans l'horizon de l'individualisme contemporain lui-même, en étant à la fois conservé dans la société, en tant que nation, et consacré dans l'Etat, c'est-à-dire élevé à la valeur éthique d'une identité politique des individus qui la composent, en tant que citoyens. A cela correspondaient des formes évoluées de patriotisme national, patriotisme "juridique", puis "historique", qui se distinguaient d'un particularisme régional, et ne se confondaient pas davantage avec les formes sectaires, identitaires, de nationalismes ethniques. »

Ce « nationalisme », selon Jean-Marc Ferry, avait l'avantage de combiner les éléments avancés de la modernité s'exprimant dans l'individualisme et en même temps de compenser la perte de l'esprit communautaire : « En France, en Angleterre, en Allemagne, chaque "principe national" avait su naguère, chacun à sa manière, compenser ainsi la perte de communauté morale qui marque généralement les sociétés modernes. Ainsi pourrait-on appeler "principe français" le principe suivant lequel la perte de communauté sociale fut spécifiquement compensée par un renforcement de la communauté politique. À cela correspond un certain individualisme orienté vers les droits civiques de participation. L'Allemagne a, quant à elle, longtemps misé sur l'idée d'une communauté culturelle, de Kulturnation, et il y a bien évidemment un individualisme allemand, difficile à déchiffrer, peut-être, pour qui en chercherait les marques exclusivement dans l'esprit du marché ; car la version allemande, dont le libéralisme de Humboldt est représentatif, s'exprima surtout dans l'investissement de la culture, en référence à l'idée de formation (Bildung) intimement associée à la réalisation de soi de l'individu. Quant à l'Angleterre, versant le vin nouveau dans de vieilles outres, elle a recherché sans doute un stabilisateur du côté d'un maintien atypique, presque folklorique, parfois, des symboles de la tradition propre, c'est-à-dire quelque chose comme les marques ritualisées d'une communauté historique valant comme une sorte d'assurance contre ses impulsions hypermodernistes. »

Pour Ferry, l'esprit national est maintenant dépassé, mais il ne l'est pas pas au sens où la nation devrait se fondre dans une entité politique qui lui serait supérieure comme le serait l'Europe des Régions. Il ne s'agit pas non plus d'un cosmopolitisme purement abstrait et se référannt seulement à des principes juridiques. Ce que l'on pourrait appeler le nouvel esprit national chez Jean-Marc Ferry garde un rapport intime à l'histoire mais un rapport critique. Il assume donc en un sens ce qu'il y a de meilleur dans le patriotisme géographique ( à la Du Bellay) et le patriotisme historique (à la Renan), prenant en compte les Lumières dans le rapport critique à sa propre histoire nationale envisagée auparavant de manière narcissique. On le sait, Ferry nous a accordé plusieurs entretiens où il met en évidence à cet égard les gestes de réparation symbolique du passé comme l'illustre la figure de Willy brandy agenouillé devant le monument au morts du ghetto de Varsovie. Ces gestes sont le signe de ce que l'identité nationale a été dépassée dans son ethnocentrisme, mais non pas niée, le rapport si essentiel de la nation avec son passé s'effectuant maintenant de manière critique.

Une vision inexacte des «nationalismes européens »

Nous avons dit plus haut les erreurs commises par Valérie Rosoux à propos du nationalisme «ontologique » (c'est à dire en fait ethnique - ou soi-disant tel ! - du général de Gaulle). De même nous ne pouvons pas accepter ses idées d'une gestion en quelque sorte technocratique et opportuniste du passé telle qu'elle l'exprime : « la mémoire officielle repose entièrement sur ce mécanisme d'ajustement du passé au présent. Elle n'est ni positive, ni négative en soi : elle est en fonction de sa finalité (...) Les événements tragiques ne sont pas oubliés, mais réintégrés dans un passé commun de souffrances collectives. »8

