1950 - 2000 : 50 ans de démocratie économique ?

Toudi mensuel n°32-33, novembre 2000

1.Le fruit d'une union nationale née sous l'occupation

C'est entre le 25 février et le 6 mars 1950 qu'ont eu lieu les premières élections sociales aux Conseils d'entreprise. Avec déjà une dérogation à la Loi du 20 septembre 1948, via un Arrêté du Régent en date du 23 novembre 1949 qui élève les seuils d'obligation d'élections à 200 travailleurs au lieu des 50 initialement prévus. Jamais d'ailleurs ce chiffre de 50 ne sera respecté : ainsi, en ce mois de mai 2000, qui voit donc le siècle d'existence des Conseils d'Entreprise, on en était à 100.

Quatre années plus tôt, soit en 1954, vont se dérouler les premières élections aux Comités de Sécurité et d'Hygiène devenus, en 1996, les Comités pour la Prévention et la Protection au Travail alors que, quelques années plus tôt, en 1947, avaient été reconnues les délégations syndicales modulées en fonction du nombre de travailleurs. Les P.M.E., aujourd'hui, y échappent toujours.

Il faudra attendre la Loi du 21 janvier 1975 pour voir l'obligation de créer des Conseils d'entreprise étendue aux entreprises à finalité non économique comme, par exemple, les cliniques et les écoles libres.

Tous ces acquis, concrétisés dans les années qui ont suivi l'après-guerre 40-45, relèvent d'une longue gestation, conséquence directe des luttes ouvrières du 19ème siècle. Ainsi, après les grèves de 1886, des Conseils d'Industrie et du Travail sont-ils instaurés. Ceux-ci sont élus par les patrons et les travailleurs, ces derniers se présentant sur base individuelle et non, comme actuellement, sur des listes syndicales. Aujourd'hui encore, et singulièrement d'une manière plus accentuée encore depuis la Marche Blanche, il est des voix réclamant ce type d'éligibilité.

Jusqu'en 1914, cette forme de concertation est purement formelle sans que ne s'améliorent vraiment les conditions de travail dans les entreprises.

La Révolution russe, en 1917, qui a instauré les Conseils ouvriers, les Conseils d'usine en Autriche (en 1920) abolis d'ailleurs dès l'accession au pouvoir des Nazis, et ceux créés en Tchécoslovaquie dès 1921 constituent autant de pistes potentielles pour le Mouvement Ouvrier .

En 1920, la Commission syndicale du Parti Ouvrier Belge se donne comme objectif la constitution de conseils d'entreprise. L'année suivante, elle exprime sa volonté de la voie prolétarienne d'imposer le contrôle syndical des industries qui doit aboutir à la socialisation de tous les moyens de production.

On est évidemment aujourd'hui loin du compte : le contrôle syndical s'effiloche un peu plus chaque jour face à la mondialisation et plus personne, dans un contexte d'économie de marché, n'ose encore rêver à cette socialisation. Le Parti Socialiste lui-même a intégré le néolibéralisme comme facteur de développement économique et social à encadrer par des législations à caractère social.

Les organisations syndicales majoritaires F.G.T.B et C.S.C. ont, entre-temps, élaboré peu à peu leurs stratégies respectives et antinomiques même si, de manière circonstanciée, elles parviennent à constituer un Front commun face au Patronat et au pouvoir politique devenu, peu à peu, au cours des années d'austérité, un troisième partenaire aux négociations intersectorielles.

En quoi ces stratégies sont-elles, fondamentalement, antinomiques ?

Denis CAUDRON, dans un article intitulé L'alternative syndicale...dans un certain sens (Libres dans le Libre. Publication du S.E.L./S.E.T.C.a. Mai 2000) l'explique fort bien :

«L'une (à la C.S.C.), dans une certaine optique personnaliste, situe d'avantage la question sociale au niveau des relations intersubjectives, se réfère essentiellement au thème de la participation des travailleurs à l'oeuvre commune dans une perspective interclassiste et prône, parfois dans les textes, souvent dans l'action, l'idéal de la cogestion ou encore insiste selon une modalité plus douce sur la nécessité d'un syndicalisme de participation.

L'autre tendance, quant à elle (à la F.G.T.B.), en référence à une approche matérialiste, analysant la constitution et le fonctionnement de la société en termes de lutte des classes, refuse de considérer une communauté d'intérêt entre employeurs et employés, privilégie le thème du contrôle et assigne clairement à l'organisation syndicale un rôle de contre-pouvoir.»

