La République intempestive de Régis Debray

Aux armes citoyens! formez vos bataillons!

Théorie de la République

Ainsi donc Régis Debray s’est à nouveau attardé sur la République française une et indivisible. Le Code et le Glaive constitue la version écrite et retravaillée d’une conférence donnée, en novembre 1998, dans le cadre de la Fondation Marc-Bloch. Celle-ci, fondée quelques mois plus tôt, rassemble les « souverainistes » se situant plutôt à la gauche du spectre politique français. Elle entend réfuter le triple renoncement des élites politiques françaises : -renoncement au plein emploi comme objectif économique - renoncement face aux lois du marché - renoncement à une politique étrangère réellement indépendante; ces renoncements conduisant au dépérissement progressif de l’idée même d’intérêt général.

La République et la guerre

Maniant le paradoxe comme d’autres par le passé maniaient la pique ou le fusil, Debray choisit d’évoquer d’abord la face obscure de la République française. Il rappelle que celle-ci est tout autant l’enfant de la Raison que de la Guerre, de la réflexion que de la passion, de l’humanisme « abstrait » que de l’enracinement territorial concret. La République proclamée après la canonnade de Valmy ne clôture pas le XVIIIe siècle, elle inaugure ainsi le XIXe siècle.

Même si Debray ne l’écrit pas en ces termes, la République en armes de 1792 est l’exacte contemporaine du Romantisme tel qu’il surgissait par le biais du « Sturm und Drang » allemand de 1789 ou, un an plus tard, des Sonnets de Wordsworth et Coleridge. Cette République est donc une chair à passions (comme devrait l’être toute personne), une tentative de réconcilier l’affectif et le collectif ou plutôt de donner un contenu affectif à la communauté nationale française prise en tenaille par les Royaumes et Empires européens. Selon Debray : « La guerre n’est certes pas une idée républicaine mais que resterait-il de la République française si cette dernière n’avait pas eu d’armée pour se faire respecter ? ». Très justement, Debray fait du philosophe et scientifique Lazare Carnot, l’homme de la levée en masse, la plus belle figure de la Révolution, figure qui tenta de concilier ordre et mouvement. Symboliquement, la République s’incarne dans une femme du peuple (Marianne), mais habillée à l’antique, tenant dans la main droite les tables de la Loi et dans l’autre un glaive. De cette dichotomie serait originaire la tension permanente entre les enfants de Condorcet et Carnot, ceux de de Gaulle et Mendès-France, « La République française, une déchirure toujours à recoudre !». Debray précise toutefois utilement que la Loi doit conserver la primauté sur le glaive : « la guerre est son moment de vérité, mais ce n’est qu’un moment. Il est crucial non suprême (...), toute autorité militaire doit obéissance au pouvoir du peule, seul légitime .

La grande nouveauté de la République, son caractère presque indicible et indépassable, est d’avoir circonscris à un ensemble de citoyens (et non à l’ensemble de la population) vivant sur un territoire historiquement donné l’octroi de certains droits (mais aussi de certains devoirs) à vocation universels. Nous pouvons partager le regard du médiologue Régis Debray, la République n’est pas que Lumière(s), elle est aussi Ombres voire parfois Ténèbres (pensons à Vichy) ; le choix, ou le pari républicain ne peut être innocent, il est toujours fait en âme et conscience, quitte à devoir sacrifier celles-ci sur les champs de bataille...

Pertinence de la République, pertinence de la Nation mais...

Après ces passages très stimulant sur le plan intellectuel, la suite du développement de Debray est moins attirant . Partant de la critique du « Monde » qui avait qualifié de « Nationaux-républicains » les membres de la Fondation Marc Bloch, Debray essaye de donner un contenu positif à cet épithète. Face à la volonté de nombreuses élites de clore la phase nationale, Debray insiste, à juste titre, sur la pertinence de ce cadre comme structure de médiation démocratique où se mélange héritage et choix, patrimoine et projet (merci Renan), adhérence involontaire (l’organique) et l ‘adhésion volontaire (le contractuel). On peut encore partager son commentaire, même si l’on aurait souhaité une autre formule, lorsqu’il fait de la Nation le double rempart contre l’américanisation du village global ou la loi du plus fort mondial habillée en légalité internationale (l’universalisme impérial) et contre l’ethnicisation du genre humain ou la loi du plus fort local (le relativisme identitaire).

