L'abdication symbolique de la société
République n°13, septembre 1993
En Espagne, on est catholique ou on n'est rien (Général Franco)
Voter pour Léopold III, c'est voter pour le Christ (Réflexion entendue en mars 1950)
Contre le cucul, il n'y a pas de refuge (Witold Gombrowicz)
Avril 1991. Dans la cathédrale de Namur, André Léonard ponctue sa cétémonie d'intronisation par la prière suivante :"Merci, Seigneur, de m'avoir choisi pour évêque". Une nomination contestée, imposée par Rome, devient ainsi surnaturelle, mystique. Les chrétiens de Namur-Luxembourg doivent suivre leur évêque, non parce que les procédures ont étérespectées et que sa nomination est légitime, mais parce qu'elle vient directement de Dieu. Toute critique, toute opposition, devient dès lors péché contre Dieu.
Août 1993. Dans la cathédrale de Bruxelles, la première lecture de la cérémonie d'enterrement de Baudouin est extraite du Livre des Rois. Salomon y demande au Seigneur le discernement pour bien gouverner. Dieu répond à sa demande, en lui accordant aussi ce qu'il n' a pas demandé: la fortune et la gloire.
L'occultation
Ces deux événements n'ont à première vue aucun rapport entre eux : l'un relève de la pratique religieuse, tandis que l'autre concerne le sommet de l'Etat. Leur similitude saute cependant aux yeux : il s'agit du même procédé qui consiste à faire découler une autorité terrestre, provisoire, créée en fonction de règles et d'institutions, soit directement de la parole divine ("Tu es Pierre et sur cette Pierre, je bâtirai mon Eglise"), soit d'un don divin (un "charisme" : le discernement, la sagesse). Ce procédé porte un nom : l'occultation. Il a pour but de voiler les causalités effectives qui conduisent à une situation, pour lui substituer une autre explication, apparente, qui sert un dessein précis. Dans les deux exemples cités, il s'agit de rendre insoupçonnable, incontestable la personne revêtue de l'autorité. Dans le cas du roi, ce concept est même traduit en droit puisque le souverain est, de par la Constitution, "inviolable".
Si donc en Belgique, religion et monarchie apparaissent indissolublement liées, c'est peut-être d'abord parce que leurs constructions respectives sont aujourd'hui basées sur le même procédé fondamental : l'occultation. Mais dans quel but?
Sa fonction
A partir du sens même des mots, des signes utilisés au cours du processus d'occultation, il est possible de distinguer un sens général, une fonction sociale. l'occultation a ici pour effet de substituer un fondement absolu, éternel, stable, à une causalité terrestre, contingente, évolutive (un mécanisme institutionnel). Il sert à faire oublier que ce sont les citoyens qui rédigent et et modifient les lois et que toute situation publique, même à la tête de l'Etat, n'est produite que par une loi, c'est-à-dire en définitive par les citoyens et leurs représentants 1. Gommer cet aspect revient à s'assurer l'intangibilité de cette loi, tant que les citoyens seront convaincus que sa racine est en dehors d'eux-mêmes : ils ne se sentiront plus le droit de la modifier.
Le premier objectif de l'occultation est ainsi de "figer", de rendre intangible une loi a priori évolutive : elle permet d'assurer la pérennité de la monarchie en assurant son évidence, c'est-à-dire son impossibilité (on pourrait dire : l'"impensabilité") de sa remise en cause.
L'occultation a cependant une fonction beaucoup plus profonde qu'il s'agit de mettre en lumière. Donnant un sens absolu à une institution contingente, elle apporte ainsi du sens à l'ensemble du corps social, particulièrement dans ses mécanismes de décision politique.
En effet, la démocratie est un système radicalement immanent, laïque, qui écarte toute idée de transcendance et met toutes les idées, même les plus farfelues ou les plus dangereuses, sur le même pied. C'est au débat, à l'échange d'arguments, qu'il revient d'opérer une distinction entre les idées émises. Finalement, les citoyens se prononcent par vote, et la règle de la majorité fixe la décision valable pour toute la société. Cette fixation est toujours temporaire, valable jusqu'à la prochaine modification, jusqu'au prochain débat (provoqué par sa mise en cause) et au prochain vote.
En ce sens, le système politique démocratique est consubstantiel à l'économie de marché, qui met elle aussi les acteurs économiques égalité 2, laissant la "main invisible" opérer le tri et assurer l'équilibre.
Monarchie et marché
Le système libéral démocratique suppose donc l'absence de toute transcendance et donc de toute hiérarchie entre les idées, les valeurs, les acteurs. Il est fondé sur l'indéterminité. Or cette indéterminité même ne va pas sans faire peur.Ses dangers ont été décrits, par exemple par René Girard, qui voit dans l'indéterminité l'origine de la violence sociale 3. Par ailleurs, le marché ne constitue pas à lui seul un ciment social capable d'assurer l'intégration de la société.
