Deux pièces au Studio-Théâtre de La Louvière

Toudi mensuel n°61, novembre-décembre 2003

Les montagnes demeurent ici (Daniel Pelletti)

Après avoir regardé la nouvelle pièce de Jean Louvet Ma nuit est plus belle que la tienne, nous sommes tombé sur ces quelques lignes de Jacqueline Remy dans L'Express du 20 novembre (cité par La Libre Belgique du 21 novembre) : « [Les nouveaux sorciers du bonheur : soit des gens comme Boris Cyrulnik, David Servan-Schreiber, Mathieu Ricard, le moine Anselm Grün ...] ne poussent pas leurs lecteurs à la révolte. Ils ne les encouragent guère à traquer l'iniquité du monde, ni à battre le fer contre les méchants, ni à partir à l'assaut des étoiles (...) Les nouveaux sorciers du bonheur lancent une triple injonction : tu es unique, tu es responsable de toi, tu dois exprimer ce qu'il y a de meilleur en toi. Au boulot ! À les entendre, nous ne sommes pas irrémédiablement déterminés par nos gènes, nos histoires familiales, nos milieux sociaux. Derrière le refus du sociologique s'affiche un optimisme si ardent - de la pensée magique disent d'aucuns - qu'il est à la lisière du désespoir. Quand Dieu s'est tu, que le « nous » est en crise, il n'y a plus qu'à croire en « je ». Une aventure exaltante, certes - « parce que je le vaux bien » (L'Oréal) - mais une plongée en abîme, dans le miroir. Les Narcisse d'aujourd'hui ont le vertige, parfois, si l'on en juge par la consommation d'antidépresseurs et le taux de suicide. »

Ma nuit est plus profonde que la tienne

Une femme reçoit un homme chez elle et, après le repas, se met à jouer du piano, mais elle joue faux à un moment donné. C'est pour elle (rôle bien maîtrisé par Françoise Dubois) le départ d'une sorte de descente aux enfers du narcissisme que vient souligner la présence d'un accordeur aveugle (personnage joué magnifiquement par Éric Firmani). Elle se rend compte que centrée sur elle-même, elle ne parvient plus à aimer ni même à jouer du piano. L'homme qui veut conquérir cette femme (Emmanuel Loretelli) s'entretient avec l'accordeur aveugle qu'elle a fait appeler espérant qu'il trouve une raison aux fausses notes dans le fait que le piano serait désaccordé :

Lui - L'autre soir pendant qu'elle jouait, un insecte noir a fait quelques tours au-dessus de la lampe, sur le piano. L'insecte est tombé tout à coup par terre.

L'accordeur : Mort ?

Lui - Oui. Sans doute ne voulait-il pas déranger.

L'accordeur : c'est un bruit caractéristique, n'est-ce pas, la chute d'un insecte mort. Je suis devenu très sensible aux insectes qui meurent - sans doute à cause de mon état -, aux pétales qui se détachent, au souffle des vieillards...

Passage caractéristique (aussi !), de la dramaturgie de Louvet que cet accordeur aveugle devenu comme joyeusement sensible aux insectes qui meurent (pour ne pas déranger...).

Un instant, curieusement, la pianiste veut faire croire à l'homme qu'elle a reçu qu'il est en fait son frère, mais qu'il l'ignore à cause d'une histoire embrouillée de séparation et de divorce. L'accordeur est chargé de raconter ce mensonge auquel l'homme croit, ce qui déçoit la pianiste. Puis quand l'accordeur lui fait remarquer que « tendresse, douceur, attention sont de précieux cadeaux qu'offre un frère à sa sœur... », la pianiste lui rétorque qu'elle aimerait mieux l'aimer comme une femme et non comme une sœur. Alors,

L'accordeur - Allons vers ce faux frère lui donner la bonne nouvelle. En chemin nous entendrons les rires des hommes mêlés au vent. Vous me parlerez de leurs visages en peine en joie (...) Vous me parlerez des fleurs sur le rebord de leurs fenêtres, des façades qui sourient comme des visages, des sacrifices des hommes et des femmes, l'argent dépensé, l'argent retenu.

