Juillet 50 : de la question royale à la question belge
Histoire de la monarchie belge
Mise en contexte
Certains se souviennent avec angoisse de ces foules déchaînées qui se ruaient à l'assaut des forces de l'ordre pour marquer leur désaccord, leur fureur. D'autres se remémorent le retour du Roi à l'aube, les milliers de gendarmes, la rue de la Loi déserte, les coups de sifflets socialistes. Personne n'a oublié Grâce-Berleur, émeute où la maréchaussée, acculée sous les coups des manifestants, fut contrainte à tirer, ou fusillade sauvage et criminelle. Nul n'est épargné; qui n'a pas connu un parent confronté à la grève de l'été 1950 et ayant conservé de ces événements comme un arrière-goût? Qui, surtout, n'a jamais lui-même ressenti l'envie d'émettre une opinion, de porter un jugement sur les protagonistes d'alors, fût-ce aux dépens de la justice et de la raison? La question royale, dans sa dernière phase, participe bel et bien de l'identité et - paradoxe - de la division des Belges, qu'ils l'aient ou non voulu. Malgré les efforts de réconciliation, le clivage autour de Léopold III a marqué les mémoires et a laissé des traces profondes dans les représentations mentales. Il demeure, cinquante et un ans plus tard, un souvenir passionnel sans équivalent, souvent conscient, parfois refoulé mais à fleur de conscience.
Les historiens, ou plutôt les professionnels de la recherche historique, n'ont pas créé le souvenir de la question royale - ceci est manifeste. L'origine des discours relatifs à ce pan de l'histoire belge est bien plus simple: le temps n'efface pas si facilement les rancunes et les Belges n'ont pas eu fini de régler leurs comptes le soir de l'abdication de Léopold III.
L'affaire royale regroupe des événements traditionnellement circonscrits, pour des raisons de commodité, entre le 25 mai 1940 (rupture de Léopold III et de ses ministres à Wynendaele) et le 11 août 1950 (prestation du serment constitutionnel de Baudouin). Elle prit une tournure particulièrement dramatique dans sa dernière phase, lorsque le souverain revint au pays après six ans d'exil et contre le voeu de près de la moitié de la population. Il s'est vécu en Belgique à la fin de juillet 1950 une situation de tension très grave, aboutissant à une grève politique nationale, à des démonstrations de masse tournant à l'émeute, à plus d'une centaine d'attentats, à d'inquiétantes menaces de marche insurrectionnelle sur Bruxelles, à la mort de quatre manifestants à Grâce-Berleur et finalement à l'abdication du Roi. Durant ce drame, les deux principales forces politiques du pays - le monde catholique et le monde socialiste - se sont affrontées sans merci. Toutefois, au moment du dénouement de la crise, ces mêmes forces politiques ont décidé de promouvoir la réconciliation et de tourner définitivement la page: le travail a repris du jour au lendemain et l'on n'a plus parlé du temps où les Belges ne s'aimaient pas.
Pendant des années, tout s'est passé comme si l'on s'était accordé à ne plus remuer le couteau dans la plaie béante qu'offrait notre société à l'issue des dernières journées de juillet 1950. Les partis, qui n'étaient pas vraiment sortis grandis de ces moments pénibles, ont conclu un pacte tacite de discrétion: ils se sont juré de se taire à ce sujet, afin d'éviter de ranimer les passions1. Cependant, la question royale s'était résolue, au petit matin du premier août, non pas par la rupture ou la loi du vainqueur, mais par un compromis fait de vérités étouffées, de silences en demi-teintes et qui n'avait pu satisfaire les radicaux des deux camps 2: comment dès lors faire table rase des affrontements sanglants qui venaient de se produire? Bien qu'elle ne fait plus l'objet de débats publics, la question royale resta très présente dans beaucoup d'esprit. Les polémiques ont persisté, tant parmi les acteurs du drame que dans les foyers.
Un demi-siècle s'est maintenant écoulé depuis les événements et il semble que plus rien ne peut s'opposer à leur relation, d'autant plus que la curiosité de la population est toujours aussi grande. Les principaux protagonistes de l'affaire léopoldienne ont publié leurs mémoires. À la lecture de celles-ci, il apparaît clairement que bien des rancoeurs n'ont jamais été digérées.
Encouragés par ces brèches entrouvertes, les Belges ont décidé de faire définitivement la lumière sur leur passé le plus sombre et s'adressent dès lors à des chercheurs en histoire. Pour ceux-ci, il ne s'agit pas de laver l'honneur léopoldiste ou antiléopoldiste, mais simplement d'enquêter et de tendre à la vérité, puisque telle est la demande. Initiative parmi d'autres, 17 éminents historiens ont collaboré à une biographie parue en octobre dernier et replaçant Léopold III dans un large contexte historique 3. L'ouvrage marque une étape mais n'apporte pas de réponse définitive à toutes les questions.
Il s'agit ici de prolonger cette perspective, puisque les débats ne sont toujours pas clos - la récente parution de Pour l'histoire de Léopold III4 a, bien au contraire, ravivé plus d'une controverse. Les lignes qui suivent vont décrire la dernière phase de la question royale, marquée par le retour du Roi en Belgique, la résistance à outrance des forces antiléopoldistes et la décision finale d'effacement au profit de Baudouin.
Fin de l'impossibilité de régner
Les élections législatives du 4 juin 1950 consacrent, à une courte majorité absolue, la victoire du PSC. Un cabinet homogène social-chrétien est formé, avec à sa tète Jean Duvieusart. La déclaration gouvernementale se résume à deux points: vote de la fin de l'impossibilité de régner (cadenas conçu par le Parlement - à majorité de gauche - en 1945 pour maintenir le souverain à l'écart de la Belgique) et retour du Roi.
Les Chambres réunies, sorte de Congrès national, sont convoquées pour le 11 juillet. L'enjeu: lever le verrou législatif de 1945. Les députés et les sénateurs de l'opposition PSB-PL-PCB se bornent à constater que Léopold, soutenu par une bien trop faible majorité, n'est plus au-dessus de la mêlée. Ils demandent, par conséquent, son abdication au profit de son fils aîné, le prince Baudouin. Les sociaux-chrétiens, au contraire, jugent que le retour du Roi est dicté par les règles de la démocratie et la Constitution.
A la fin des débats, le président du parti socialiste Max Buset annonce tous les moyens que ses amis emploieront pour réaliser leur opposition à Léopold sans excepter l'arme de la grève politique. Les communistes se réjouissent. Les libéraux n'élèvent aucune réserve.
