La crise de l'ultimatum russe aux habitants de Grozny (6-11 décembre 1999)

18 March, 2009

[Grozny est la capitale de la Tchétchénie. L'ultimatum de Grozny a suscité de la part de l'Union européenne une réaction formidable qui a sans doute pris l'initiative comme jamais sur le plan international, introduit une nouvelle dimension dans les relations internationales. TOUDI a toujours étudié la question des autonomies. Pour la Tchétchénie, voici une étude éclairante qui devrait être suivie d'autres analyses...

Rappelons que la Tchtéchénie est cette petite République de la Fédération de Russie, jouxtant notamment la Géorgie et le Daguestan. Elle a une superficie d'un peu plus de 15.000 km2 et 1.100.000 habitants. Ce petit pays a, du fait de sa volonté d'indépendance, été à l'origine de deux guerres meurtrières pour elle-même et l'armée russe : la première de 1994 à 1995, la deuxième de 1999 à 2000. D'importantes troupes russes y ont été engagées, avec des alternances de revers et de succès. La Fédération de Russie a entrepris de tchétchéniser la question et la République connaît présentement une certaine stabilité, mais des conditions de vie économique et sociale pénibles. L'article de Thibaut Naniot étudie un des épisodes de la deuxième guerre de Tchétchénie dans la mesure où celui-ci est éclairant pour ce qui est de la question de la tension entre les principes et les valeurs des droits de l'homme et celui de la souveraineté nationale. D'autant plus éclairant que la Fédération de Russie doit être considérée à bien des égards comme une grande puissance même si cette puissance n'est évidemment plus celle de l'URSS. TOUDI]

Le siège de Grozny par l'armée russe et l'occupation de la ville après sa chute, et surtout l'ultimatum adressé le 6 décembre 1999 à la population, menacée d'anéantissement, ont provoqué une levée de boucliers de la communauté internationale. Le 10 décembre, le sommet des chefs d'États de l'Union européenne à Helsinki menaçait pour la première fois la Russie de sanctions, en particulier la suspension de certains financements. Quelques jours plus tard, Knut Vollebaek, le président en exercice de l'OSCE, de retour de la région, remettait un rapport à une réunion spéciale des ministres des Affaires étrangères du G8. Ceux-ci demandaient un cessez-le-feu immédiat et permanent dans toute la Tchétchénie1. Face à ces pressions diplomatiques, Moscou levait son ultimatum, mais pas le siège de Grozny, qui tombera finalement début février 2000. Quelques mois plus tard, le 6 avril, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe vote une résolution dans laquelle elle déplore la destruction totale et gratuite de la ville de Grozny2, et suspend le droit de vote de la délégation russe.

Rétrospectivement, il apparaît que cette « crise de « basse intensité » a constitué le seul véritable « point de rupture » du silence relatif de l'Occident vis-à-vis du conflit en Tchétchénie. Cet ultimatum a donné lieu à de nombreuses réactions de la Communauté internationale et entraîné la prise de sanctions économiques de l'Union européenne vis-à-vis de la Russie. Ces dernières apparaissent désormais comme les plus concrètes jamais exprimées par l'Occident dans ce conflit.

Les grandes étapes de la « crise de l'ultimatum russe à Grozny » entre la Russie et l'Occident

Background : un conflit interne de l'après-guerre froide

La guerre qui oppose la Tchétchénie et la Fédération de Russie procède de la volonté du peuple tchétchène de constituer un État indépendant. Elle a pris la forme d'une guerre classique, où l'une des parties se réclame du principe de l'autodétermination des peuples hors du contexte colonial tel que strictement défini par la pratique de l'Assemblée générale des Nations Unies3. Dans un très grand nombre de cas, cette revendication a fait l'objet d'un refus catégorique de la part de la « Communauté internationale ». En effet, sauf circonstances exceptionnelles, le réflexe des États de la communauté internationale reste « corporatiste », c'est-à-dire en faveur de la préservation de la suprématie du principe de l'intégrité territoriale4. La Tchétchénie en a fait la douloureuse expérience lorsque, après sa proclamation unilatérale d'indépendance le 17 novembre 1991, pas un seul État ne se risqua à la reconnaître. Et, lorsque les troupes russes pénétrèrent en Tchétchénie, le 11 décembre 1994, au nom du « rétablissement de l'ordre constitutionnel » et menèrent une guerre sanglante dans l'ensemble du territoire, les États de la « Communauté internationale » considérèrent immédiatement que la Tchétchénie était une « affaire intérieure » russe.

