Cinq aspects de la culture wallonne, an 2000

Toudi mensuel n°34, décembre 2000

Maximilien Luce : Couillet la nuit

La culture wallonne s'affirme chaque jour même si, comme le dit excellemment Yves de Wasseige, le fédéralisme est vécu aujourd'hui dans un cadre exclusivement «belgique». Même si, comme le faisait remarquer récemment un livre sur les «lettres belges» la culture wallonne ne «prendrait pas». La récente consécration des mines de Spiennes ou de la Cathédrale de Tournai comme sites d'intérêt mondial vient souligner cela. Il y a un vif contraste entre l'interrogation moqueuse et sceptique des élites belges sur la «culture wallonne», assimilée aux folklores et dialectes (ou à la «culture populaire», interprétation abusive de Serge Govaert dans son article du «Monde Diplomatique»), et ses manifestations les plus quotidiennes. Dans l'article qui va suivre, j'ai pris au hasard quelques manifestations récentes. Chacune d'entre elles suffit à prouver l'incompétence du pouvoir culturel, l'inculture des élites belges sur le débat wallon qui angoisse, pour l'avenir, ici, de la simple identité des hommes.

1) Peinture, sculpture et industrie

La Louvière. Musée Ianchelevivi1. Les peintres (ou les sculpteurs) appellent leurs réalisations «études». La peinture - tout le monde le sait - n'est pas simple reproduction. Elle va à l'intérieur des choses qu'elle «étudie». Ici, c'est vraiment étonnant. L'exposition sur le Hainaut industriel fut conçue avec une rare intelligence allant d'Eugène Boch, peignant comme un paysagiste classique, aux étonnantes sculptures de Dewulf qui a gravé dans ce qui semble des blocs de charbon des «fossiles de l'âge industriel» (par exemple des tenailles, des pinces anglaises etc.), humoristiquement étiquetés «fossiles industriels, Région du Centre, 2000 après J-C».

Ce comique bouleverse. Le Hainaut industriel est «rentré» dans l'imaginaire d'artistes de mille tendances. Van Gogh, dont le court passage au Borinage est resté dans les mémoires, même s'il s'enfuit ensuite vers la lumière du Midi, avait encouragé Boch à le peindre («Tout ce que vous ferez va m'intéresser extraordinairement puisque j'aime tellement ce triste pays»).

Maximilien Luce, peintre français et anarchiste (l'anarchisme colle au Hainaut), écrit: «Je trouve ce pays admirable mais quelle tristesse (...) Les environs de Paris au point de vue industriel ne sont rien (...) Quel caractère (...) Quant à la couleur, elle est à peu près absente.» Luce peint les paysages de «l'absolutisme industriel» (P.Vandromme), dans sa grandeur monstrueuse, sans recul. On est assommé par ces peintures et ces photos du 19e siècle comme les ouvriers par leur travail inhumain. Avec Constantin Meunier, les corps se gonflent, l'effort humain se magnifie, mais la peine émerge (prémonition d'une peinture intitulée «Le laminoir abandonné»), ou tel coin du Borinage dans la brume. Il y a plus tard les photos de repérage de Kessels pour le film Misère au Borinage de Storck et Ivens, chef d'oeuvre du documentaire.

Documentaire... On est toujours dans le réalisme. Au milieu du siècle la démarche du groupe «Hainaut Cinq» (Camus, Ransy...) change: «Offrir à nos yeux l'image de la beauté que la terre wallonne peut inspirer». Camus peint L'usine à Montignies en formes géométriques. Recul. Avec Pelletti, en 1990-1995 et Les cheminées Saint Capital la réflexion s'approfondit. Le Hainaut a vu disparaître tant de ses industries qu'elles restent comme les cheminées abstraites de Pelletti plantées au bas d'un terril. Une autre peinture de Camus sont des fumée d'usines devenant rondes et dures comme des gaillettes (charbon): la Terre envahit le Ciel. L'homme du Hainaut est coincé entre une Terre infernale capable de «contaminer» le Ciel.

Tout est bloqué? Comme si le Hainaut ne pouvait s'échapper de son aventure industrielle horrible et fabuleuse? Les photos de Detraux lors de la catastrophe de Marcinelle montrent des Italiennes très belles et d'autant plus qu'elles sont entre la Douleur qui nie le corps et le Désir qui le gonfle, par l'inquiétude. Comme ces jeunes femmes ravagées attirent! Il faut le dire sans nier leur peine. Camus peint aussi dans les années 60 un tableau illustrant le poème de Wauthier:

Un pays de pluie/ et de claires noirceurs/ d'horizons pourpres/ de rivières saignantes/ sous un ciel plein de bruits sans abeille/ Un pays docile/ et triste/ qui s'invente un nom de fumées/ Est-ce bien là que tu es né, cercueil du roi Charles/ À demi enseveli sous la coupole du ciel noir?