L'action Commune socialiste, coordonnée par le parti et la FGTB, inclurait - selon la Sûreté de l'État - dans son plan de lutte, non seulement les débats parlementaires et les grèves (phases 1 et 2), mais aussi le sabotage de la production et de l'équipement industriel (phase 3), des démonstrations de masse (phase 4) et une journée wallonne (phase 5). 5
Le jeudi 20 juillet à 16h49, le rideau tombe sur cinq années de régence: le groupe parlementaire PSC utilise sa majorité numérique et constate la fin de l'impossibilité pour Léopold de régner. L'opposition quitte l'hémicycle. Plus rien ne s'oppose désormais au retour du Roi ni à la lutte à outrance de ses adversaires 6. On peut désormais craindre le pire: la question royale, comme toutes les tragédies, va connaître son dénouement dans la violence.
Retour d'exil
Dès la fin du vote, le groupe parlementaire socialiste organise une première manifestation dans les rues de la capitale tandis que Duvieusart convoque un Conseil des ministres. Loin de l'euphorie étalée dans la presse catholique, le Premier ministre déclare à ses collègues: «Si le souverain revient,cela ne veut pas dire que toute la question royale est résolue.» 7 Aussi, tenant compte de la division de la division qui, incontestablement, atteint l'opinion nationale, le gouvernement estime préférable que le retour du Roi ne coïncide pas avec la fête du 21 juillet. Les ministres sont sans doute au courant de la propagation dans les casernes de gendarmerie de tracts antiléopoldistes appelant les jeunes pandores issus de la Résistance à «ne rien voir»et à «ne rien entendre» des troubles à prévoir pour le lendemain 8. La rentrée du souverain est dès lors fixée à 7h du matin, le samedi 22 juillet.
Le jour fatidique, les Bruxellois sont réveillés par un bruit inhabituel de charroi. La capitale est en état de siège. Dans l'aube naissante, de partout, débouchent des camions de transport, des jeeps et des véhicules blindés. Des rues sont barrées. 5.500 gendarmes et soldats, mousqueton au pied ou mitraillette à la bretelle, s'échelonnent depuis l'aérodrome militaire d'Evere jusqu'au Palais de Laeken. Ils sont disposés tous les 30 mètres, les uns face à la chaussée, les autres lui tournant le dos et surveillant les chats qui miaulent.
L'avion royal se pose à 7h15. Une double haie d'hommes casqués: c'est la première vision du Roi après six ans d'exil. En effet, à cette heure si matinale, il y a très peu de spectateurs. On dénombre presque autant de drapeaux en berne que d'étendards déployés. Un groupe de socialistes crie Abdication!, hue et siffle le cortège royal. On parlera de «joyeuse entrée à la sauvette, par le soupirail voire de retour de couillon» 9.
Grève générale
Le lundi 24 juillet, le comité national d'Action Commune appelle les travailleurs à la résistance active mais sans faire d'allusion à une grève générale10. Les socialistes sont plus que jamais divisés sur cette question. Paul Finet, secrétaire général de la FGTB, exprime sa désapprobation d'un vaste arrêt de travail national, «d'abord parce qu'on n'est pas sûr de la réussite, ensuite parce qu' [il] nous coûterait une vingtaine de millions par jour.»11 André Renard, Président du Comité liégeois, et Buset soutiennent, en revanche, le projet de grève politique. Il faut dire que depuis trois jours, des mouvements spontanés ont déjà lieu à Liège et en Brabant Wallon. Le 25 juillet, Près de 20.000 ouvriers se croisent les bras. Les socialistes redoutent le noyautage des communistes, très influents au sein des comités syndicaux locaux. Le PCB est d'ailleurs le premier à appeler à la cessation du travail. Prise de vitesse, l'Action Commune est contrainte d'abréger ses débats internes pour prendre la direction du mouvement: le lendemain matin, Renard parle d'insurrection et de révolution dans les colonnes de La Wallonie.
La grève générale cible en priorité les centrales électriques et les moyens de transport. De plus, des piquets sont prévus aux portes des principales usines. Dans les cités socialistes et libérales, la police communale reste passive devant les troubles. Des attentats contre les voies ferroviaires, des clous semés sur les routes et d'autres sabotages complètent le dispositif. Liège débraye le 26; le reste de la Wallonie le 27; Bruxelles le 28 et la Flandre le 29. Le lundi 31 juillet, près d'un million de travailleurs participent, de gré ou de force, au mouvement. Le pays est complètement paralysé.
Affrontements de rue
Depuis le retour de Léopold, un public nombreux stationne en permanence devant les grilles du château de Laeken dont les marches disparaissent sous les bouquets de fleurs. En Flandre, des portraits royaux sont dressés dans les églises et les hôtels de ville. Les partisans du Roi, s'ils ne sont pas aussi structurés que leurs adversaires dans l'action de rue, tentent tout de même de faire entendre leur voix, qui est celle de la majorité.
Des incidents sérieux interviennent à partir du 24 juillet. Dans les villes, les esprits s'échauffent; les pour et les contre en viennent aux mains. La gendarmerie procède à des arrestations et des malheureux sont hospitalisés. Des militants FGTB prient les magasins de fermer leurs portes en solidarité avec les grévistes. Les commerçants récalcitrants demandent à la gendarmerie de protéger leurs devantures. Ces dispositions n'empêchent nullement un commando socialiste de saccager, le 31 juillet, le Bon Marché de la rue neuve à Bruxelles.
Les royalistes ne sont pas en reste dans les campagnes, où le rapport de force joue en leur faveur. Ainsi, à Lincent, près de Hannut, un individu attaque trois jeunes militants antiléopoldiste à coups de carabine à plombs. L'une des victimes reçoit 19 projectiles dans la tête12.
C'est toutefois dans les cités industrielles que va se régler le conflit et qu'il importera d'avoir la prépondérance. Les ouvriers levés en masse contre le souverain auront là l'avantage du terrain sur les partisans du Roi. Et l'énorme poids démographique de la Flandre, qui a permis le retour de Léopold, n'empêchera pas le camp des pour de se trouver en position défavorable. Une logique majoritariste, en somme, cédera alors sa place à une autre13.
Trois victimes méconnues
Si la presse de gauche a largement relaté la mort des quatre manifestants de Grâce-Berleur - afin d'instrumentaliser le drame et d'accroître la pression sur le gouvernement - aucune feuille n'a en revanche fait état de trois autres décès directement liés aux émeutes de juillet 1950.