Mais la pianiste n'aime pas ce rappel des hommes, de leurs sacrifices, elle va même jusqu'à se déshabiller pour se débarrasser des regards que les hommes ont déposés sur elle.

L'accordeur [qui se déshabille lui aussi] : C'est ainsi que tu veux les hommes ? sans défense ? Aveugles et sourds ? tandis que toi, reine solitaire devant son miroir, tu retiens dans tes doigts ton prisonnier muet ?

[ELLE L'EMPÊCHE DE CONTINUER À SE DÉSAHBILLER. ELLE VIENT SE BLOTTIR CONTRE LUI.]

Elle : ma nuit est plus profonde que la tienne.

C'est curieux de mettre en scène le narcissisme. Dans le jeu de la pianiste qui s'inquiète tant de son corps [Chaque jour, j'aspire à la victoire de mes sentiments. C'est mon corps qui triomphe, mon âme est morte.], son corps justement en quelque sorte disparaît. Et c'est sans doute le sens de cette phrase « Ma nuit est plus profonde que la tienne. » On dirait qu'à force de se regarder soi, on en devient aveugle. Un peu plus tard dans le spectacle, elle répond à la lettre d'un ami homosexuel qui voudrait avoir un enfant d'elle :

Elle - (...) Cher Philippe (...) Homosexuel, vous l'avez été. Je le sais. Homosexuel, vous n'êtes plus. Je l'apprends. Vous avez, dites-vous, été emporté par la propagande exquise qui nous pousse à aimer le même, rien que le même. Comment un homme peut-il se donner, se livrer à un autre homme sans être convaincu ? Pour votre diabolique projet, vous abusez de votre vieille amie. Qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour attirer à ce point les homosexuels ? Vous voulez donc un enfant de moi. Etre père. L'âge aidant, vous êtes attiré par la paternité ? Non. Pas du tout. Vous voulez un enfant pour l'offrir à votre mère. Soif de descendance ? La généalogie est tremblante en ces temps troublés (...)

Les acteurs tournoient sur la scène pendant que l'on sent à peine qu'au dehors les armes parlent et l'insécurité s'installe - cela est suggéré de manière infime par quelques répliques. À la fin de la pièce, l'accordeur et l'amant danseront avec la pianiste en chantant les notes ratées au piano lors de la soirée fatale. La didascalie ajoute :

ET DANS LEUR VOIX, ON POURRA ENTENDRE UNE JOIE ET UNE DOULEUR INFINIES.

Dans l'Occident fatigué, au loin, le cliquetis des armes ne rassure que la pianiste. Mais pas son amant. Et Les orphelins rôdent autour de l'enceinte. Ils raclent les murs et y tracent des signes mystérieux... Jean Louvet a mis en scène le narcissisme contemporain et, comme d'habitude, il en trouve la formule : « Notre siècle n'arrêtera plus de rembourser le spectateur. » Peut-être parce que, spectateur de lui-même, il sera à jamais mécontent de lui ? L'oeuvre de Louvet imprégnée de postmodernisme, proteste peut-être au nom du Désir.

Le camping du chat perdu

En introduction à l'édition de cette pièce de théâtre, elle aussi visible début novembre à La Louvière, Janine Laruelle écrit le travail de tout cet ensemble :

« Les grèves de soixante terminées, nous étions là, un petit groupe un peu désemparé, un peu perdu dans le vide de l'action passée. Alors autour d'un militant, d'un jeune auteur qui parlait de nous, de nos luttes, l'idée d'un théâtre est venue. Avec Jean Louvet pour guide nous avons fondé le " Théâtre prolétarien " né dans une salle de café si minuscule qu'un acteur dressé sur une table pouvait toucher le plafond. De transhumance en transhumance, nous avons peuplé bien des lieux de nos discussions, de nos rires, de nos trouvailles, de nos fêtes. La troupe a vécu son existence, les acteurs se sont succédé, venus de toutes les couches sociales. Après les spectacles souvent suivis d'un débat, que d'échanges que de rencontres dans tant de lieux divers ! Puis, aujourd'hui nous sommes là, encore, et cette fois une création qui parfois fut collective, a débouché sur un atelier d'écriture où chacun peut fourbir ses armes au contact des autres sans pour autant revivre celui qui depuis le début porte l'esprit de notre troupe, par ses conseils et par ses œuvres. C'est ainsi que dans la foulée, j'ai écrit quelques textes dont les deux derniers sont présentés ici. »