Tristesse? Un couple des années 50 (photo d'Anthoine) rayonne de désir sur la pente d'un terril avec en bas tout le Pays noir. Un «noir» qui, ici aussi, est une couleur. On aurait voulu parler des mille autres yeux qui ont scruté cette Terre, y compris le terrible et désenchanté Poliart qui signe un tableau crispé daté de cette année, au fond d'une morbide désolation. Mais cela est dit, peint, sculpté. Et l'homme de ce Hainaut tragique en sort grandi.

Mais comment restituer pour finir cette peinture au coeur d'une vision englobante, à la fois de notre culture et de sa place dans le monde? Cela va de soi. Sur 1000 km2 a été bâtie ici la deuxième puissance industrielle du monde au 19e siècle: en termes absolus. Elle ne l'est plus mais elle est entrée en nous par tous les pores de notre intelligence et de notre sensibilité. Ces artistes en témoignent. C'est comme si l'aventure n'était pas finie. Sans compter qu'elle a commencé bien avant le 19e et qu'elle relève vraiment de la Wallonie toute entière, avec ses forges exportées en Suède et venues des zones rurales du Luxembourg, du Namurois, du Pays de Liège et du Hainaut. Cette expérience (quantité et qualité) n'appartient qu'à un seul peuple au monde. De la même manière que, par exemple, la Hollande et les Hollandais ont misé et exploré les mers à l'infini. Ici, c'est la Terre qui a été ouverte, fouillée jusqu'au plus profond et jetant à tous vents ses flammes et ses fumées. L'art d'ici ne s'en remet pas. Ce qui s'est fait ne meurt pas mais revit autrement..

2) Le «PASS»2 de Frameries

Carte des terrils de Wallonie

Précisément, sur le site de l'ancien charbonnage du Crachet (à Frameries tout près de Mons), entièrement reconstitué (les installations du sol d'un immense charbonnage produisant alors 150 millions de tonnes par an), on a voulu faire oeuvre de mémoire. Une mémoire qui n'est nullement fermée à l'avenir mais qui (nous le déplorerons plus loin), a affaire à un passé si lourd que certains pans en sont voilés...

Lorsque l'on entre, on tombe sur l'exposition principale qui est la reconstitution de l'histoire du Borinage (et, par delà, de toute la Wallonie): présence précoce d'une activité industrielle, grèves dès avant 1830, luttes longues et dures pour la Justice sociale, impossibilité, dès 1850, pour la population locale, de fournir la main d'oeuvre, arrivée des Flamands puis, entre les deux guerres, d'immigrations multiples - polonaises, tchèques, yougoslaves, italiennes, espagnoles etc. - et, après la guerre les Italiens en grand nombre, venus de loin, ignorants l'enfer qui les attendait et que les gens sur place ne pouvaient plus que refuser.

Il faut lire Constant Malva - injustement absent de cette exposition -, pour le comprendre. Si Malva est absent, Paul Meyer ne l'est pas avec des séquences sur grand écran de son film Déjà s'envole la fleur maigre (et la fameuse scène où, d'un terril, tout le Borinage est contemplé). Film intitulé aussi Les enfants du Borinage (que l'on voit dévaler la pente des terrils sur des planches servant de traîneaux).

Il y a bien sûr le «châssis à molettes» (vocabulaire du Hainaut), ou «bellfleur» (mot liégeois) que l'on appelle «chevalement» en français officiel, désignant ces superstructures que l'on voit encore de loin en loin en Wallonie. C'est le symbole de la mine avec ses immenses roues destinées à la fois à ramener le charbon et à faire descendre les mineurs. P.Vandromme les appelait «les roues non-solaires du destin», destin tragique. Luc Courtois montre que cette installation signifie le Mal dans la BD wallonne, les mineurs signifiant la Résistance.3

De 1830 à la Première Guerre, trois mille hommes disparurent au fond de cet enfer de la mine tandis que les autres voyaient leurs poumons dévorés par la silicose. Les animations vidéo (émissions très bien faites de la RTBF), permettent de s'en faire une idée avec un témoignage de mineur. Le témoignage de Santocono n'est pas indifférent, notamment avec cette histoire d'un père arrivant à la Louvière dans les pires conditions, ramené en Italie pour y être enterré puis revenant dormir malgré tout son dernier sommeil chez nous en raison de l'intégration de ses proches et de lui-même. Histoire étonnante!