Le jeudi 27 juillet, alors que la tension monte encore d'un cran, un cortège socialiste prend la direction de Laeken en vue de conspuer le Roi. À 500 mètres du palais, la manifestation rencontre une caravane motorisée flamande chargée d'un millier de bouquets de fleurs. L'altercation, inévitable, tourne à la bataille rangée. Des pavés, bouteilles et objets divers s'abattent sur les véhicules et brisent la plupart des vitres. On incendie un arbre et une voiture. Les gendarmes à cheval interviennent un peu tard et chargent les assaillants sans ménagements. La brutalité de l'assaut est telle qu'au moins huit manifestants doivent être hospitalisés. Selon l'État-major de la gendarmerie, l'un d'eux succombera à ses blessures14.
La journée du lendemain est émaillée de scènes d'émeutes. A Liège des barrages de la FGTB interdisent la circulation tandis qu'au Borinage, des barricades se dressent. Les grévistes envahissent la gare de Frameries15. Dans les rues de la capitale, les forces de l'ordre sont également débordées. Des meetings s'improvisent à plusieurs endroits de la ville. Place de Brouckère, un contre-manifestant huant les ténors socialistes est roué de coups avec une telle brutalité qu'il mourra quelques jours plus tard à l'hôpital16.
Enfin, la gendarmerie signale le décès d'un conducteur de tramway gantois, réticent à suivre la grève et sauvagement pris à partie par un piquet socialiste17.
Pour quelle raison ces faits ne furent-il pas relayés par la presse? Une première hypothèse est la rétention d'information par la gendarmerie. Une seconde, plus probable, est l'intention des journalistes pro et antiléopoldistes de ne pas raviver les passions au lendemain de la solution d'apaisement. Un terrain d'entente avait enfin été trouvé entre les trois partis traditionnels et il n'était plus question d'engager de nouvelles polémiques, au risque de faire le lit du communisme et de l'extrême droite royaliste.
Marche sur Bruxelles
Le samedi 29 juillet, l'Action Commune socialiste, sous l'impulsion cette fois d'Arthur Gailly, annonce une «marche massive» sur Bruxelles pour le premier août18. L'événement doit réunir les grévistes «de toutes les régions du pays et se tiendra quelles que soient les mesures prises par la police». Ce mot d'ordre, plus encore que les grèves politiques avec abandon de l'outil industriel, les attentats et les manifestations, représente une menace considérable de débordement. Le spectre de la guerre civile se précise.
Le choix du premier août comme échéance à l'aboutissement de la résistance socialiste peut s'expliquer par la conjonction de trois facteurs: d'abord, le coût de la grève; ensuite, la riposte du gouvernement à moyen terme; enfin, le risque que les énergies déployées échappent au parti et soient canalisées par les communistes et/ou par les wallingants.
Dès le 30 juillet, tous les comités locaux de grèves partent à la recherche de camions, de camionnettes et d'autocars pour transporter les marcheurs. Il est prévu qu'un groupe de manifestants se tienne rue de la Loi et crie «À bas le gouvernement» afin de concentrer la maréchaussée dans le centre-ville. Entre-temps, un autre cortège se dirigerait vers Laeken, avec le slogan: «À bas le Roi». Enfin, des grévistes resteraient dans leur ville et manifesteraient sur place, dans le but d'empêcher le départ de toutes les forces de l'ordre vers la capitale. Tel est le plan officiel socialiste. Mais certains expriment d'autres intentions.
Ainsi, le parti communiste mettrait en place un dispositif plus radical: un défilé armé aux côtés d'anciens combattants et résistants, face au château de Laeken. Des contacts sont d'ailleurs pris entre la direction du PCB et celle des Partisans armés, mouvement issu de la Résistance, au sujet du rassemblement et de la distribution d'armes. Un informateur de la gendarmerie précise que depuis la veille, les PA. transportent des mitraillettes et des munitions à destination de la capitale19. Selon la Sûreté de l'État, les communistes projettent de collaborer également avec le Front de l'indépendance et des ex-combattants de l'Espagne républicaine pour prendre d'assaut plusieurs dépôts militaires.
Le ministère de l'intérieur compte faire face aux protestataires et interdit, dans un arrêté, «tout mouvement de concentration» vers Bruxelles et sa périphérie. Les agents de la force publique exerceront à cet égard «un contrôle sévère sur toute la circulation» et confisqueront les véhicules suspects, tandis que l'armée sera mobilisée pour contenir les manifestants20.
Projet d'Etats-Généraux et d'un gouvernement national wallon
L'Action Commune s'interroge, dès le 28 juillet, sur la signification à donner à la grève. Pour l'état-major socialiste, il n'est finalement pas question d'opposer les deux régions linguistiques du pays afin d'agiter la menace d'une sécession wallonne. Toutefois, certains, y compris au sein de la FGTB, voient poindre l'émergence de vieux fantasmes. Ainsi, Gailly fait part de ses aspirations autonomistes à Indépendance: «Jusqu'à présent, nos travailleurs se ralliaient à la nécessité de l'unité belge. Aujourd'hui, la volonté du peuple wallon est dans une Belgique unitaire réorganisée? Oui. Dans une Belgique avec une Wallonie libre? Oui encore; mais si nécessaire, dans une Wallonie indépendante!»21 Cette déclaration consacre l'union entre les visées de Gailly et celles de Renard. Le leader liégeois, partisan de la démocratie économique et du fédéralisme, a en effet déclaré, le 24 mars: «une Wallonie socialiste et démocratique, c'est peut-être pour demain»22. Un pont wallingant est dressé qui relie Charleroi et Liège.
Toujours le 28 juillet, Joseph Merlot, président du Congrès wallon et de la fédération liégeoise du PSB, annonce la convocation à bref délai d'États-Généraux de Wallonie, qui auront à se prononcer sur une solution définitive à apporter à la question wallonne (et accessoirement à al question royale). Merlot affirme que toutes les tendances d'opinion ainsi que toutes les classes sociales y seront représentées et n'exclut pas d'aller plus loin ñ faisant allusion à une éventuelle constitution d'un gouvernement wallon, plébiscité par l'assemblée23.