D'abord, Verdun n'est pas nécessairement le point de départ de discours nationalistes opposés. Dans les magnifiques italiques qui précèdent les chapitres de l'Histoire contemporaine de Malet et Isaac, dès 1930, on peut lire à propos de la Grande guerre : « De cet immense cataclysme, l'Europe est sortie bouleversé et la civilisation européenne ébranlée jusque dans ses fondements ». Ce sont les mots qui concluent l'entrée en matière sur la Grande guerre dans un contexte comme in le voit éminemment critique et éminemment antinationaliste.9

Nous sommes d'autant plus sûrs que cette vision des choses n'est pas isolée qu'il s'agit, il faut le rappeler, d'un manuel scolaire. Mais son esprit critique face à la guerre et aux déchaînements des nationalismes est corroboré par ce qu'Antoine Prost dit des cérémonies au monuments aux morts suivant exactement la même Grande guerre : « on ne divinise ni l'armée ni la patrie, et conserver les noms de tous les citoyens morts à la guerre, en faire l'appel individuel est une façon de marquer que la République n'est rien d'autre que les citoyens » (p.221). Il insiste sur le fait que ce culte des morts n'a rien de nationaliste. Et on songe en le lisant à cet épisode peu connu de l'histoire d'Allemagne : le défilé de l'armée allemande à Berlin, armée acclamée quoique vaincue et par un élan qui nous semble relever du même élan que l'élan républicain français10.

Nous ne pouvons donc pas être d'accord avec l'idée que la mémoire de la Grande guerre se serait élaborée dans un sens nationaliste et d'un esprit revanchard comme le prétend Valérie Rosoux. Nous ne pouvons pas non plus être d'accord avec l'idée que le rapprochement franco-allemand serait la réalisation du travail de deuil : « le temps constitue une deuxième condition à prendre en compte. Lui seul permet la réalisation du travail de deuil et par conséquent, la transformation des relations entre anciens belligérants. » Nous sommes catégoriquement opposés à l'idée que le temps « ferait son oeuvre » ou que, comme l'écrit Valérie Rosoux : « le travail de mémoire qui débute au lendemain des déchirements rencontre une résistance plus aiguë que celui qui concerne des combats vieux d'un siècle ou plus. »

On peut opposer à cela le travail inefficace de réconciliation entrepris à Dinant en 2001. Plusieurs autres communes touchées par les massacres allemands de 1914 s'en sont dissociés radicalement. En tant que vieux Dinantais, je puis dire que ces cérémonies de réconciliation n'ont pas « pris » dans la ville elle-même, y compris chez les jeunes générations. Ayant assisté à cette cérémonie, j'en ai gardé le souvenir d'un ministre allemand parlant au nom de son peuple, mais ne trouvant pas réellement en face de lui un peuple accueillant son pardon et ses regrets. Les autorités wallonnes étaient absentes de cette rencontre. Les ministres fédéraux des deux « défenses nationales » y étaient les plus importants protagonistes, ce qui a valu à la cérémonie la critique de pacifistes comme notre ami Willy Colette.

Quel peuple aurait d'ailleurs dû lui faire face ? Le peuple belge ? Mais cette notion n'a rien d'évident. Et soit comme Belges, soit comme Wallons, nous avons tendance à nous exonérer de toute identité nationale et de toute responsabilité nationale par le fait même. On le sait par exemple à propos de la colonisation. Des personnes très sensibles à la mémoire des deux guerres estiment qu'elles ne sont pas concernées par les massacres africains qui ne sont en sommes séparés du judéocide que par trente années. Ce qui est vraiment peu, surtout que le régime de terreur instauré par Léopold II en Afrique se prolongea par des massacres certes plus rares après la Première Guerre mondiale, mais qui reprirent durant la Seconde. Notre responsabilité écrasante dans le colonialisme criminel perpétré en Afrique ne suscite guère de retour réflexif sur notre passé. Ce n'est pas l'Europe des Régions qui va nous en débarrasser ni une réunion à la France prônée par certains comme une manière de fermer une parenthèse belge sans signification. Il faudra s'assumer comme nation wallonne, comme personnalité morale.

