Le travail on(ke)lines ? Bonne eDay
Dans les pages du Soir du 4 avril dernier, on apprenait que le projet « eDay » de la vice-Première Laurette Onkelinx et du Ministre des Télécommunications Rik Daems était en passe de se concrétiser: en bref, il s'agit de fournir à cent mille familles belges précarisées un ordinateur connecté à Internet et ce dans la louable intention d'éviter «l'analphabétisme électronique». Il en coûtera aux familles concernées une très modeste contribution financière et quelques heures d'initiation à l'informatique, qui donneront droit à une « attestation de compétence minimale», et ce sera parti pour la séance de surf virtuel.
« eDay » sonne donc bien à la fois comme une grande « Idée » et comme le « d-Day » de l'accès pour tous à l'informatique. Oserait-on cependant mettre un bémol à une si noble et si harmonieuse démonstration de progressisme?
Il semble que depuis quelques années la Belgique soit en voie de devenir le pays pionnier de la Communauté européenne en matière d'utilisation de l'ordinateur. Car notre pays, soucieux sans doute de compenser le complexe de sa ridicule superficie par l'ambition démesurée de ses initiatives, s'est jeté mieux qu'aucun autre la tête en avant dans le panneau des « nouvelles technologies», avec le sentiment d'avoir trouvé là le cheval de bataille de son développement et la panacée de ses problèmes. On ne s'étonnera qu'à moitié si, au passage, il se laisse happer le jarret par la mâchoire carnassière d'un Bill Gates, qui ramassera une bonne part des miettes d'un gâteau financier dont il avait en quelque sorte déjà pu apprécier la crème lors d'une mémorable visite à Bruxelles...
Mais revenons à nos boutons : la Belgique aime l'ordinateur. Après s'être persuadée que cet instrument huilerait définitivement les rouages de son système électoral (déjà suffisamment performant puisqu'obligatoire, mais enfin...), elle est désormais convaincue qu'il va dynamiser son enseignement et harmoniser ses inégalités sociales. La croisade en vogue aujourd'hui, c'est donc de réduire le fossé entre infopauvres et inforiches. En faisant de chacun un inforiche, bien sûr.
La cause semble juste mais encore une fois, elle offre un exemple patent de confusion entre fond et forme du savoir ; entre moyen d'améliorer une situation et résultat qu'on croit déjà acquis. Faudra-t-il expliquer pour la énième fois qu'internet est un média, certes multi-, mais qu'il n'est pas pour autant la culture en soi ?
Imaginons un instant ce qu'aurait donné il y a vingt ans (certes, c'était la préhistoire, l'homme ne jouissait pas encore sans entrave de son traitement de texte, mais bon, imaginons...) l'équivalent d'un projet « eDay » : un ministre généreux décide de promouvoir la culture et l'alphabétisation auprès des classes défavorisées. Il propose de faire installer gratuitement dans cent mille foyers une bibliothèque contenant les meilleures œuvres littéraires et philosophiques de la pensée humaine... On se demande quelles réactions une approche aussi «brute» du savoir aurait suscitées et combien de bénéficiaires auraient profité de l'aubaine autrement qu'en transformant leurs précieux livres en allume-barbecue...
Il est vrai que la situation est bien différente aujourd'hui... Internet est, disons-le, beaucoup moins rébarbatif que le livre : il est souple, ludique, diversifié dans ses approches et ses contenus, plus riche en informations qu'aucun manuel scolaire ou n'importe quel journal . Il est le média total, et à ce titre il correspond parfaitement aux principes de la pédagogie actuellement en vogue. Donner aux plus démunis l'accès à ce formidable outil apparaît comme un geste quasi hugolien, tant il est généreux et dans la plus pure tradition humaniste. Mais qu'on se méfie des autoroutes, de celles de l'information comme des autres: car offrez à un chauffard un guimbarde pourrie ou un bolide à airbag, il restera un chauffard. A moins d'être éduqué. Et non pas éduqué au fonctionnement mécanique de son véhicule, mais bien plutôt éduqué à sa conduite.