Redoutant d'être prise de vitesse par les syndicalistes wallons, la tète bruxelloise du parti socialiste entend étendre rapidement la grève à la capitale et à la Flandre, en vue de noyer les intentions wallingantes dans une lutte nationale de la classe ouvrière. Ainsi, Le Peuple, organe de la direction du parti, tente de réduire singulièrement la portée des États-Généraux24. Mais à Liège, les cadres socialistes - et quelques autres - envisagent très concrètement l'indépendance de la Wallonie.
Du 28 au 31 juillet, plusieurs personnalités de la cité ardente se réunissent à quatre reprises pour développer le projet de formation d'un exécutif wallon. Merlot, Renard, Fernand Schreurs (secrétaire général du Congrès wallon et président d'Action Wallonne), François Van Belle (vice-président de la Chambre, président du groupe parlementaire wallon et président de Wallonie Libre), Simon Pâque (député et président du Comité liégeois d'Action Wallonne), Fernand Dehousse (membre du Conseil de l'Europe), Auguste Buisseret et Jean Terfve (pour les partis libéral et communiste), Georges Thône (président de l'association Le Grand Liège), Paul Gruselin (député-bourgmestre de Liège) et M. Strauven (commissaire en chef de la police). La présence de Jules Daniel Lamazière, consul général de France et ministre plénipotentiaire, à une de ces entrevues est confirmée par plusieurs témoins. Le consul, d'ordre de son ambassadeur, aurait promis l'appui de deux régiments français aux nationalistes wallons25.
Il se dégage des quatre réunions un véritable projet de gouvernement provisoire wallon. Il serait présidé par Merlot et composé de Schreurs (intérieur), Dehousse (Affaires étrangères) et Renard (Défense nationale). D'autres Personnalités socialistes telles Léo Collard et Arthur Gailly sont également pressenties. Le dernier cité n'hésite d'ailleurs pas à clamer devant plusieurs dizaines de milliers de grévistes, à Charleroi, que «s'il le faut, la Wallonie et Bruxelles s'adresseront à l'ONU»26. Le bourgmestre Gruselin aurait donné son accord pour que le cabinet reçoive la confiance des États-Généraux à l'Hôtel de ville de Liège.27
Ce gouvernement mènerait à la scission du pays en installant en Wallonie (avec ou sans Bruxelles?) un pouvoir populaire. Il disposerait du soutien d'une grande partie de l'opinion - à Liège, à Charleroi et à Mons, les manifestants défilent sous la bannière au coq hardi en chantant La Marseillaise - ainsi que de nombreuses administrations communales et provinciales. Il pourrait par ailleurs bénéficier d'une réelle sympathie sur le plan international, notamment de la part de la Grande-Bretagne et de la France.
Grâce-Berleur
C'est dans ce contexte de grève générale avec abandon de l'outil industriel, de menace d'une marche armée sur Bruxelles et de sécession wallonne qu'intervient le drame de Grâce-Berleur. Nul n'a oublié les faits: le dimanche 30 juillet, un peu plus de 500 grévistes de cette banlieue liégeoise écoutent paisiblement la harangue quasi-journalière de leur député Simon Pâque. Ils se félicitent d'avoir, lors de la manifestation géante de la veille, forcé un barrage de gendarmes dont les fusils ont été jetés dans la Meuse. D'autre part, ils prennent les dispositions nécessaires pour gagner la capitale en vue de la marche du surlendemain.
A la fin du discours de Pâque, une dizaine de gendarmes font irruption sur la place du Pérou, où se tient le meeting. Un arrêté spécial, pris quelques jours plus tôt par le gouvernement et diversement appliqué par les forces de l'ordre, les autorise à disperser la foule. L'orateur invite d'ailleurs ses camarades à rester calmes et à regagner leurs pénates. Mais lorsque les pandores arrêtent le député, pourtant couvert par l'immunité parlementaire, la situation dégénère. Des grévistes excités encerclent les gendarmes, les injurient et leur bloquent le passage.
Le chef de l'escouade, un moment déstabilisé, perd vraisemblablement son sang-froid et lance une grenade de dissuasion en bakélite. Celle-ci n'explose pas mais sème la panique parmi la foule. Si la plupart des protestataires prennent la fuite, quelques-uns se précipitent en revanche sur les gendarmes, qui se dégagent à coups de crosse. A un moment, Albert Houbrechts, robuste mineur de 36 ans, plaque le chef contre la façade d'un café pour l'empêcher de faire feu sur les grévistes. Avec l'aide de ses collègues, le gendarme parvient toutefois à se dégager. Houbrechts est frappé dans le dos et chancelle28. Alors qu'il n'est plus menacé, le chef dégaine son pistolet et tire au moins à cinq reprises. Houbrechts, déjà groggy, est touché au ventre et à la mâchoire. Joseph Thomas, 25 ans, est atteint dans le dos alors qu'il tentait de s'éloigner. Le quatrième projectile traverse de part en part Henri Vervaeren, 26 ans, venu au meeting pour tuer le temps, portant un baluchon de linge à la lessive29. Enfin, Fernand Golinval reçoit une balle dans l'épaule gauche.
L'action s'est déroulée dans un intervalle de temps très court: les victimes se sont effondrées à quelques mètres les unes des autres. Selon la déposition du gendarme, il aurait voulu tirer en l'air, afin de disperser une foule le menaçant de mort30. Cette version, quoique formellement démentie par plusieurs dizaines de témoins et par les protocoles d'autopsies, sera retenue par les autorités judiciaires - la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Liège31.
La subite explosion de violence, dont la responsabilité incombe manifestement au chef de l'escouade, ne fait qu'augmenter la pagaille. Affolés, les gendarmes braquent leurs mitraillettes vers le sol ou le ciel et vident leurs chargeurs, tandis que les derniers spectateurs se replient dans la confusion. Le bourgmestre Arthur Samson est blessé à la jambe par des éclats d'une balle qui a ricoché.
Puis, sans transition, un silence irréel envahit la place désertée: plus un coup de feu, plus un cri. Pourtant, une dernière victime va tomber quelques longues minutes plus tard, dans «l'incompréhension générale».