Tout est expliqué du charbonnage et du Borinage: extraction de la houille, grisou, qualités du carbone, origine du charbon, les fêtes au Borinage, les fanfares et les chorales, la croix des enterrements des mineurs sur fond de terril etc. Il est possible certains jours de visiter le terril proche. D'autres expositions sont visibles sur ce site immense et des animations à l'infini pour les enfants. Il s'agit là de quelque chose de grandiose, orienté vers le passé (un passé avec lequel nous vivrons des siècles), mais aussi vers l'avenir avec des initiations aux sciences, à Internet...

Mais il faut regretter que l'on présente le Borinage dans son insularité sans peut-être faire les liens avec les autres sites wallons. Ne serait-ce que, par exemple, l'origine wallonne du mot français «grisou». On ne va quand même pas discuter parce que l'on serait dans le domaine picard! - dit «picard», car, petit Borain, on me disait, à moi, que c'était du wallon! Certains événements historiques sont ignorés comme ceux de 1950 mais non ceux de 1932. La catastrophe de Marcinelle, le témoignage de Santocono sembleraient finalement faire croire que seuls les Italiens ont souffert sur cette terre ingrate (alors que des milliers de gens sont morts ici avant leur arrivée). Même si nous avons une dette envers les Italiens, cela ne devrait pas être mis à l'arrière-plan. Curieux Wallons qui acceptent que des Italiens se nomment tels mais se le refusent. Il est vrai que dans tout le matériel filmé on entr'aperçoit des scènes des grèves de 1960, mais les événements de 1950 sont tus, étrangement, alors que Léopold III a été rejeté ici plus radicalement qu'ailleurs. Le Borinage se hérissa de barricades surmontées de coqs wallons et la grand-place de Mons fut noyée dans le son d'une grandiose Marseillaise... Il ne faut pas nier notre passé en n'en montrant que les aspects acceptables pour les Belgicains, soit en en gommant les aspérités wallonnes et ouvrières de combat et de lutte.

En montant par l'ascenseur panoramique, on découvre une vue de tout le Borinage absolument unique avec des viseurs qui donnent le Doudou du côté de Mons et l'hymne national de Frameries du côté de Frameries. Sur l'une des roues «non-solaires «, lors de notre visite en juillet, nous avions découvert une chorégraphe parisienne cherchant l'inspiration de son prochain ballet accrochée au «plafond» du chevalement, se dandinant avec une corde d'alpiniste.

3) Les Wallons à l'étranger, hier et aujourd'hui

«Deuxième puissance industrielle du monde», la Wallonie a fatalement rayonné sur ce monde. Emmanuel Todd dit justement que toute nation (grande ou petite) acquiert une place dans le monde et vit aussi de cette place qu'elle y occupe. Ne retenons ici pour l'illustrer que les «petites» nations: Hollande et son défi lancé sans cesse à la Mer qui fait d'elle depuis des siècles l'une des plus grandes nations commerçantes, Catalogne, pont entre l'Orient et l'Occident dans la Méditerranée, Israël, prophète du monothéisme, Islande énorme et fabuleuse caverne d'Ali Baba littéraire, Portugal découvreur de la Planète et père du Brésil qui domine dans sa langue l'un des cinq continents. Les Wallons sont «au premier rang pour l'industrie». Cela reste vrai. C'est par là qu'ils ont marqué l'histoire. Il n'y a d'ascenseurs de Strépy ou de «Grand Hornu» que chez eux. La grève générale, leur fut un moyen de gouvernement «du peuple par le peuple». On peut toujours rire de l'hymne wallon, mais c'est surtout le gouvernement de la Wallonie qui renie qu'il vienne de là qui est risible.

L'Institut Destrée, sollicité par l'Agence wallonne d'exportation (bon, dans certains cas, le passé wallon peut servir, dans d'autres on dira qu'il n'existe pas comme il n'existe pas de culture wallonne...), qui souhaitait avoir un livre de référence sur la Wallonie, édite ce volume, histoire qui confirme ce qui précède. L'ouvrage évoque peu ce qui précède les 16e-17e siècles, mais est remarquablement charpenté autour de cette révolution industrielle en Wallonie (fin 17e-début 20e), qui donne une place éminente au pays wallon dans l'Univers.