Par contre, il me semble que nous devons opposer une réticence voire un refus certain au dilemme ainsi posé par Debray : Ou se situer par rapport à, d’un côté, les partisans de l’Etat-nation, Jacobins ou Colbertistes, indifférents voire opposés aux luttes et mouvements sociaux, aux structures d’exclusion présentes dans les sociétés nationales et, de l’autre, les mondialistes ou « abstraitistes » heureux ignorant les identités historiques singulières, les institutions et structures étatiques au profit d’une sphère sociale reproduite universellement ? Debray pense qu’il convient d’aller vers les plus discrédités, c’est à dire de rallier le camp des partisans de l’Etat-nation préférant par là l’histoire à la sociologie ! Ainsi, soutenir Pasqua et de Villiers serait le seul moyen de sauver la démocratie française? Ce remède proposé semble plus tenir du poison que de la cure, nous ne pouvons marquer qu’un grand scepticisme face à un Max Gallo, chevènementiste, appelant à voter Pasqua - de Villiers, face à un Coûteaux, autre chevènementiste, devenu député européen sur cette dernière liste, face à un Jean-Claude Barreau conseiller du Président Mitterrand devenu conseiller du Ministre Pasqua. Debray nous fait là son petit Barrès, celui-ci lors de l’affaire Dreyfus avait préféré choisir le camp de la Nation à celui de la Justice, Dreyfus étant selon lui de toute façon coupable par le tumulte que sa condamnation avait provoqué au sein de la Nation française! Nous n’évoquerons même pas ici de Villiers qui compara l’armée de la République lors de la guerre de Vendée aux Waffen SS, nous renvoyons les lecteurs de TOUDI au dossier que le Canard Enchaîné consacra à la carrière politique de Pasqua, homme qui doit plus à la part d’ombre de la République qu’à sa part lumineuse !

Un Supranationalisme pire que le nationalisme

Debray redevient plus convaincant lorsqu’il écrit que le supranational est souvent le masque avenant du localisme ou du régionalisme (voir les critiques publiées dans TOUDI sur l’Europe des Régions) et que, par ailleurs, la Nation (l’histoire, la Terre et les Morts de Barrès) précédera toujours la République (le présent); de la même manière que l’existence précède l’essence.

Les critiques adressées dans la foulée à la construction européenne sont pertinentes, on peut relever notamment cette belle formule : « l’Europe n’est pas un miroir aux alouettes, c’est plutôt un globe de verre à facettes, où chacun projette les pensées qui flattent le mieux son amour-propre et lui évitent surtout de voir en face les arrière-pensées du voisin (le plus souvent contradictoires avec les siennes) ». Debray signale à juste titre un phénomène dont nous connaissons la répétition quotidienne parmi les élites francophones belges, la corrélation entre l’intensité de l’enthousiasme supranational et le mépris affiché des cultures nationales pouvant exister chez l’Autre. Par une ruse de l’histoire, l’Europe pourrait, en bout de course, briser le lien crée par la République française entre les sphères politiques et culturelles en étant composée, à la base, de Nations historiques de plus en plus privées d’imperium étatique et, au sommet, d’un Etat dépourvu de toute communauté de citoyens. Voila une idée qui perturbera sans doute peu les élites politiques belges dont l’européanise béat est une constante, et ce en dépit de tous les poulets, porcs et boeufs à la Dioxine ! Ne pouvait-on lire dans l’accord de gouvernement de juillet 1999 que, lors de la Conférence intergouvernementale européenne qui aura lieu au second semestre 2000, l’Etat belge défendra : « une extension du vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil à l'exception des matières constitutionnelles, assortie de l'extension parallèle de la co-décision du Parlement européen; l'instauration de la responsabilité individuelle des commissaires devant le Parlement européen; le maintien du principe qui attribue au moins un commissaire par Etat membre; le renforcement de la Commission européenne dans sa mission de gardienne des traités et d'exécution des politiques; l'instauration d'un droit d'initiative législative du parlement européen en cas de carence avérée de la Commission; le maintien du principe selon lequel les langues officielles des pays membres sont les langues officielles de l'Union. »

On a bien envie en lisant cela de crier comme les soldats français à Valmy : « Vive la Nation ! »

François André.

Manifeste de la Fondation Marc Bloch (*)

(Appel fondateur du 2 mars 1998)

En dépit des promesses répétées des gouvernants de donner la priorité à la bataille de l’emploi, voilà vingt-cinq ans que le chômage progresse en France.

Cette situation provoque une décomposition sociale et politique inédite: la population comprend mal pourquoi une nation toujours plus génère tant d’inégalité, de pauvreté et d’insécurité sociale. Elle le comprend d’autant moins que ceux qui dirigent le pays hésitent entre deux attitudes: proclamer que la sortie du tunnel est proche puisque les « fondamentaux » de l’économie seraient passés au vert; affirmer que la mondialisation crée une obligation de compétitivité, nous imposant de contracter les dépenses publiques et de nous accommoder du chômage de masse.