Pierre Cerepana, un mineur pensionné d'origine hongroise, se promène à bicyclette en compagnie de son beau-frère. Les deux hommes, intrigués par la cohue et le vacarme, s'approchent de la place du Pérou et s'arrêtent à la vue des corps gisants. Assis sur la selle de son vélo, un pied sur le trottoir, Cerepana observe la foule qui s'égaille dans toutes les directions. Soudain, son compagnon s'écrie: «Attention, il y a un gendarme qui vise!» 32 L'ancien ouvrier des mines de 45 ans n'a pas le temps de réagir: une détonation, «plus sèche que les précédentes», claque 33. Frappé en pleine tête, le malheureux s'écroule comme une masse. Les témoignages concordent: un gendarme isolé - et donc aucunement menacé - a épaulé son fusil dans la direction du cycliste. Une première fois, le percuteur a frappé à vide. Ce n'est qu'au terme d'un second essai et après avoir visé que le tireur a atteint sa cible, distante de 144 mètres, d'une balle logée dans le front. Le protocole d'autopsie démontre par ailleurs que le projectile a suivi une trajectoire horizontale, propre à un tir de fusil et non à celui d'une mitraillette. Cependant, la chambre des mises en accusation de la Cour d'appel de Liège jugera, cinq ans plus tard, que «la mort de Cerepana ne peut avoir été provoquée que par une balle perdue issue d'un tir de mitraillette.»34
La victime expire le soir même, ainsi que Vervaeren et Houbrechts. Thomas, paralysé et touché à un poumon, succombera à ses blessures sept jours plus tard. Golinval devra subir un traitement de plusieurs jours à l'hôpital.
Retrait du Roi devant l'insurrection
La nouvelle se répand comme une traînée de poudre jusqu'à Liège, Bruxelles et le reste du pays. Le Peuple publie une édition spéciale incendiaire: «Ce dimanche, (...) à Grâce-Berleur, les gendarmes belges ont tué. La classe ouvrière tout entière est en deuil. Elle n'oubliera pas!» 35 Dans les principales villes wallonnes et dans la capitale, des cortèges spontanés se forment. En soirée, de sérieux incidents surviennent. Boulevard Anspach, où l'on chante l'Internationale, une bombe explose - heureusement sans faire de victime 36. En revanche, les forces de l'ordre blessent grièvement un passant 37.
Dans un rapport interne, l'état-major de la gendarmerie ne cache pas ses craintes-: «les incidents de Grâce-Berleur ont surexcité les esprits. (...) Les grévistes rendent la Gendarmerie, Léopold III et le Ministre de l'intérieur responsables (...). Certains déclarent (...) qu'ils sont décidés à venger la mort des camarades au cours de la manifestation de mardi». On redoute que ce soit un début de révolution. 38
Vers 20h30, Spaak, leader charismatique du PSB, téléphone au ministre de l'intérieur De Vleeschauwer et lui lance un ultimatum solennel: «Nous sommes des émeutiers.Mais vous êtes des assassins. Je vais vous dire quelque chose: s'il n'y a pas de solution définitive dans les 36 heures, nous balayerons votre Roi, sa famille avec toute sa boutique et son bataclan.» 39
Le Premier ministre reçoit une délégation socialiste un peu plus tard. Max Buset lui assure que ses amis se rallieraient entièrement au Prince héritier. Duvieusart refuse de négocier l'effacement du Roi mais sort ébranlé de la réunion 40. Il prend conscience de la gravité de la situation qui se prépare dans les jours à venir; une résistance à outrance du gouvernement risquerait de causer de nombreux morts. Un Conseil de cabinet extraordinaire est convoqué sous la présidence du souverain. En vain. Léopold refuse que la majorité s'incline devant la minorité.
Le lendemain, tandis que les premiers marcheurs arrivent à Bruxelles où des comités d'accueil socialistes les hébergent, le Premier ministre tente à nouveau, mais sans plus de réussite, de parvenir à une solution de compromis.
En fin d'après-midi toutefois, un accord est dégagé entre les directions des partis social-chrétien, socialiste et libéral. Il prévoit une délégation des pouvoirs royaux au prince Baudouin, avec accession de celui-ci au trône un an plus tard. Léopold serait, en contrepartie, autorisé à résider avec son fils, à Laeken. La proposition est acceptée par le bureau élargi du PSC - au terme d'un débat houleux et d'un vote effectué «dans la plus grande des confusions» 41. Reste le Roi à convaincre. A 18h45, Duvieusart obtiendrait enfin son accord de principe sur le projet tripartite.
Comment expliquer le brusque changement d'attitude du souverain, lui qui s'est toujours farouchement opposé à l'abdication? Outre la menace représentée par la marche sur Bruxelles, deux facteurs ont peut-être, le lundi 31 juillet, joué un rôle dans le dénouement de la crise. D'une part, plusieurs journaux relatent la visite au 16, rue de la Loi du colonel Armstrong, attaché militaire américain. l'émissaire de Washington aurait rappelé au Premier ministre les obligations belges vis-à-vis de l'Otan en pleine guerre de Corée: des troupes doivent se tenir prêtes en RFA 42. Il serait donc difficilement concevable pour les États-Unis que le gouvernement rapatrie ces troupes pour protéger Bruxelles en cas d'émeute - or, c'est précisément ce qui a été prévu deux jours plus tôt. Duvieusart démentira du bout des lèvres cette rencontre. Mais une chose est sûre: nos engagements au sein de l'Alliance atlantique ne pouvaient être correctement tenus tant que les grèves implacables et les manifestations quasi insurrectionnelles n'étaient pas désamorcées. Washington soutenait donc logiquement toute forme d'apaisement en Belgique.
D'autre part, Léopold s'est entretenu, le 28 juillet, avec le gestionnaire d'une partie de sa fortune royale, le baron Paul de Launoit. Celui-ci, industriel très puissant à Liège, Président de la Brufina et administrateur de la BBL, aurait fait part au souverain de son émotion suite aux menaces d'abandon des usines et de sabotage. Launoit a ensuite téléphoné à André Renard, qui l'a mis en garde contre l'écroulement de son empire économique si le Roi persistait à se maintenir au pouvoir. Selon plusieurs sources, le baron et le syndicaliste se seraient à nouveau contactés le 31 juillet. Il entrerait alors dans les intentions de Launoit de convaincre le souverain d'abdiquer. 43
Une autre hypothèse est que le 31 juillet à 18h45, Léopold rejette le protocole tripartite et soit trahi par son Premier ministre, comme il le prétendra à la faveur de ses mémoires: «il y aurait lieu, avant que je ne prenne une décision, que les délégués des trois partis m'écrivent pour me demander d'accepter de signer un semblable message. Ces conditions étaient, en tout Ètat de cause, nécessaires pour que je puisse examiner la proposition qui m'était faite. J'invitai [Duvieusart] à envisager ces conditions et à venir me revoir avec un texte définitif». 44 Or, en sortant du palais, le Premier ministre annonce aux partis et à la presse que la question royale est enfin réglée. La version officielle retiendra la formule du regrettable malentendu entre les deux hommes.