Et notamment Le camping du chat perdu qui met en scène des gens vivant dans un camping en marge d'une ville de moyenne importance. Cette pièce a été montée aussi début novembre. Les spectateurs rient, spontanément, consacrant cette pièce et sa révolte douce, mais parfois fulgurante. Les gens du camping sont menacés d'expulsion et par la sinistrose (« Tout s'en ira par petits bouts, nos carcasses, celles de nos habitations précaires. »). Dans la ville, se tiennent des réunions citoyennes : on veut changer l'image de la région, la rendre attractive pour les investisseurs... Il y a encore des manifestations, mais elles se terminent souvent par « une pluie fine sur une langue de bois ». Puis, même les réunions citoyennes semblent s'essouffler. Les habitants vivent durement :

Victor [Jean Leroy]- Tu as l'air morose aujourd'hui !

Bergeron [Robert Stoupy] - Je reviens d'un enterrement.

Victor - Excuse-moi... de la famille ?

Bergeron - Politiquement oui, c'était un des grèves de 60. Ils s'en vont tous, un peu à la fois.

Les réunions citoyennes marquent le pas. Puis elles reprennent. On parle d'un projet comme « Décrocher la lune », de « rendre au Centre une image dynamique, positive, attentive à l'écoute d'investisseurs potentiels. » (Les rires fusent dans la salle du Studio-Théâtre.) Quant aux réunions citoyennes, il y a du nouveau :

Bergeron - Comment vont les réunions citoyennes.

Canasta [Michel Eggermont] - Oui, justement. On a changé de lieu. Il y a des gens de la commune et trois nouveaux, des spécialistes, pour conduire le groupe.

Victor - Des spécialistes ?

Canasta - Oui, c'est comme un grand jeu. On a des papiers et des feutres de couleur et on répond à des questions bizarres. C'est une méthode de travail. Ils savent ce qu'ils font. Ce sont des spécialistes, des techniciens de la communication.

[Ici la salle toute entière se tord littéralement de rire comme chaque fois aussi qu'il sera question de Décrocher la lune]

Bergeron exhale à un moment donné le rêve fou de bonheur des gens du camping : « Ah ! se sentir chez soi sur la terre ! » puis propose un projet qui consisterait pour le groupe du camping à déménager dans un bâtiment vide avec un hangar où ils pourraient loger, organiser des formations sportives, faire de la petite restauration. Peut-être que les « réunions de citoyens » s'intéresseraient à ce projet.

Voilà comment se termine le spectacle. Convaincant de bout en bout, exempt de tout misérabilisme, mais non pas exempt de coups de couteau dans certaines démarches qui feraient bon marché du pays qui saigne derrière un écran de « papiers et de feutres de couleurs » ou au nom d'une lune à « décrocher ». Ce message passe, implacable et on ne rit pas du balayeur de rues de la pièce, Axe, qui, à la fin, perd son emploi...

Même si, à la fin, un espoir revient.

Citons encore les bonas acteuurs amateurs que sont aussi Anne Devleeshouxwer (dans le rôle de Martha), Franck Livin (Le Commerçant), Dabid Piette (Costa), Valérie Watillon (Isabelle).

La mise en scène est de l'auteure et Jean Louvet, la musique de Christian Leroy, l'affiche du peintre Daniel Pelletti, le décor de Jean Capiau.

Ma nuit est plus profonde que la tienne sera mise en scène prochainement au Théâtre National par Philippe Dussenne.