Anticipons d'emblée sur les reproches qu'on pourrait nous adresser : non, il ne s'agit pas ici de tenir un position réactionnaire ni de remettre en question la perfectibilité de l'être humain, même si elle devait passer par l'informatique...
Il s'agit d'oser remettre en question ce qui est en passe de devenir, si ce n'est déjà fait, un dogme: celui de la communication, dont le symbole le plus abouti actuellement est bien internet, et face auquel la moindre critique est aussitôt assimilée au blasphème, voire à la revendication obscurantiste; il s'agit ensuite de mettre en garde moins sur les méfaits ou les bienfaits putatifs de cet outil que sur le discours lénifiant, béatifiant qui promeut son utilisation à tous niveaux; il s'agit surtout de provoquer à la réflexion sur la société que nous voulons demain, et que nous sommes en train de bâtir, pardon, d'interconnecter.
Une fugitive séquence du journal télévisé de FR3 nous apprenait récemment que des classes pilotes étaient en train de tester une forme d'enseignement individualisé, via ordinateur, l'enseignant tenant en classe le rôle de formateur en informatique et se bornant à ânonner les fichiers sous lesquels enregistrer les tâches en cours... Formidable perspective d'un avenir très proche, auquel les jeunes générations n'osent même pas rêver : une école sans cartable, sans poids des mots, sans feuilles mortes. Un savoir léger, virtuel. Sans consistance en somme. Dans le reportage, ce qui enchantait encore plus les élèves, pardon, les apprenants, c'était qu'à tout moment, le travail pouvait être rendu et corrigé. Et que le prof était même accessible en dehors de la classe pour obtenir des explications supplémentaires...
Il en ira bientôt de même avec n'importe quelle activité professionnelle de type tertiaire: tout pourra bientôt se résoudre de chez soi ou, mieux encore, dans un endroit parfaitement «décentralisé» (en train, dans sa baignoire, sur la plage...). On pourra rédiger son rapport d'activité ou chercher du boulot dans son salon. Voire se faire licencier sans quitter son divan. Ceux qui auront le mot de passe de leur syndicat pourront toujours se réunir sur un quelconque forum « grève» et chatter revendications...
Plus sérieusement, admettons-le : nous sommes cruellement en manque de contenu et de sens. En instillant ses impératifs dans les messages publicitaires et dans le discours de type « ressource humaine et dispatching », en se basant sur une propagande souriante et faussement libératrice, en privilégiant la promotion du canal plutôt que du message, les décideurs de notre société entretiennent le mythe de la communication, de la fluidité, des réseaux. Mais parler pour dire quoi, circuler pour aller où, se connecter pour rencontrer qui, voilà ce qu'il nous reste à savoir.
Je repose la question: quelle société voulons nous construire? Celle de la compétence, rime riche du mot « performance » ? Celle de la disponibilité ? De la flexibilité ? De cette sacro-sainte mobilité que certains ont judicieusement rebaptisé « bougisme » ? Une société enfin qui se soit débarrassée définitivement de cette distinction primordiale aux yeux de certains (pardonnez leur funeste passéisme...) entre vie privée et vie publique, entre travail et loisir ? Si c'est de cette société que vous voulez, je suis d'accord de déclarer forfait et de me résigner à ne pas contrecarrer votre projet global, puisqu'il paraît qu'il est destiné au bonheur du plus grand nombre. Mais alors que ce meilleur des mondes se construise sans hypocrisie, en disant son vrai nom, sans se parer démagogiquement de l'étiquette de « socialiste ». A moins que j'aie une mauvaise interprétation de certains adjectifs...
Exagération ? Paranoïa ? Je l'espère de tout cœur. Quand mes intuitions ne se vérifient pas, je ne déplore pas mes erreurs ni mon manque de clairvoyance, au contraire, je souffle de soulagement et je jubile. C'est sans doute pour cela que je ne serai jamais ministre...