Ainsi, la réponse des États-Unis à la première guerre de Tchétchénie resta largement basée sur l'idée que tout devait être fait pour supporter le Président Boris Eltsine, « seul espoir de la démocratie russe ». Les gains électoraux des communistes et des ultra-nationalistes de Vladimir Jirinovskii inquiétaient au plus haut point les officiels américains qui décidèrent de mettre une sourdine à leur critique sur la guerre en Tchétchénie afin de ne pas affaiblir la position du président russe. Moins d'un an après le début des hostilités, et bien qu'elle n'ait changé ni ses objectifs, ni sa stratégie, la Russie deviendra le 34ème membre du Conseil de l'Europe. Et puis, 1996 est aussi « l'année du jackpot » pour la Fédération russe qui reçoit cette année là un double prêt « historique » de plus de 17 milliards de dollars US du Fond Monétaire International5. Ce qui ne manquera pas de faire dire à certains commentateurs que la « communauté internationale » n'a non seulement rien fait pour arrêter le conflit russo-tchétchène, mais qu'elle a véritablement financé l'intervention russe en Tchétchénie.

Le premier conflit russo-tchétchène se terminera de manière surprenante par une défaite des Russes. En effet, les soldats russes se retrouvèrent encerclés dans Grozny suite à une contre-attaque audacieuse des indépendantistes durant la mi-août 1996. Le général Alexandre Lebed sera alors envoyé en Tchétchénie par Boris Eltsine afin de signer un accord selon lequel les troupes russes quitteront la Tchétchénie avant la fin 1996, et que la détermination du statut de la Tchétchénie se fera dans un délai de cinq ans, c'est-à-dire avant 2001. Au lendemain de la guerre, la Tchétchénie se retrouvait de facto indépendante de la Russie. Le 27 janvier 1997, des élections présidentielles se déroulent sous le contrôle de l'OSCE et le chef de l'état-major de la résistance tchétchène, Aslan Maskhadov, devient Président. Le gouvernement fédéral et le président de la Russie reconnaissent officiellement la validité des élections, et le choix du peuple tchétchène. En outre, le 12 mai 1997, le président tchétchène et le président de la Fédération de Russie signent un traité de paix et de coopération.

Mais la situation sur le terrain ne cesse de se dégrader. Les dirigeants tchétchènes vont très vite s'empêtrer dans des rivalités politiques et des luttes de pouvoir. La criminalité prospère et une véritable industrie des enlèvements et prises d'otages se met en place6. La période voit également la montée en puissance de groupes « wahhabites »7, installés durant la première guerre et qui disposent de moyens financiers considérables. Début août, puis à nouveau début septembre, des groupes armés venus de Tchétchénie attaquent le Daghestan voisin. Ils sont menés par Chamil Bassaïev, un chef de guerre tchétchène et Ibn ul Khattab liés aux wahhabites qui s'opposent à la politique « trop conciliante avec Moscou » du président Maskhadov. Le 31 août, une bombe explose en plein centre de Moscou. Suivent trois autres attentats, dans la capitale et à Volgodonsk. Sans preuve, le Kremlin accuse les « terroristes » tchétchènes. Pour Vladimir Poutine, devenu premier ministre le 9 août 1999, la Russie est victime d'une agression du terrorisme international8.

Le 1er octobre 1999, après vingt-cinq jours de frappes aériennes, les forces russes entrent en Tchétchénie. Officiellement, il ne s'agit que d'instaurer un cordon sanitaire pour éviter la propagation des extrémistes musulmans et asphyxier peu à peu les bandits en les coupant de leurs voies d'approvisionnement9. Pour l'opinion publique russe, la seconde guerre apparaît d'abord comme une réplique logique de l'armée russe à l'attaque, en août 1999, de villages du Daghestan par des groupes armés venus de Tchétchénie. Quelques semaines plus tard, les explosions de Moscou et Volgodonsk, attribuées aux Tchétchènes, renforcent la conviction de la majorité des citoyens que les forces fédérales vont de bon droit liquider en Tchétchénie les structures terroristes. Mais très vite, l'opération anti-terroriste montre son vrai visage : celui d'une guerre totale.

Pré-crise : la Tchétchénie s'invite dans le calendrier de la Communauté internationale (1er octobre-5 décembre 1999)

Nous pouvons distinguer une longue période de « pré-crise » qui débute avec l'entrée des troupes russes en Tchétchénie, le 1er octobre 1999. La violence du début de la « seconde guerre » (bombardements massifs, attaque de colonnes de réfugiés, et finalement le siège de Grozny) oblige progressivement la « communauté internationale » à inscrire la Tchétchénie à son ordre du jour. Les grandes rencontres internationales sont là pour rythmer la diplomatie entre l'« Occident » et la Fédération de Russie. Mais durant toute cette pré-crise, bien qu'ils estiment « excessifs » les moyens de guerre déployés par la Russie dans le Nord-Caucase, les Occidentaux ne désirent pas emprunter la voie d'une altération des relations politiques avec un partenaire clef, qui, de surcroît, venait de subir une humiliation diplomatique lors de la crise du Kosovo du printemps 199910. Ils se distinguèrent durant cette période par une véritable « inaction argumentée » de moins en moins tenable au fil du temps dont voici les grandes étapes.