Statue de Louis de Geer (1587-1652) à Norrköping, Suède

Les pionniers? Des gens comme Curtius au 17e siècle qui vend de la poudre aux belligérants des Pays-Bas (Hollande contre Espagne), qui va en Espagne même y installer la métallurgie. Louis de Geer, protestant, d'abord riche banquier à Amsterdam, en patronne l'émigration en Suède du 17e siècle, pays un peu arriéré. Les Wallons venus de Sambre, Meuse et leurs affluents par dizaines de milliers, y introduisent en raison de leur modernité (expertise, mode de vie hygiénique, sens social, libéralisme), le paradigme du progrès. Repris encore par le Parti social-démocrate suédois du début des années 1930 (où «Wallon» = modernité sociale et économique).

Autre exemple (mais qui est plus que cela), la machine de Marly construite par Renkin Sualem pour Versailles de 1681 à 1684, problème technique, que personne en France, fût-ce pour Louis XIV, ne pouvait résoudre. Sualem avait bâti un système complexe de pompes alimentant le château de Modave à partir de la Meuse et qui élevait l'eau sur 40 mètres. À Versailles, il fallait élever l'eau de la Seine sur 150 mètres et la faire parcourir plus d'un km! Sualem se contenta (si l'on peut dire) de mettre bout à bout le système de Modave et y réussit: toute l'animation hydraulique du parc de Versailles pouvait déployer ses fastes. La machine fut considérée comme une des merveilles du monde.

On croit la chose anecdotique. Mais le savoir-faire de Sualem lui venait d'une région perforée de mines où la question de l'évacuation des eaux était cruciale et fut résolue, c'est le produit d'une civilisation vouée à l'industrie.

Au début de la véritable révolution industrielle (1800-1850), on voit apparaître un Anglais, Cockerill. Arrivé à 12 ans, il apporte aussi les ressources de son pays (l'Angleterre), mais bénéficie de l'expérience autochtone. Il croit le plus à la sidérurgie et l'industrie et il fonde à Seraing une sidérurgie intégrée, la première de l'époque, oeuvre demeurée vivante aujourd'hui. Et qui va rayonner sur le monde entier. La Wallonie, au territoire relativement exigu atteint les sommets dès 1850: les Wallons vont exporter leurs savoir-faire et leurs produits en Espagne, en Allemagne, en France puis vers la Chine, l'Égypte, l'Afrique, la Russie...

Deux éléments jouent pour expliquer les difficultés d'aujourd'hui. 1) Il n'y a pas (Michel Oris), de «nationalisme financier» wallon et on se préoccupe peu d'ancrage national. 2) La Wallonie en expansion au 19e siècle, a, en face d'elle, des pays arriérés et protectionnistes (la France, un peu moins l'Allemagne). Elle va devoir se concentrer sur les produits semi-finis, plus «acceptables» à l'étranger, «spécialisation» qui explique les déboires de la deuxième moitié du XXe siècle. Sadoine crée des chemins de fer en Russie et Chine, Empain en Égypte et en Chine (1800 kilomètres de chemins de fer), Naegelmackers donne l'Orient-Express, Jadot multiplie les entreprises en Afrique et en Chine (à nouveau des chemins de fer), Solvay, Coppée, Gramme, Frankignoul, Mélotte, Casterman, Dupuis diffusent leurs procédés révolutionnaires: soude, transformation du calcaire, verrerie, pieux Franki, matériel agricole, bande dessinée etc. Un jour, Raoul Warocqué reçoit le corps diplomatique chinois en Europe dans sa résidence de Mariemont. Rien que cette image est emblématique d'un rayonnement fabuleux (ambassadeurs de Chine en Europe en rangs d'oignons sur l'escalier de la demeure patricienne).