Le problème crucial est cependant la question du sens, évacuée dans le système démocratique. Puisqu'il n'y a plus de sens donné, préétabli, la tentation est grande de recrééer un "veau d'or", une idole àadorer, autour de laquelle la société peut se souder, se reconnaître.
Telle est bien la fonction royale en Belgique, du moins sa partie visible, qui s'est illustrée de faon éclatante à la mort de Baudouin et à la naissance de son mythe. Rappelons àce propos la définition de Castoriadis : "Le mythe est essentiellement une manière par laquelle la société investit avec ses significations le monde et sa propre vie à un monde et une vie qui seraient autrement, de toute évidence, privés de sens." 4 Ainsi, "le roi règne mais ne gouverne pas", sa fonction apparente n'est pas de gouverner mais de donner du sens et, comme dans la lecture de Salomon, "tout le reste lui sera donné par surcroît".
Le "mythe Baudouin" qui s'est développé au mois d'août constitue cependant une rupture d'équilibre dans le "compromis à la belge" : il ne s'agit plus de donner du sens, pour, selon l'expression du professeur Delpérée, mettre de l'huile dans les rouages de l'Etat. Le sens préétabli a aujourd'hui tout envahi, reléguant les procédures démocratiques au rang de vulgaires compromissions terrestres. L'évidence est en train d'écraser tout débat. Ce faisant, on perd de vue que l'indéterminité, avec tous ses dangers, est l'essence de la liberté et qu'il n'est de loi intangible que la loi totalitaire, c'est-à-dire celle qui n'est plus fondée sur l'approbation provisoire des citoyens.
La Libre Belgique ne s'y est pas trompée, qui intitulait triomphalement sa rétrospective de la période du deuil national: "Dix jours qui ont changé la Belgique". Nous sommes bel et bien en train de changer de régime, de quitter insensiblement le système démocratique pour entrer dans l'ère du national-populisme basé sur l'évidence de valeurs indiscutables.
Eglise et monarchie
Et l'Eglise qui tend depuis Jean-Paul II à compenser l'abandon des coeurs par le contrôle social, entend bien ne pas perdre son rôle de "service public de la transcendance" 5 et titrait dans le journal Dimanche du 15 août 1993, sous la photo du nouveau roi Albert II :"Nous espérons tisser avec vous les mêmes liens..." . Pour l'Eglise, la monarchie, et particulièrement la forme que lui a donnée Baudouin, constitue en effet un atout précieux. De même que la monarchie utilise les relais ecclésiastiques pour s'imposer comme une évidence. L'orientation donnée par l'une et par l'autre au système des représentations symboliques liéau pouvoir se détourne franchement aujourd'hui des représentations essentielles de la démocratie. La crise du système libéral-démocratique, qui ne parvient plus à tenir ses promesses (la prospérité pour tous) pourrait bien se résoudre par une sortie du système démocratique. L'unilatéralisme du battage médiatique occasionné par la mort du roi n'en constituerait dès lors qu'une préfiguration.
Si le danger d'une "dérive" se profile aujourd'hui avec une telle acuité, c'est sans doute parce que la démocratie fédérale belge a laissé traîner dans son système institutionnel une scorie de l'âge pré-démocratique, sous la forme d'une instance supérieure, extra-démocratique : la monarchie, dont l'une des fonctions est de donner du sens et décharger ainsi les hommes du fardeau de la liberté.
La question est en définitive de savoir si nous avons besoin de "monarchie comme de pain", ou si nous avons à assumer notre liberté et à faire vivre et évoluer nos institutions démocratiques.
"Je pense que la vraie passion humaine est d'assumer : d'accepter, de prendre sur soi l'indéterminité, le risque, connaissant qu'il n'y a ni protection ni garantie. C'est-à-dire que les protections et garanties existantes sont triviales et ne valent pas la peine d'en parler. Au moment vraiment décisif, il n'y a pas de protection ni de garantie." 6
Le temps est venu pour la République d'entrer dans l'histoire de Wallonie au sens où Camus entendait le mot '"histoire" :"L'effort désespéré des hommes pour donner corps aux plus clairvoyants de leurs rêves." 7
La liberté malgré tout.
- 1. La fonction royale ne fait pas exception, puisque l'ordre de succession est fixé par la Constitution.
- 2. Il s'agit bien sûr ici de l'idéologie du marché.
- 3. René Girard, La violence et le sacré, 1972, réédité dans la collection Hachette-Pluriel, Paris, 1983, 534 p.
- 4. Cornélius Castoriadis, Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe, vol 2, Seuil, Paris, 1985, p. 229.
- 5. Luc Vandendorpe, Eglise, déclin privé, regain public?, TOUDI, n°6, 1992, pages 265-273
- 6. Cornélius Castoriadis, ibidem, p.49.
- 7. Albert Camus, Actuelles, 1950, collection Idées, p. 138.