Le confédéralisme wallo-flamand a un sens international

Il me semble que les événements récents n'indiquent nullement l'arrivée d'une Europe des Régions postwestphalienne comme la met en avant Philippe Destatte11 que je critique sur ce point car je crois sincèrement et sans polémique stérile qu'il s'agit là d'un dépassement presque seulement technocratique du nationalisme ou de l'identité nationale. Dans la mesure où l'on ne voit en celle-ci que son aspect irrationnel ou exclusiviste.

Ce que n'aperçoivent pas les partisans de l'Europe des Régions , c'est que la France et l'Allemagne ont opéré un dépassement du nationalisme qui n'est évidemment pas un travail de deuil mais un travail de réconciliation de deux nations. Et cette réconciliation maintient en fait tous les éléments de la nation, mais en les ordonnant à autre chose que le nationalisme agressif ou même le nationalisme classique ou humaniste d'un Renan. Il ne s'agit pas de croire naïvement que la France et l'Allemagne agiraient dans l'optique d'un bien commun mondial. En réalité la France et l'Allemagne agissent en fonction de leurs intérêts et de l'intérêt européen. Mais dans le contexte mondial d'un débat sur une guerre annoncée auquel ces deux pays sont en quelque sorte mieux préparés que la surpuissance militaire américaine parce que ces deux pays ont fait non seulement l'expérience de l'atrocité de la guerre mais aussi - et même peut-être surtout - l'expérience de l'impasse du nationalisme d'antan.

Il n'est pas innocent du tout d'ailleurs que l'État belge soit mêlé à cette alliance. L'État belge est somme toute partie prenante en quelque mesure du débat fondamental au centre de l'Europe, qui ne se résume pas, mais s'est centré sur un conflit entre la France et l'Allemagne, conflit limité à ces deux pays en 1870, conflit dont ces deux pays sont les protagonistes principaux en 1914 et qui le demeurent en partie en 1940, ne serait-ce que parce que ces deux pays ont été deux des pays les plus meurtris par la Deuxième guerre mondiale, non seulement par le nombre de victimes humaines (certes plus important en Allemagne), mais aussi par l'abaissement qu'ils ont subi après cette guerre, en dépit du fait que le général de Gaulle ait sauvé de justesse le prestige de la France (la réception de la capitulation allemande, le siège au Conseil de Sécurité et le français comme l'une des langues de l'ONU en ont les marques les plus claires).

Certes, l'État belge n'est pas une nation. Mais sans verser dans l'obsession ethnique en soulignant sa dualité, sans tomber dans le travers qui fait de la Wallonie et de la Flandre l'une un morceau de la France, l'autre un morceau d'Allemagne, on peut penser que ce n'est pas un hasard si cet État de Flandre et de Wallonie se lie à ce qui nous semble constituer le centre substantiel de l'Europe. La Flandre et la Wallonie y sont bien plus liées que la Hollande ou même l'Italie ou l'Angleterre. En effet, en ce centre de l'Europe, la situation de l'État belge est celle qui se rapproche le plus de la France (ou de l'Allemagne ayant surmonté son conflit avec la France). La Hollande n'a pas participé à la Première Guerre mondiale. L'Italie l'a fait mais en ayant essentiellement devant elle une Autriche qui a disparu et en se retrouvant dans le camp allemand dans la Deuxième Guerre. Le Luxembourg, quoique nation authentique, est peut-être trop petit. Aucun pays scandinave n'a été mêlé aux deux guerres européennes comme l'a été l'État belge (Danemark, Suède, Norvège neutres en 1914-1918, Danemark occupé d'une manière presque «démocratique» en 1940-1945, Norvège résistante héroïque mais dans cette seule guerre). Le monde de l'est est différent du nôtre. Et l'Angleterre aussi, malgré tout, au sens où elle n'a pas été aussi blessée par les deux guerres que nous-mêmes, ainsi que le souligne Ulf Hedetoft faisant remarquer que ce sont les nations les plus blessées par la Deuxième guerre mondiale qui ont fait l'Europe des six, noyau de celle d'aujourd'hui12.