Et qui se poursuit aujourd'hui (plus modestement) avec Michel Hahn et son usine-leader mondial de fonte de broyage, Albert Frère que l'on ne présente pas, Georges Jacobs dans le domaine des industries médicales avec Jean Stéphenne et son usine Smithkline Beecham de Rixensart qui est leader dans plusieurs vaccins essentiels [nous n'avons pas de sympathie illimitée pour ces cadres ou bourgeois du 19e ou du 20e, mais leur éclat rappelle celui d'un peuple à qui ils doivent tout] . Sans oublier Spa, Carmeuse, Ion Beam Applications, le chocolat Galler, la nouvelle verrerie de Momignies, Precidag (robinetterie), NMC (plastique de protection et d'emballage), les Prix Nobel wallons comme Claude, De Duve, le Père Pire. Les universités que Le Nouvel Observateur classait récemment (pour différentes facultés), parmi les meilleures d'Europe (sciences humaines, droit, médecine, sciences du spectacle, sciences etc.). On s'étonne que malgré cela l'image de la Wallonie soit encore si peu ferme et alors que ce livre néglige à la fois les produits de la culture et de l'agriculture. On pourrait donc faire mieux encore, à la fois dans la présentation des choses et dans les choses elles-mêmes.4

4) Enseigner la Wallonie et l'Europe

Le coeur se serre devant cette richesse culturelle wallonne, le rappel du paradigme «Wallons» en Suède qui pointe la modernité, la dimension planétaire d'une aventure et d'une Histoire et ... son absence - absurde et totale! - dans notre enseignement. Cette absence, la Fondation «P-M et J-F Humblet» (Fondation wallonne) de Louvain-la-neuve, l'a mise en évidence cruellement mais vitalement. Cela n'est pas dommageable que pour la Wallonie en tant que telle dans nos préoccupations quotidiennes. Ce l'est aussi pour l'enseignement et l'Europe que nous avons à vivre.

Enseigner la Wallonie et l'Europe (Fondation wallonne)

Prenons la Wallonie d'abord. Dimitri Belayew a surpris en parlant d'une «géographie wallonne». Rares sont les endroits de la Planète où il y ait encore des paysages naturels. Les paysages, aussi proches qu'ils soient de la nature, sont culturels: champs, rue et implantation des villes, canalisation des cours d'eau etc. D.Belayew a plaidé pour un rapprochement entre historiens et géographes. La géographie, c'est de l'histoire sur l'espace. Allant sur le terrain avec des enfants, il s'aperçoit que ceux-ci «voient» tout de suite les frontières politiques, même en traversant un bois ou des prés: chaque fois que l'on quitte la Wallonie vers le Grand-Duché, la France, la Flandre, la Hollande, l'Allemagne. Un pouvoir politique a marqué en effet l'espace de sa culture. Cela semble aller de soi et pourtant combien de fois n'avons-nous pas entendu que la Wallonie était irrepérable sur la carte, qu'elle était «sans unité historique ni géographique» (le Robert il y a quelques années). C'est vrai que la Wallonie est une terre diverse. Ne serait-ce qu'en allant de Namur à Arlon, le paysage change cinq ou six fois. C'est unique en Europe. Mais d'autre part, l'Ardenne qui est la Wallonie aux trois-quarts, est un plissement hercynien au bas duquel se développent les mines de charbon. Qu'on prenne garde aux 21 mots que je viens d'employer. Ils définissent la Wallonie: «l'Ardenne qui est la Wallonie aux trois-quarts, est un plissement hercynien au bas duquel se développent les mines de charbon». Et, dans ce cadre, notre histoire.

Marcella Colle, inspectrice d'histoire de la Communauté française, déplore que le fédéralisme soit enseigné uniquement négativement, comme une réponse aux «Flamands» et pas comme une manière positive d'assumer ce que nous sommes. Ce qui serait d'autant plus urgent que l'histoire classique de la Belgique est surtout centrée sur la Flandre (pas celle de la langue mais de l'art, de l'histoire et de la politique). Mais, nous le verrons, l'histoire de la Wallonie dérange. Ce n'est pas pour rien qu'il est si difficile de nous faire. Toute notre histoire est celle de souvenirs qui sanctionnent l'air du temps, le néolibéralisme et la Pensée unique...