Les choses ne sont, bien évidemment, ni aussi claires, ni aussi tranchées dans l'action. Ainsi, par exemple, au niveau de l'Enseignement officiel, la C.G.S.P. prône-t-elle ouvertement une communauté d'intérêt entre enseignants et employeurs. Elle est même présente dans certains conseils d'administration, s'inscrivant de la sorte dans une logique participative. Mais bien que ces deux courants soient présents dans les deux organisations, le premier est majoritaire à la C.S.C., le second à la F.G.T.B.

Revenons, toutefois, aux années 40-45 où vont réellement se concrétiser, dans la clandestinité, les aspirations des travailleurs à une démocratie économique.

Les organisations syndicales existantes sont interdites et remplacées par l'Union des travailleurs manuels et intellectuels (U.T.M.I.), pour satisfaire aux exigences de l'occupant de disposer d'une organisation unique corporatiste. L'activité syndicale clandestine va s'organiser très vite, principalement autour d'André RENARD et des Comités de lutte syndicale (C.L.S.) d'obédience communiste. Le Mouvement Syndical Unifié (M.S.U.) d'André RENARD publie en 1944 une charte qui constituera le fondement des compétences attribuées aux Conseils d'Entreprise plus tard. Ainsi y prévoit-on le contrôle de l'embauche et du débauchage devenu dans la Loi de 1948 la faculté d'examiner les critères généraux à suivre en cas de licenciement et d'embauchage des travailleurs (article 15 e). Ainsi le contrôle de l'application des lois sociales et des conventions collectives se retrouve-t-il sous la forme suivante : veiller à la stricte application de la législation industrielle et sociale de protection des travailleurs (idem, d). La même charte définit le contrôle comme le droit de régler paritairement, avec les représentants de la direction, des questions comme les salaires, l'organisation du travail, la désignation du personnel de maîtrise. Dans ce même article 15, au point f, on retrouvera le même objectif : veiller à l'application des dispositions générales intéressant l'entreprise, tant dans l'ordre social qu'au sujet de la fixation des critères relatifs aux différents degrés de qualifications professionnelles. Quand on sait que l'article 16 stipule que les délégués de l'employeur ne peuvent être en nombre supérieur à celui des délégués du personnel, on comprendra que déjà à la fin de la seconde guerre mondiale étaient en place les fondations de ce qu'on appellera jusqu'à aujourd'hui la concertation sociale à la belge.

Les compétences des futurs Conseils d'Entreprise ont fait, durant l'occupation et alors que la victoire des Alliés ne faisait plus aucun doute, l'objet d'un accord entre le mouvement syndical illégal (futures F.G.T.B. et C.S.C.) et les organisations patronales (Comité Central de l'Industrie qui deviendra la F.I.B., puis la F.E.B.). La crainte est grande, chez ces dernières, de voir s'installer un nouvel ordre politique et économique inspiré par des considérations marxistes : le Mouvement Ouvrier clandestin s'est armé dans la Résistance, les Russes ont quasi annexé la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l'Albanie, ... Elles n'ont pas d'autre choix que de faire des concessions, sur lesquelles d'ailleurs elles n'auront de cesse de revenir au fil des années.

Dans un premier temps, et ce n'est pas anodin, la F.G.T.B. s'opposera à l'accord social daté du 20 avril 1944, celui-ci proclamant implicitement le capitalisme comme un fait accompli. Cet accord, pourtant, sera repris quasi mot pour mot dans la Convention Collective de Travail (C.C.T.) n° 5 du 24 mai 1971. Ainsi, par exemple, les travailleurs respectent l'autorité légitime des chefs d'entreprise et mettent leur honneur à exercer consciencieusement leur travail est-il devenu , à l'article 2 de la dite convention : les travailleurs reconnaissent la nécessité d'une autorité légitime des chefs d'entreprise et mettent leur honneur à exécuter consciencieusement leur travail. Ou encore, les employeurs respectent la dignité des travailleurs et mettent leur honneur à les traiter avec justice (et) s'engagent à ne porter, directement ou indirectement, aucune entrave à leur liberté d'association ni au développement de leurs organisations qui se retrouve tel quel dans la convention.