Toujours est-il qu'à 22 heures, Léopold refuse de signer l'accord définitif de délégation des pouvoirs royaux; la marche sur Bruxelles n'est donc pas décommandée. Durant toute la nuit, des pourparlers vont se tenir à Laeken. Le Roi s'entretient d'une part avec ses ministres - qui estiment s'être engagés vis-à-vis des socialistes et des libéraux -, d'autre part avec des personnalités ultraroyalistes tâchant de constituer un gouvernement dur prêt à affronter l'émeute en cas de démission de l'équipe Duvieusart.
A 6 heures du matin, Léopold doit se rendre à l'évidence. Tous les ministres sauf De Vleeschauwer présentent leur démission et aucun nouveau cabinet ne peut être immédiatement formé pour maintenir l'ordre quelques heures plus tard. En outre, la répression de la marche sur la capitale coûterait inévitablement de nombreuses vies et le Roi ne veut pas voir couler le sang à cause de lui 45. Le compromis tripartite est finalement signé et la démonstration de masse socialiste est décommandée au dernier moment. La gendarmerie rapporte que des milliers de grévistes étaient déjà disposés aux endroits stratégiques de la métropole. Plus grave, à ceux qui étaient venu de Liège et qui avaient - aisément - contourné les barrages routiers, des armes avaient effectivement été distribuées. 46
Refoulement de la question royale
Les communistes, exclus des négociations entre les partis et le gouvernement, appellent les travailleurs à poursuivre la lutte pour une abdication immédiate et sans condition. Considérant de plus que la monarchie sert désormais les desseins d'une clique réactionnaire et que celle-ci s'apprête à faire soutenir par Baudouin une politique à la manière forte, ils réclament l'instauration d'une république fédérative 47. Mais le PCB va être largement marginalisé par les socialistes, qui s'unissent à présent au gouvernement et demandent à tous les Belges de prêter leurs concours au jeune Prince. Au vrai, Spaak est soulagé d'avoir évité la marche sur Bruxelles où ses hommes auraient peut-être été débordés par l'extrême gauche - ce qui aurait pour le moins compromis sa réputation internationale, une semaine avant sa réélection à la présidence de l'assemblée européenne. Aussi, Le Peuple se hérisse à présent contre l'appel à la république de ceux-ci qu'il appelle « les roquets - portant au cou les marques du collier de fer par lequel Moscou les tient: peut-être pourrions-nous nous souvenir, les uns les autres, que les villes de Wallonie et de Flandre sont à une heure de vol des aérodromes soviétiques...» 48
Renard lui-même, alors qu'il a organisé la résistance antiléopoldiste à Liège au côté des communistes, emboîte le pas de la direction bruxelloise du parti. Il écrit dans La Wallonie: «Les communistes ont appris une fois de plus qu'il ne fallait pas abuser de la bonne foi des travailleurs. (...) Ils ont joué la "mouche du coche" et maintenant, pour se racheter, ils essayent d'écrire l'histoire à leur façon.» 49 . La guerre froide en toile de fond et le compromis du 31 juillet ont bel et brisé les rêves d'un front des gauches. Par ailleurs, il va de soi que les velléités sécessionnistes wallonnes de l'Action Commune liégeoise font long feu. Le projet de formation d'un gouvernement national tombe ‡ l'eau et les Etats-Généraux ne sont même pas convoqués. Il faudra attendre encore plusieurs décennies avant qu'une réforme de l'État ne soit étudiée sérieusement. L'affaire léopoldienne aura tout juste permis au mouvement wallon de révéler, d'une part, les profondes divergences entre les deux régions linguistiques du pays et de recueillir, d'autre part, l'adhésion des sections liégeoises et hennuyères de la FGTB aux idées fédéralistes.
Du côté des partisans du Roi, les réactions prennent évidemment une tout autre texture: amertume, colère, humiliation et le sentiment d'avoir été trompé par les capitulards - le cabinet Duvieusart et le bureau du PSC. Le 3 août, des jeunes militants lancent des tomates et des œufs sur le ministre de la Justice. Toutefois, les cadres léopoldistes finiront par se résigner et accepteront, par égard envers le souverain et son fils, de tourner la page. Pour la forme, le parti créera une commission d'enquête interne chargée d'établir les responsabilités dans la trahison du 31 juillet. Néanmoins, au nom du dogme de l'unité, 50 aucune sanction ne sera prise. Tout au plus, certains membres de l'équipe Duvieusart effectueront une courte traversée du désert avant de revenir, quelques années plus tard, sur les devants de la scène politique.
Le 16 août, un nouveau gouvernement social-chrétien homogène, dirigé par Joseph Pholien, est constitué. L'opposition, au Parlement, donne sa parole de lui apporter son soutien. Le parti socialiste s'en fait un devoir, précise La Wallonie 51. Les libéraux, plus que jamais divisés, font montre d'humilité dans la victoire. Quant au PSC, il promet en échange que le cabinet Pholien n'opérera pas de glissement à droite et n'abandonnera pas l'idéal social du parti 52. Les trois partis traditionnels prêtent chaleureusement leur concours au jeune Baudouin et conspuent le Vive la république! lancé par le groupe communiste lors de la prestation de serment du nouveau chef de l'État. Un véritable recentrage politique s'est opéré, qui annonce le refoulement de la question royale.
Perspectives historiographiques
Le tableau terminé, il est d'usage que l'artiste pose ses pinceaux, prenne un peu de recul et se risque à une interprétation de la toile. De même, parmi ceux qui se sont égarés dans les méandres de la crise de l'été 1950, beaucoup ont nourri l'envie de l'interpréter, d'en tirer des conclusions, de donner un sens à cette suite d'événements. Une telle démarche est bien trop humaine pour être blâmée. Néanmoins, elle n'est pas la nôtre; nous ne tordrons pas le cou à l'histoire. Tout au plus, par un résumé des faits, nous aiderons le lecteur à y voir plus clair.
Le pays était déchiré. Deux camps, dont l'intransigeance confinait parfois au fanatisme, s'affrontaient en une lutte sans merci, sans équivalent dans l'histoire de la Belgique. Le sort de Léopold III en était l'enjeu: une majorité ténue, faite d'un seul parti, l'avait ramené à Bruxelles après six ans d'exil. Une puissante force politique et syndicale s'opposait catégoriquement à cette décision et était prête à tout pour forcer l'abdication du souverain. L'opinion publique s'était structurée autour de ce clivage et dans les familles, le ton montait.