Prenons, l'enseignement. Gérard Fourez montre l'évolution de l'enseignement de l'Ancien Régime à aujourd'hui, avec les alternances d'enseignement désengagé (par rapport au monde professionnel), puis devenant trop technique, asservi à l'entreprise, puis se dégageant ... Chez nous, l'enseignement est étrange. Marie-Denise Zachary a fait une étude énorme sur les systèmes d'enseignement en Europe (qui sera bientôt publiée dans TOUDI). Il semblerait que les enseignements du type scandinave où les élèves restent longtemps ensemble (tous niveaux confondus, 8 ans, parfois même plus), avec peu - ou même pas - de sélection, pas de cotation dans les premières années, des enseignants au service du bonheur des enfants à l'école... soit le plus équitable, mais, aussi le plus efficace (ce qu'est d'ailleurs l'enseignement flamand par rapport à l'enseignement en Wallonie). M.Georges déplorait aussi que les grands thèmes de la civilisation (littérature, art etc.), soient souvent abordés par les maîtres à partir de manuels français où n'interviennent que par hasard des éléments wallons, si rares qu'on les voit comme des exceptions au néant que nous serions. C'est complètement idiot, mais la Wallonie et sa culture sont traitées le plus souvent ainsi. Les jeunes Wallons sont complexés quand ils doivent rencontrer d'autres peuples, croyant qu'ils n'ont rien à leur dire. La Communauté française de Belgique a accentué cette déculturation meurtrière. Son dernier ministre de l'enseignement secondaire est le digne successeur de tous ceux qui l'ont précédé et demeure absolument sourd et aveugle à cette problématique comme Richard Miller, comme Hervé Hasquin (dans ses cabinets, pas dans ses livres), comme la ministre Françoise Dupuis qui voulut dégrader l'Institut Destrée en lui faisant perdre son statut scientifique! Alors que l'Institut est seul ou presque à réparer les carences du Pouvoir. Celui-ci, incompétent et/ou impuissant, renforce l'inculture des Wallons.

Prenons l'Europe. Le philosophe Jean-Marc Ferry (qui vient de publier La question de l'État européen, Gallimard, Paris 2000), plaide pour une Europe postnationale plutôt que supranationale. La différence, c'est que le postnational ne vise pas à la création d'un État européen qui serait la simple transposition à un niveau plus élevé de ce que sont nos nations et États, mais quelque chose de différent, que l'on n'a jamais vu: un grand ensemble de nations réunies volontairement. Mais ni seulement juridiquement (il y a une communauté politique et d' «esprit» qui peut se créer), ni sur le modèle des nations existantes (rejet de l'idée de «nation européenne»). D'où l'importance de l'enseignement dans cette perspective qui ouvre, à la fois, à l'identité sociale de sa nation, mais aussi des autres nations. On pourrait dire que Ferry est un modèle d'équilibre entre Monnet - l'Europe se fera automatiquement - et de Chevènement - pas question de toucher à l'indépendance de la France. Synthèse riche, équilibrée, ouverte. Mais sur le terrain André Elleboudt, coordinateur de la cellule «Europe» du Secrétariat Général de l'Enseignement Catholique doit déplorer que les élèves sont indifférents à l'Europe. Quant à la Wallonie, nous dit-il, elle n'est pas indifférente aux élèves, elle est complètement absente. On voudrait citer d'autres intervenants sur notre système scolaire, sur l'Europe vue du Québec, sur la géopolitique wallonne, sur l'enseignement du wallon. Le témoignage de cette institutrice maternelle... Vaste effort qui ratisse (dans le meilleur sens du terme) de la maternelle à l'université, de la Wallonie au monde. Mais pour souligner les béances. Qui vont s'élargir et durer. Les gouvernements actuels, wallon et communautaire, que vont-ils faire? «Rien, évidemment»?5

5) La semaine de Liège sur 1950

C'est un effort considérable de «remémoration» (pour reprendre le mot de Philippe Raxhon) auquel se sont livrés les participants à la semaine de Liège (du 16 au 25 novembre) à propos des événements de 1950. On retiendra l'exposition Noss'Julien organisée par l'Institut d'Histoire Ouvrière Économique et Sociale, la réalisation d'un film Le crime de Seraing de Giani Canova (présenté le 24 août à Seraing et le 23 novembre à Liège), le «carrefour républicain» au Centre Poly-Culturel Résistances à Liège, le colloque Quelle monarchie? Les événements de 1950, qui s'est déroulé à la Maison des Syndicats de nouveau à Liège.

Question royale : manifestation à Liège

C'est sans doute ce colloque qui a été le plus impressionnant, regroupant, après une mise en perspective historique de Philippe Raxhon divers témoins ou contemporains des événements.

Philippe Raxhon a retracé le cadre des événements depuis les débuts de l' «affaire royale» avec la capitulation du 28 mai 1940 jusqu'à l'effacement de Léopold III le 1er août 1950, mais aussi l'assassinat de Julien Lahaut qu'on pourrait considérer, pense Philippe Raxhon, comme la victime du consensus entre la gauche et la droite modérées sur la substitution de Baudouin Ier à Léopold III (pas en termes de causalité mais en termes symboliques). Un consensus? Mais, il y a peut-être 300.000 personnes à l'enterrement de Lahaut (150.000 selon la gendarmerie), soit autant qu'à la fameuse «marche blanche» et alors que, ici, les participants ont eu quelque peine à se rendre à une cérémonie auquel le roi ne conviait pas...