Dès 1950, au cours de la première campagne électorale, les employeurs reviennent sur leur promesse de ne porter aucune entrave à la liberté d'association des travailleurs : ils licencient à tour de bras les candidats aux Conseils d'Entreprise. La Loi de 48 ne prévoyait, en effet, la protection que des seuls élus. Il fallut une Loi, votée le 18/04/50, donc postérieure aux élections, et avec effet rétroactif, pour les obliger à réintégrer ces travailleurs. Ils avaient obtenu, entre-temps, que le seuil de50 travailleurs pour l'obligation d'une élection soit porté à 200.

La F.G.T.B. recueille 61,42 % des suffrages, la C.S.C. 36,41 % et la C.G.S.L.B. 2,15%. Si cette dernière restera largement minoritaire jusqu'à nos jours, le rapport de force entre les deux premières s'est, quant à lui, inversé au fil du temps. Ce bouleversement dans le paysage syndical sera directement proportionnel à l'affaissement progressif des grands bassins industriels wallons et au développement de bassins industriels flamands. Parallèlement s'installe une culture d'entreprise qui fait la part plus belle à l'implication directe du travailleur devenu un collaborateur plutôt qu'un employé tandis que s'amenuise le concept de contrôle ouvrier pour celui de la participation du travailleur à l'oeuvre commune qu'est devenue l'entreprise.

2. Le piège du mythe de relations sociales non conflictuelles

Très vite, les organisations syndicales vont se rendre compte des limites inhérentes à cette forme de démocratie que sont les Conseils d'Entreprise. Ainsi, dans un des rapports préparatoires au Congrès extraordinaire de la F.G.T.B., on peut lire ceci : en fait, l'expérience de ces 20 dernières années a montré que la Loi du 20/09/48 n'était pas de nature à instaurer la démocratie économique mais qu'elle pouvait aider à poser quelques jalons dans cette voie. Les auteurs de ce rapport stigmatisent d'ailleurs les attitudes prises, consciemment ou non, par les militants syndicaux à l'égard de la participation des travailleurs à l'entreprise.

Si le rapport souligne, comme aspects positifs, le tête-à-tête mensuel entre le patron et les représentants des travailleurs et le fait que le Conseil d'Entreprise est un frein au paternalisme dans les oeuvres sociales (il a pouvoir de décision en cette matière) ou qu'existe une réelle protection des délégués, il n'en souligne pas moins la position ambiguë des délégués ballottés entre une logique syndicale contestant à la fois la gestion, les modes de gouvernement des hommes et l'administration des choses, la répartition des revenus et l'organisation du pouvoir et la logique légale (où) ils sont les représentants de l'ensemble du personnel, dégagés de l'esprit revendicatif, et situant leur action dans l'optique du conseiller, du collaborateur, du gérant. Le rapport conclut d'ailleurs par ces mots très durs : cette croyance irréaliste en une représentation des travailleurs de type non conflictuelle est une cause essentielle de l'insuccès.

Cette ambiguïté, cet antagonisme parfois, seront mieux vécus par la C.S.C., en raison précisément de sa stratégie telle que définie ci-dessus. La C.S.C., d'ailleurs, en 1974, exprimera son souhait de voir les Conseils d'Entreprise se muer en Conseils des travailleurs, ceux-ci devant être appelés, via un conseil de surveillance de l'entreprise, à participer aux décisions. Leurs relais politiques vont chercher à légiférer dans ce sens-là. La F.G.T.B. et le Parti Socialiste s'y opposeront si bien que la tentative échouera.

Quelques années plus tard, la majorité libérale-chrétienne va, via la Loi de redressement du 22/01/85, s'attaquer durement aux Conseils d'Entreprise: suppression des élections sociales dans les Conseils d'Entreprise tombés sous les 100 travailleurs avec reprise des compétences par les délégués C.S.H.E. Cette suppression avait pour objectif et effet de diminuer le nombre de travailleurs protégés. Mieux encore : alors que, jusque là, seules les organisations syndicales ont le droit de présenter des candidats aux élections sociales, on autorise, pour les cadres, des listes «maison». L'attrait pour les listes «maison» n'a jamais réellement diminué. Ainsi, dans l'Enseignement libre subventionné, alors que les Commissions paritaires compétentes créent de toutes pièces des mini-Conseils d'Entreprise dans les écoles trop petites pour en avoir (les Instances de Concertation Locale), et qu'un Arrêté du Gouvernement de la Communauté française rend ces dernières obligatoires, un lobby d'employeurs et de directions menace un moment d'aller en Cour d'a