La grève politique déclenchée spontanément puis coordonnée par l'Action Commune socialiste - PSB et FGTB - se propagea en quelques jours à toute la Wallonie. Elle toucha partiellement la capitale et la Flandre. Dans l'état actuel de la recherche, il est impossible de dire jusqu'à quel point le mouvement fut suivi de manière enthousiaste partout par les travailleurs, tant l'action des piquets de grève mobiles semble avoir été efficace. Une chose est sûre: près d'un million d'ouvriers se croisèrent les bras durant les derniers jours de juillet 1950.
Léopold III consentit finalement à abdiquer à l'aube du 1er août, sous la menace d'une démission collective de son cabinet. Les ministres appréhendaient la tenue, quelques heures plus tard, d'une marche sur Bruxelles. Cette démonstration de masse, organisée par les socialistes, risquait d'être noyautée par l'extrême gauche syndicaliste et le parti communiste. Le Roi redoutait certes que du sang coulât par sa faute. Toutefois, il était décidé à affronter l'insurrection - excluant la solution d'abdication pour des raisons de respect envers la démocratie. Si Léopold s'inclina, c'est parce qu'il n'était pas en mesure de constituer à très court terme un nouveau gouvernement dont la principale tâche aurait été de maintenir l'ordre.
Alarmés, les milieux industriels et financiers sont entrés en contact avec le gouvernement et le Roi peu avant la solution d'apaisement; leur influence ne doit pas être sous-estimée. Un autre rôle à ne pas négliger est celui joué par les forces exogènes. Londres et Washington voyaient d'un très mauvais oeil le rappel, en pleine guerre de Corée, de troupes belges postées en Allemagne, afin de soutenir la gendarmerie débordée. Les capitales atlantiques craignaient par ailleurs que la poursuite de la crise ne compromette les engagements contractés par notre pays. Or, plusieurs sources indiquent la visite d'une personnalité américaine au Premier ministre Duvieusart le 31 juillet.
L'avant-veille de la marche sur Bruxelles s'est produit un très grave incident à Grâce-Berleur, Près de Liège. Des gendarmes, pris à partie par des manifestants, se sont servi de leurs armes, faisant quatre morts et plusieurs blessés. La nouvelle a profondément ému la population et a accru la menace que représentait la journée du premier août. Au soir du drame, le leader socialiste Spaak a lancé au gouvernement un terrible ultimatum qui impressionna plus d'un ministre: S'il n'y a pas de solution définitive dans les 36 heures, nous balayerons votre Roi. 36 heures plus tard, une solution définitive était intervenue.
Tous ces éléments ont pénétré les opinions et l'inconscient collectif. Le silence voulu et imposé par les partis, ainsi que les difficultés rencontrées lors des premières tentatives d'évocation, montrèrent bien a contrario combien le feu couvait encore sous les cendres.53 Nul ne prétendra qu'il est entièrement éteint aujourd'hui. Dans certains milieux, une simple évocation de la question royale peut suffire à engager une relecture de l'histoire et à raviver d'âpres polémiques révélant bien souvent les idéologies de ceux qui y prennent part. Les Belges ne désirent pas de faire de démarche expresse pour connaître leur passé mais ils ne l'oublient pas. Il y a dix ans, Paul Masson a déclaré dans La Dernière Heure, à propos de Grâce-Berleur: «Rouvrir ces plaies, qui ne sont pas encore cicatrisées dans la mémoire de beaucoup, est indigne." 54 . Le journaliste était peut-être animé des meilleures intentions lorsqu'il a écrit cette phrase. Mais sa pensée ne rencontre pas celle de nombreuses familles d'ouvriers (grévistes ou non), de manifestants (pour ou contre le Roi) ou de victimes des violences (de la part des émeutiers ou de la maréchaussée).
Des questions soulevées par le public et reprises ici, une partie demeure en suspens: La marche sur Bruxelles aurait-elle tourné à la déroute pour les socialistes ou pouvait-elle, au contraire, être l'élément déclencheur de graves affrontements entre protestataires et forces de l'ordre, prélude d'une guerre civile? Les groupes d'anciens résistants mobilisés par le parti communiste ont, semble-t-il, bel et bien rassemblé des fusils dans plusieurs endroits de la capitale. Mais ont-ils réellement projeté de distribuer ces armes aux manifestants, ou envisageaient-ils une action à plus long terme?
Le Premier ministre a-t-il en conscience trahi la parole du Roi lorsqu'il annonça aux représentants des partis l'accord de Léopold au sujet d'un protocole d'abdication à terme, tout en sachant que le souverain refusait de donner cet accord? Ou ce dernier s'est-il rétracté par la suite, après avoir changé d'avis ? À moins qu'il y ait bien eu, comme l'indique la version officielle, un incroyable malentendu entre les deux hommes. Enfin, les puissances atlantiques ont-elles oui ou non contacté le gouvernement le 31 juillet afin de hâter le dénouement de la crise?
Ces interrogations, dans la mesure où la population les pose, méritent d'être traitées par la recherche historique. Y répondre nécessiterait toutefois l'examen de documents qui ne sont pas toujours, dans l'état actuel des choses, disponibles. Il reste longtemps à attendre et beaucoup à écrire avant que la question royale ne soit tout à fait mise au grand jour.
- 1. Excepté le parti communiste, dont le poids politique est toutefois dérisoire.
- 2. R. DEVLEESHOUWER, La Belgique: contradictions, paradoxes et résurgences, in Revue de l'Université de Bruxelles, 1981, vol.1-2, p. 34.
- 3. V. DUJARDIN, M. DUMOULIN et M. VAN den WIJNGAERT (dir.), Léopold III, Bxl, 2001.
- 4. Voir Léopold III, Pour l'Histoire, Bxl, 2001
- 5. Les Rapports de la Sûreté sur les événements insurrectionnels (5 juillet, 3 août 1950) seront portés à la connaissance du gouvernement au jour le jour, après le retour du Roi. Voir, J. DUVIEUSART, La Question royale. Crise et dénouement: juin, juillet, août 1950, Bxl, 1976, p. 100 et 187-213.