Ce qui frappe aussi c'est l'émotion qui saisit un Gilbert Mottard (ancien bourgmestre de Grâce-Berleur), ce 18 novembre en abîme avec celle de G.Pâque le 30 juillet du 50e anniversaire. Ces hommes habitués à parler sont rendus momentanément muets par l'émotion lorsqu'il s'agit d'évoquer les morts du petit village: «C'était payer très cher le fait que nous avions raison», souligne Gilbert Mottard. Il y a quelque chose qui frappe dans cette émotion. On sent bien que l'insurrection populaire en Wallonie de 1950 s'inscrit dans le droit fil de la manifestation de Liège contre Degrelle (au nez et à la barbe des Allemands), de janvier 41, puis de la Résistance. Sauf que, en juillet 50, ce sont des gendarmes belges qui remplacent les Allemands et peuvent tuer, ce qu'ils feront. Il n'est pas exagéré de le dire lorsque l'on prend connaissance du récit des événements tel qu'il est tiré (en fait) du rapport du juge d'instruction (nous en avions publié l'essentiel dans les deux premiers numéros de TOUDI mensuel).

Au colloque, on a douté de l'effacement de cette fusillade voulue par la magistrature. À nouveau, le texte de l'historien Thierry Goossens, paru dans les n°1 et 2 de TOUDI mensuel est décisif: la magistrature a menti. Comme la police a saboté sa propre enquête sur Lahaut.

Jacques Yerna n'a vécu que les premiers temps de l'insurrection. Il témoigne comme un «Fabrice» qu'il était à l'époque, transportant avec son équipe de saboteurs les explosifs pour faire sauter les lignes de chemin de fer et les centrales électriques. Il exprime la radicale contradiction entre le roi et la Wallonie ouvrière, une de ces contradictions qui aurait pu mener à la République même si celle-ci ne fut exigée que tardivement par les communistes à la veille des élections législatives de juin 1950 (qui virent la victoire du PSC-CVP conquérant la majorité absolue dans les deux Chambres). Marcel Deprez ajoute son témoignage de résistant et nous ne nous étendrons pas sur ce qu'il dit puisqu'il nous a promis d'écrire sur cette question essentielle: pourquoi, alors que les historiens ne l'ont réellement établi qu'il y a quelques années, dans la classe ouvrière mais aussi dans une partie de la bourgeoisie, tant de gens furent-ils convaincus, dès 1944-1945, que Léopold III n'était qu'un collabo. parmi d'autres? Sur quelles bases, les insurgés de 1950 ont-ils établi leurs convictions et risqué celle-ci bien plus gravement qu'un historien se décidant à publier? À cette question Philippe Raxhon ne répond pas de manière convaincante mais observe, non sans raisons, qu'il y a plusieurs formes de «collaboration».

La question a été posée, notamment par Michel Baiwir, de savoir si 1950 était ou non une victoire. La majorité des participants s'insurgent contre l'idée que cela aurait été un échec (en raison du fait que la Dynastie se prolonge etc.): en juillet 1950, les réactionnaires sont vraiment battus. Toutes les idées autoritaires auxquelles ni eux ni Léopold III n'ont renoncé sont définitivement enterrées. Il aura donc fallu cinq années en Belgique pour que la victoire des démocraties contre la barbarie fût complète.

La tentative de gouvernement wallon est évoquée avec une précision mathématique par André Schreurs (dont j'ai recueilli le témoignage pour l'article Gouvernement wallon dans l' Encyclopédie du mouvement wallon et son Tome II dont la parution est imminente. Ce témoignage entre autres, bouleverse. Les participants au colloque de ce 18 novembre 2000 s'aperçoivent finalement que l'on est là à discuter d'événements sur lesquels il n'y a jamais eu de débat public en Wallonie (sauf avec la retransmission de l'émission De Nieuwe Orde de l'ex-BRT, actuellement VRT). Marcel Levaux évoque son parcours du patriotisme au PC - étrange que les communistes aient été les plus authentiques patriotes sauf si l'on se rappelle le mot de Péguy sur les «gueux» qui sont seuls à défendre les Cités livrées par les riches («qui n'ont que des biens temporels à perdre, alors que les gueux ont à perdre ce bien: l'amour de la patrie»). Hubert Radermacher évoque son 1950 vécu comme «léopoldiste», lui le fils d'une famille communiste, accueilli près de Bastogne, pendant la guerre par une famille d'adoption durant le temps de guerre, famille aimante qui le convertira au catholicisme. Étrange mais en même temps pas tellement... Jules Pirlot qui présidait les débats a évoqué l'opposition des catholiques dont notre amie Micheline Libon parle si bien dans Les catholiques et la question royale (in Les faces cachées de la monarchie belge).