C’est ce comportement et cette mentalité des dirigeants français qu’il faut remettre en cause. Un grand nombre d’entre eux ne jouent plus leur mission de garants du contrat social mais apparaissent intellectuellement dépassés par le mouvement de l’histoire, limitant leur rôle à celui de porte-parole de l’orthodoxie économique et financière.

Ce qui les conduit à un triple renoncement.

Renoncement économique à la croissance forte et au retour au plein emploi. Renoncement social au pacte républicain, qui cimente la société française depuis deux siècles, au profit d’une régulation abandonnée au seul marché. Renoncement national, enfin, à toute stratégie industrielle, diplomatique et culturelle spécifique au nom de l’alignement sur les politiques des partenaires européens de la France.

Ce triple renoncement s’incarne dans une doctrine refusant toute alternative, voire tout débat, au nom d’une raison économique érigée en dogme. Au « y a qu’à » des années 70 se substitue un « y a pas l’choix » qui enterre la politique au nom d’une prétendue fatalité historique. Ce discours unique se nourrit du rappel incessant des faiblesses et des tares de la Franc e, et s’illustre par des lamentations périodiques sur le conservatisme de ses habitants jugés réfractaires à toute réforme.

Au lieu d’imaginer pour le pays une ambition à la mesure de son histoire et de lui redonner confiance, trop de responsables magnifient périodiquement des modèles - l’Allemagne, l’Angleterre, les Pays-Bas - souvent peu compatibles avec la structure démographique, économique et sociale de la France ... et dont les performances, bien souvent, s’avèrent à l’examen illusoires.

Le projet européen n’apparaît plus comme une alternative aux errements successifs des gouvernants. Même ses partisans les plus enthousiastes n’osent plus le présentiez comme le vecteur de la paix, de la prospérité et de l’emploi. Que l’on croie à l’Europe comme perspective historique, ou que l’on ne juge pas viable un tel projet ne change rien au diagnostic: cette Europe-là se borne à légitimer le discours économique et social « mondialisateur ». Elle en abandonne la gestion à la technocratie d’institutions échappant à tout contrôle démocratique. Qu’il s’agisse de l’Europe ou de la France,; cette « raison résignée » inspire des politiques malthusiennes, aboutissant au dépérissement de l’idée même d’intérêt général. C’est dans cette défaillance qu’il faut chercher les raisons du « blocage » de la société française et de sa « résistance » à l’égard des réformes.

Nous pensons, par conséquent, que nous allons entrer dans une zone de hautes turbulences. Le fragile édifice européen, incapable de rassembler les peuples dans une nouvelle démocratie, risque d’en être secoué. En France, la décomposition politique, dont la progression du Front National est la manifestation politique la plus inquiétante, peut en être mécaniquement accélérée.

Nous devons nous préparer à cette crise. Trop souvent, ceux qui combattent la pensée dominante ont su convaincre par leurs critiques sans pour autant crédibiliser l’autre politique qu’ils appellent de leurs voeux. Trop souvent, les efforts pour penser une alternative sont restés éparpillés ou méconnus.

Nous ne voulons plus nous accommoder de cette « étrange défaite » qu’on inflige à nouveau à la France. Voilà pourquoi nous créons la Fondation Marc-Bloch.

Hommage au courage et à la lucidité de l’homme, elle se veut avant tout instrument de résistance et de regroupement intellectuels. Résister à la pensée unique ou conforme, bien sûr. Mais aussi, rassembler ceux qui, dans le monde de la pensée et dans celui de l’action (partis, syndicats, associations), sont déterminés à élaborer de nouvelles perspectives politiques, économiques, sociales, diplomatiques et culturelles dans le cadre des valeurs de la République et de l’humanisme. En confrontant nos analyses, en faisant progresser, par-delà nos différences, la pensée critique et en la diffusant, nous contribuerons à hâter le sursaut.

La Fondation Marc-Bloch ne peut plus désormais porter ce nom par décision judiciaire mais on peut la contacter au 56-53 rue du rocher F-75008 Paris tél 01 55 30 13 70 - Télécopie 01 55 30 13 13

Parmi les signataires, outre Régis Debray, on relève le nom de personnes qui ont figuré dans les numéros de TOUDI comme par exemple Yves Lacoste (TOUDI annuel n° 6), Pierre-André Taguieff (à de nombreuses reprises) , Emmanuel Todd (n° 7/8 du mensuel).

La revue TOUDI se considère en général comme plus proche des positions postnationales de Jean-Marc Ferry sur l’Europe dont nous pouvons penser qu’elles rencontrent certaines des inquiétudes de la Fondation Bloch, et qu’elles échappent mieux au reproche - même s’il est largement injuste - de « nationalisme » et de « repli »...