Hymne d'amour aux cantons germanophones (Guy Denis "Les rédimés")
«Je suis entré au collège par une douce soirée de septembre. Ma mère serre mon bras lorsque nous pénétrons dans le parloir qui ressemble à une abside. Des jeunes gens pâles, des prêtres souriants, des dames en manteau sombre stationnent sous un plafond de voûtes romanes qu'éclaire un néon.»
Un roman qui commence comme cela, on sait qu'il passionnera. Celui-ci, le plus abouti de Guy Denis, Les rédimés, est celui des années les plus pleines, celles de l'adolescence:
«Nous étions prisonniers de ce tourbillon moyenâgeux, péché et foi, en 1955, au moment où le monde s'éveillait à l'atome, à l'espace, à la télévision, quand s'inauguraient les premiers salons de l'Auto à Bruxelles... ironie!»
Dans ce collège des années 50 les rêves féminins s'emmagasinent dans le coeur et le corps de jeunes garçons assoiffés de vivre. On ne sait ce qui est fantasme ou réalité: rencontres sexuelles, amour rêvé, amour vécu? Il y a dans ce livre l'histoire déchirante d'un suicide d'adolescent, la fixation très pure et très saine d'un jeune homme sur une mère vraiment «mère» qui dialogue avec son fils sur la recherche de l'âme-soeur:
« - N'envie pas les autres, mon petit. Toi aussi, tu connaîtras l'amour. Patiente, patiente...
Elle me caresse la joue comme autrefois.
Combien d'hivers encore, mère, mère? Combien? «
Ce que fut la Belgique dans le tumulte du monde et à partir des études «classiques» d'alors est admirablement dit:
«Néron incendiant Rome est-il plus criminel que Guy Mollet envoyant des milliers de conscrits au casse-pipe algérien? Les Numides n'annoncent-ils pas les maquis du FLN? Dans ce tumulte, la Belgique fait exception: havre de paix ou de médiocrité? Près du feu crépitant du monde, ce morceau de terre colorié en jaune, noir et rouge, commandé par un jeune roi à lunettes, protégé par le Sacré-Coeur, où quelques politiciens ventrus et chauves éructent des bribes de flamand et de mauvais français, ce pays-là est pareil à un rouleau d'épines, allant au hasard, sans passé ni avenir, poussé par le vent de l'Histoire, échappant toujours aux incendies de la brousse...»
Une amitié profonde se noue entre un jeune Wallon et un garçon venu des cantons germanophones. Le Wallon s'éprend d'amour pour des filles de là-bas, pour ce morceau de terre:
«Tel est ce pays des rédimés, couvert de bois noirs comme des péchés, traversé de sentiers obscurs, bouleversé par des nuages qui se bousculent avec rage au-dessus d'un plateau perdu quelque part, au nord ou à l'est, on ne sait pas très bien, de la Belgique (...) Ce peuple est profond, ainsi qu'un lac tranquille.»
Une tragédie tirera de l'auteur - c'est rare dans la littérature française de Wallonie - un cri d'amour pour l'ami Hermann et son peuple:
«Hermann fils des frontières, à la langue pesante, hésitante, à la bouche pâteuse, à l'accent rugueux mi-latin, mi-germain; Hermann le divisé entre deux langues, entre deux pays, Hermann le mal doué, garçon d'entre-deux, d'un pays non défini; non fini, non terminé, d'un pays de par-là-bas, une terre d'en bas, une terre ballottée, annexée, assimilée, Hermann des pays rédimés! Hermann mi-Wallon, mi-Allemand, ni Belge ni Français, Hermann toujours en procès avec l'occupant, le gouvernant, Hermann perpétuel élève du bien-pensant, du bien-parlant, garçon de la Fagne, fils des Frontières, de la campagne, Hermann, mon frère, salut à tes raconteries, à tes niaiseries, salut à ta folie, à tes magies. Demeure tel que tu es, métis, malappris, malaxé, mal à l'aise, reste entre les deux fadaises afin de rester toi-même, Hermann le Mongol, Hermann le Hun.»
Guy Denis, Les rédimés, B.Gilson, Bruxelles, 1999.