Tous ceux qui ont oeuvré à cette semaine de remémoration - sans précédent! - des événements de 1950, se retrouveront bientôt pour en faire le bilan. Marcel Deprez invoquait l'idée d'une sorte de centre de réflexion permanent au niveau wallon. On y souscrit. Si la Wallonie a chassé Léopold III, la Dynastie a réussi à chasser la Wallonie de la mémoire belge, certes autour et alentour de juillet 50 mais aussi au-delà.

Pont de Wandre (1989)

Dans cette «revue culturelle» de l'année qui part du Hainaut industriel en passant par divers expositions et colloques, un fait s'impose: la censure. Les Wallons sont censurés. Censurés dans leur histoire qui dérange encore. Censurés dans leur culture qui n'intéresse que modérément les tenants de forces à nouveau conservatrices qui semblent d'abord soucieuses de progrès seulement économiques.

Personne ne regrettera ces progrès dans une Wallonie qui a trop souffert et injustement. Mais une Wallonie prospère économiquement, sans le «supplément d'âme» de sa culture et de sa mémoire, n'en vaudrait pas la peine. La Wallonie est une nation qui compte dans l'histoire du monde. Les différents pouvoirs qui la couvrent aujourd'hui s'en révèlent parfaitement indignes, quelles que soient leurs réussites.

Un immense effort à la fois de mémoire, de création, de diffusion est à accomplir. Le Ministre de la Culture Richard Miller nous semble - il n'est pas pire que d'autres - surtout préoccupé de défense de la langue française. Comme si celle-ci était notre seule ouverture sur le monde... La Wallonie est plus importante qu'une langue, qu'elle soit française ou wallonne. La Wallonie, c'est un peuple. Pour les pouvoirs qui le concernent (Région et Communauté), tout se passe comme si ce peuple était à écraser et nier. Exagération? Mais dans la partie hennuyère de mon parcours ci-dessus, il y a (sans compter toute la Ville de Mons), plusieurs sites uniques au monde (et je ne prends pas en compte le surréalisme par exemple), dont deux sont déjà reconnus «patrimoine mondial». Allez dans ce pourtour de Mons, vous ne les trouverez peut-être pas: le simple fléchage est en-dessous de tout.

Alors, quand il s'agit de célébrer et transmettre, là...


  1. 1. L'exposition a eu lieu sous le titre Visions du Hainaut industriel d'Eugène Boch à la photographie, du 1/10 au 17/12 2000 au Musée Ianchelevici et on peut se procurer là un magnifique catalogue. Tél 064/ 25 28 30.
  2. 2. «PASS» est la contraction de «parc d'aventures scientifiques». Sur toutes les animations prévues pour les enfants, on peut contacter un n° d'information 070 / 22 22 52 et un site Internet www. pass. be. Les éditions du Cerisier ont publié Rue des Italiens (1986) et Dindra (1998) de Girolamo Santocono. Le premier livre eut un succès immense du fait de sa profondeur pathétique
  3. 3. Voir TOUDI n°25-26
  4. 4. Les Wallons à l'étranger..., Institut Destrée, Namur, 2000, ouvrage coordonné par Jean-François Potelle avec, notamment, Michel Oris (Ulg), Philippe Destatte (IJD), JJ Heirwegh (ULB), Michel Dorban (UCL), Philippe Suinen (AWEX), Alain Lesage (UWE) etc.
  5. 5. Les Actes seront publiés au printemps/été 2001. Rens. Luc Courtois, Fond.wall., Verte Voie 20 à 1348 Louvain-la-Neuve,Tél./fax:010/45.51.22,ou: mdzachary@swing.be. «Rien évidemment» est la réponse à la question «Qu'allez-vous faire?» posée à C.Cheysson ministre des affaires étrangères de Mitterand après le coup d'État polonais de 1981.