- 6. Désiré Leclercq du Pourquoi pas? commente le vote sur un ton ironique propre à son journal: le verdict est prononcé d'avance: majorité! Mais que reste-t-il du prestige royal, alors que la personne du Roi a été ainsi mise en jugement devant l'opinion publique? L'accusé est acquitté par X voix de majorité! Il règne parce qu'une douzaine de parlementaires ont bien voulu lui faire l'aumône de leur voix. Quelle autorité lui reste-t-il?. Voir Pourquoi pas?, 21.07.1950, p. 2112.
- 7. Cité par V. DUJARDIN, Jean Duvieusart (1900-1977), Gerpinnes, 2000, p. 112.
- 8. Voir Carnet de campagne (de l'Etat-Major de la Gendarmerie), 1950, p. 530, archives privées F. Godfroid. Source inédite.
- 9. Respectivement Le Journal de Charleroi (24.07), le député socialiste André Gailly au Parlement (27.07) et Le Peuple (27.07).
- 10. La Wallonie, 25.07.1950.
- 11. Cité par P. THEUNISSEN, 1950, Le dénouement de la question royale, Bxl, 1986, p. 91.
- 12. Le Peuple, 29.07.1950.
- 13. S. DERUETTE, La phase finale de la question royale, une question populaire, in Les faces cachées de la monarchie belge, Bxl-Quenast, 1991, p. 230-231.
- 14. Carnet..., op. cit., p. 651-652. Source inédite.
- 15. La Nouvelle Gazette, 29.07.1950.
- 16. Carnet..., op. cit., p. 768. Source inédite.
- 17. Ibid.
- 18. Le 29 juillet, Gailly confie en effet à l'Indépendance: L'idée de cette marche est née à Charleroi, mais nous n'en avons pas parléavant de l'avoir soumise à toutes les régionales de Wallonie. Voir Indépendance, 31.07.1950.
- 19. Carnet..., op. cit., p. 702-703. Source inédite. L'informateur, Florent-Jean Humblet, cite le nom de Jean Renard, domicilié à Beaufays, cousin d'un Secrétaire de la FGTB, membre des P.A. et coordinateur de l'opération. Ce Renard, ajoute Humblet, est un névrosé, (...) capable de commettre n'importe quel attentat, déclarant qu'il serait heureux de donner sa vie pour tuer le Roi.
- 20. Le Soir, 31.07.1950.
- 21. Indépendance, 29.07.1950.
- 22. Cité par P. THEUNISSEN, 1950..., p. 40.
- 23. La Wallonie, 30.07.1950.
- 24. Il s'agirait non de fédéralisme ou de toute autre réforme institutionnelle, mais simplement et avant tout d'organiser la non coopération totale à l'égard du gouvernement, dans le cadre strict de la mobilisation en cours contre Léopold. Le Peuple, 31.07.1950.
- 25. Témoignage exclusif de l'épouse de Fernand Schreurs, rapporté dans un courrier adressé par leur fils André à José Fontaine, ainsi que F. SCHREURS, Quelques figures d'ancêtres, la famille Schreurs, manuscrit en possession de l'auteur, p. 118. Archives privées inédites.
- 26. Cité par Indépendance et Le Rappel, 01.08.1950.
- 27. J. FONTAINE, Le gouvernement wallon de 1950, in Faces..., op. cit., p. 259-260.
- 28. Selon la déposition de plusieurs témoins à l'officier de police judiciaire chargé de l'enquête. Voir Archives Léon-Élie Troclet. Dossier Grâce-Berleur, Institut d'Histoire Ouvrière Économique et Sociale, Seraing. Documents inédits.
- 29. Le Drapeau Rouge, 01.08.1950, ainsi que le témoignage du frère de Vervaeren, cité par T. GOOSSENS, Grâce-Berleur, le dernier combat de la campagne des dix jours, Liège, s. d., p. 23.
- 30. Cité par T. GOOSSENS, ibid.
- 31. Les protocoles d'autopsies établis en août et en septembre 1950 par l'Institut de pathologie de l'Ulg, confirment point par point les dépositions des témoins et infirment celles du gendarme. Voir Archives Léon-Élie Troclet. Dossier Grâce-Berleur, IHOES. Documents inédits.
- 32. Cité par T. GOOSSENS, Grâce..., op. cit., p. 23.
- 33. Selon la déposition de plusieurs témoins à l'officier de police judiciaire chargé de l'enquête. Voir Archives Léon-Élie Troclet. Dossier Grâce-Berleur, IHOES. Documents inédits.
- 34. Arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Liège, prononcé le 23 juin 1955 et reproduit par T. GOOSSENS, Grâce..., op. cit., p. 43.
- 35. Le Peuple, 30/7/19 50 (édition spéciale du soir) et du 31/87/50.
- 36. Source inédite La Libre Belgique, 1/8/1950.
- 37. Le Peuple, 1/8/50.
- 38. Carnet... op. cit., p. 708. Source inédite.
- 39. Selon De Vleeschauwer (devant la commission d'enquête PSC Vandekerchove, le 17/8/50), cité par P.Theunissen, 1950..., op. cit., pp.57-58.
- 40. La Libre Belgique, 1/8/50.
- 41. Selon De Vleeschauwer cité par P.Theunissen, 1950..., op.cit., p147.
- 42. Vers l'Avenir, 2/8/50 et La Cote Libre, 6/8/50.
- 43. Renard, cité par M.Dewilde, L'ordre nouveau, Paris-Gembloux, 1984, p.143. Voir aussi l'article de José Fontaine paru dans De Morgen, 27/6/80.
- 44. Léopold III, Pour ...op. cit., pp. 148-149.
- 45. Note établie par Jacques Pirenne, secrétaire du Roi, la nuit des faits. Voir Vincent Dujardin, Duvieusart...op. cit., p.128.
- 46. Carnet..., op. cit., p. 730. Source inédite.
- 47. Le Drapeau rouge, 2/8/50.
- 48. Le Peuple 3 et 8/8/50.
- 49. La Wallonie, 10/8/50.
- 50. Selon Paul Van Den Boeynants, porte-parole de la nouvelle génération au Congrès extraordinaire du PSC-CVP, le 23 septembre. Cité par La Libre Belgique, 24.09.1950.
- 51. Du 14/8/50.
- 52. Selon Temps nouveaux, organe de la fédération hennuyère.
- 53. J. Gérard-Libois et J.Gotovitch, Léopold III. De l'an 40 à l'effacement.
- 54. La Dernière Heureie 30/7/50.