Les femmes de Félicien Rops

Guy Denis, Féliciens Rops, Le relaps, Bernard Gilson, Bruxelles, 2001
Toudi mensuel n°44, février-mars 2002

Guy Denis est allé à la rencontre de Félicien Rops. Il cherche à le situer dans son siècle, dans son pays. Le 19e siècle, siècles d'orages sociaux, des premières boucheries militaires aux USA et en Europe, modestes par rapport à celles du 20e siècle: «Je te rencontre, Fély, comme un ami perdu de vue depuis longtemps auquel je me serais cogné dans la rue par hasard. Ton air d'hidalgo au regard de conquistador, ta dégaine de mousquetaire armé de l'épée spirituelle, ton rire de Wallon blagueur, je vois, j'entends...» (p.27). Il rapproche Rops de Rimbaud, situe sa relation avec Baudelaire: «dépasser l'idéologie bourgeoise de la raison, de la modération, des convenances qui freinent l'inspiration, franchir les limites, donc rejeter les principes et les lois (...) Inventer un art singulier, créer ses valeurs, propres, inventer son discours propre! Ne sommes-nous pas tous aujourd'hui, les fils de Baudelaire, de Rops, de Rimbaud.» (p.38).

L'érotisme de Rops est complexe. Il magnifie la femme, contrairement à ce que l'on pense. Citant le Bataille de L'érotismeL'interdit qui s'oppose en nous à la liberté sexuelle est général, universel; des interdits particuliers en sont les aspects variables.»), Guy Denis constate: «Rops ne s'occupe de rien d'autre que de cet interdit, de ce sacré du sexe et de la mort, voilà pourquoi son oeuvre est capitale. Brave-t-il l'interdit? Oui. Le conteste-t-il? Non. Il brave la loi morale bourgeoise, non l'interdit qui frappe le sacré, comme les Romantiques s'insurgèrent contre la Restauration sans renier tout à fait la raison.» (pp. 76-77).

Toutes les considérations de Guy Denis sur le Mal sont intéressantes et il n'identifie pas du tout le Mal à la transgression de l'interdit sexuel. Le christianisme de l'enfance de Rops ne l'a d'ailleurs pas influencé dans ce sens morbide ou culpabilisant. Pour Guy Denis, au surplus, le christianisme n'annonce par la culpabilité mais le pardon.

C'est très subtil, mais juste, comme cette réflexion de Guy Denis à propos de la femme chez Rops pour rencontrer le reproche de sexisme qui pourrait lui être fait: «Ainsi, la Femme n'est-elle pas chez Rops une statue ou une icône, mais le signe des contradictions et des angoisses contemporaines, parfum du ciel ou de l'Enfer; oppression des pouvoirs; misères; instincts irrépressibles; et, prophétiquement pour son temps, signe de l'inconscient. Peu d'artistes ont approfondi à ce point le thème de la Femme... Certes, les féministes en ce lieu protesteront: cette Femme serait l'omni-absente, puisque ce qu'on ignore, on ne peut pas le dire. Cette position efface toutes les productions artistiques masculines traitant de ce thème. Elle paraît, en conséquence, un peu courte. La Mère, de Jocaste à Blanche de Castille, la sainte, la Dulcinée, d'accord, sont visions de l'homme. Nions-les. Donnons le dernier mot à la Femme sujet. La Femme Rops. Félicie Rops (Avez-vous remarqué ce prénom qui marque le bonheur?) Que reste-t-il? Un être humain, direz-vous. Oui, isolé. Comme l'est l'homme sans les femmes et la femme sans les hommes. On tourne en rond. Je produis cet excursus pour montrer que le message de Rops à propos de la Femme est loin d'être dépassé ou misogyne. En la femme, tabernacle ou réceptacle du désir masculin, gît le chiffre du secret, le secret du Graal, le Graal de la Vie, la Vie de la Mort.» (p.91).

Pour Guy Denis, la peinture de Rops ne contredit pas le christianisme authentique mais vise le vide contemporain: «Le sacrilège du bouc qui massacre et ensanglante la Femme dans Le Sacrifice, et de Satan dans Le Calvaire n'injurient pas, selon moi, la doctrine chrétienne, mais plutôt le vide existentiel moderne. Le reste est allégorie qui remémore une perte inéluctable du sacré, donc du Sens. Luxure sans amour, perte du sens. mal privé de Bien, perte du sens dont il trouvait un reflet dans les paysages calmes qu'il peignit dans ses huiles et dont certains sont marqués du sceau du tragique.» (p.97).

On lira aussi avec beaucoup d'attention les chapitres où Guy Denis analyse le nu chez Rops qui n'est pas le nu antique ni le nu pornographique mais une invitation à la Vie. Suivant en cela Lemonnier lui-même, Guy Denis enracine Rops dans son pays wallon, le long des bords de la Meuse, à Anseremme, en Ardenne, proche du socialisme qu'il a senti comme, pourrait-on dire, un libéral progressiste, un peu à la manière de Charles de Coster et qu'il a peint ( La grève: encore une figure de femme).

L'analyse que Guy Denis fait du tableau sans doute le plus célèbre de Rops Un enterrement au pays wallon mériterait à elle seule la lecture de ce livre qui, je le crois, nous rendra Rops plus proche et plus grand à la fois. L'écriture de Guy Denis va au fond des choses, passant parfois par des jeux de mots qui sont peut-être faciles mais qui éclairent («Les classes dirigeantes, sont des classes digérantes.» (p.180)). Je ne résiste pas à livrer sa conclusion: «Étrangère à toute foi, son oeuvre pessimiste et cruelle ne laisse place à aucune illusion. L'Homme est frappé du fatum de la disparition et de la Chute, et l'amour n'est jamais plus qu'un rapprochement des sexes! L'oeuvre de Rops est bien une oeuvre de désespoir. Lucifer a gagné la partie: la lumière qu'il porte est un soleil noir. Parfois la présence d'un enfant évoque un amour plus subtil mais cet enfant, on le pressent, est déjà condamné. Le seul bien qui reste à l'Homme destiné au néant est la liberté hic et nunc!» (p.185).

Il faudra «lire» Rops avec en main le livre de Guy Denis.