On peut et on doit évidemment voir en ceci une opportunité diplomatique qui ne fut jamais offerte comme telle au Royaume de Belgique. Ce Royaume fut contraint à la neutralité en 1831 (ce qui excluait toute alliance). Il se contraignit (sous la pression flamande), après 1914 et une tentative de lien plus étroit avec la France, d'en revenir à une neutralité discutable. Car elle fut invoquée non seulement comme telle par rapport à la France, mais aussi l'Angleterre, et, ce qui est plus grave, sans pressentir que le deuxième choc des « nationalismes européens » allait se transformer en affrontement d'abord idéologique entre l'humanité et la barbarie, affrontement dans lequel on ne pouvait justement plus demeurer «neutre ».

Après, sous la houlette de PH Spaak, le Royaume de Belgique allait au fond prolonger, par la préférence pour l'alliance anglaise puis l'atlantisme, sur un mode plus acceptable par les Wallons, le fameux et sinistre « Los van Frankrijk ! » d'avant la Deuxième Guerre. Il n'y avait peut-être pas d'autre politique possible pour l'État belge. Le veto franco-allemand à l'OTAN, qui est aussi celui de Louis Michel, la diplomatie offensive menée par la France depuis plusieurs mois contre la guerre en Irak correspondent aux vœux de la population divisée en deux nations de la Belgique. Si l'indépendance manifestée par l'Europe qui compte (on pense aux pays, France et Allemagne, ensuite aux opinions publiques des autres États), menée par la France, face aux USA, ouvre à notre sens une nouvelle ère dans la diplomatie mondiale, il faut voir que cela ne repose pas seulement sur un simple rapport de force (bien que cela soit aussi le cas évidemment, mais ce rapport de force n'est pas purement militaire).

Il faut voir aussi que cela ouvre une nouvelle ère pour le destin de la Flandre et de la Wallonie qui, en cette circonstance, peuvent manifester, un peu à la manière de l'Allemagne et de la France, non pas leur unité au sens de l'unitarisme national, mais la dialectique qui les oppose et les réunit comme nations. Ces événements internationaux permettent de penser un confédéralisme wallo-flamand pacifié parfaitement pensable avec une politique extérieure commune dans certains domaines et une indépendance de plus en plus grande pour toutes les autres matières politiques.

  1. 1. La Libre Belgique du 23 janvier 2003.
  2. 2. Les notions de « Germains et Gaulois » sont justement contemporaines dans le discours du général de l'amitié franco-allemande, car dédramatisant un peu «Allemands» et «Français»
  3. 3. Charles de Gaulle, Discours de guerre, (discours du 23 octobre 1941), Plon, Paris, 1970, p. 122.
  4. 4. Paul Paul-Marie Coûteaux, L'Europe vers la guerre, éditions Michalon, Paris, 1997, p. 124-125 et note 1) p. 125.
  5. 5. Norbert Élias, N., 1. La Civilisation des mœurs ; 2. La Dynamique de l'Occident, trad. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1975
  6. 6. Avatars du sentiment national en Europe à la lumière du rapport à la culture et à l'histoire, in Comprendre, PUF, n° 1, sept. 2000.
  7. 7. Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. par Pierre Quillet, Paris, Fayard, 1966.
  8. 8. Valérie Rosoux, La Libre Belgique, 23/1/2003.
  9. 9. Malet et Isaac, Histoire contemporaine depuis le milieu du XIXe siècle, Paris, 1930, Chapitre XVII La Grande Guerre, p. 684.
  10. 10. Antoine Prost, Les monuments aux morts, in Pierre Nora (directeur) Les lieux de mémoire, Gallimard, paris, 1984, pp.196-225, p. 221.
  11. 11. Philippe Destatte, La construction d'un système post-wesphalien, in La Wallonie à l'écoute de la propsective, pp.87-91.
  12. 12. Nationalism and supranationalism in Germany, Denmark and Great-Britain, texte d'une communication orale du Professeur Ulf Hedetoft faite en anglais à l'UCL et parue dans le Cahier n°1 des Études européennes de l'Université d'Aalborg, Aalborg University, 1990 traduction française in République, n°34, janvier-février 1996.