Le 7 octobre 1999, le Parlement européen vote une résolution qui condamne l'intervention militaire russe en Tchétchénie (...) et demande [qu'] un dialogue politique soit engagé d'urgence entre les parties en conflit11. A la veille d'une importante réunion des ministres du G8 consacrée à la lutte contre le terrorisme12, Boris Eltsine assure l'Elysée que Moscou a le souci de protéger les populations civiles. Il envoie également un message à Bill Clinton, dans lequel il évoque la possibilité d'un règlement du statut de la Tchétchénie par la voie politique. Ces premières mises au point calment les ardeurs des chancelleries occidentales13. Réunis au Kremlin le 19 octobre, les ministres du G8 chargés de la lutte contre la criminalité s'abstiennent de condamner l'intervention russe. Le communiqué final ne fait même pas mention du conflit14.

Les choses évoluent à partir du 20 octobre 1999, au moment où des missiles russes Scud s'abattent sur le marché le plus fréquenté de Grozny, provoquant un véritable carnage parmi les civils. Le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, se trouve à Helsinki, en Finlande, pour un sommet européen élargi. Le chef de la diplomatie allemande, Joschka Fischer demande pour la première fois un arrêt des attaques sur la capitale tchétchène et l'Union européenne parle, au sujet du bombardement du marché de Grozny, de « riposte disproportionnée »15. Le 29 octobre, les États-Unis appellent la Russie à entamer des négociations pour mettre fin au conflit16. Vladimir Poutine répond alors aux timides remarques des États-Unis, qui estiment que la Russie ne respecte pas les conventions de Genève sur la guerre et les populations civiles, en déclarant que les Américains ont eux-mêmes violé tous les principes humanitaires quand ils ont bombardé et tout détruit en Yougoslavie17.

Avec le sommet de l'OSCE à Istanbul, les 18 et 19 novembre, nous observons un saut qualitatif dans la tension entre l'Occident et la Russie. Lors du sommet d'Istanbul, les pays membre de l'OSCE déclarent qu'une solution politique est essentielle et l'assistance de l'OSCE contribuerait à la réalisation de ce but18. Le président en exercice, le ministre norvégien des affaires étrangères Knut Vollebaek, propose alors une médiation politique de son organisation qui est immédiatement rejetée par Moscou19. En ouverture de session, le Président Boris Eltsine prononce un discours très musclé et brandit la menace d'un échec de la conférence si quelqu'un [tentait] d'inscrire la question tchétchène à l'ordre du jour20.

Après un bref entretien avec le président français et le chancelier allemand Gerard Schroeder qui veulent voir la Tchétchénie mentionnée dans la déclaration finale du sommet, Boris Eltsine rentre précipitamment à Moscou. Le porte-parole du Kremlin se voit obligé de démentir que le président russe ait quitté inopinément le sommet pour manifester son hostilité à l'attitude des pays occidentaux sur le conflit tchétchène21. Une solution est finalement trouvée : le sommet s'achève par un simple appel à un règlement politique en Tchétchénie, et la Russie accepte une mission de bons offices de l'OSCE dans le conflit tchétchène. Mais finalement, le 29 novembre, Knut Vollebaek arrive à Moscou pour se fait immédiatement éconduire par Moscou : contrairement aux promesses faites à Istanbul, la délégation de l'OSCE ne pourra pas se rendre en Tchétchénie.

Crise : l'ultimatum russe aux habitants de Grozny (6- 11 décembre 1999)

Durant le mois de novembre, les troupes russes décident de lancer la grande offensive contre la capitale tchétchène, Grozny, érigée en symbole par Moscou qui, pour paraître vaincre devra s'en emparer. Or depuis quelques semaines les troupes russes subissent d'importants revers dans l'Est et dans le Sud-est de la République séparatiste. Dans ce contexte, le 6 décembre le commandement militaire russe exige la reddition et l'évacuation de Grozny avant le samedi 11 décembre. Des milliers de tracts reproduisant le texte de l'ultimatum sont largués par avion sur la capitale : vous êtes cernés. Toutes les routes autour de Grozny sont bloquées. Vous avez perdu. Le commandement russe vous offre une dernière chance (...) Jusqu'au 11 décembre, un corridor sera ouvert à Piervomaïskaïa. Ceux qui quitteront Grozny à temps auront la vie sauve. Ceux qui resteront seront considérés comme des terroristes et seront anéantis par l'artillerie et l'aviation. Il n'y aura plus de négociations (...) le compte à rebours est commencé22. Le commandement militaire explique ensuite à la presse qu'il envisage d'utiliser de nouvelles armes pour en finir avec Grozny23.

Menacer de raser une ville entière avec ses habitants atteint gravement les valeurs de respect des droits de l'homme dont les Occidentaux se prévalent dans leur politique étrangère. Il en va de même de l'UE qui fait du respect des droits de l'homme la pierre angulaire de sa politique extérieure24. Le délai de réaction est en outre extrêmement court. Comme il n'est pas envisageable de passer à des mesures militaires, les menaces seront donc d'ordre verbal et se concrétiseront finalement par des mesures de sanctions économiques au contenu limité. Ces très vives réactions occidentales entraîneront immédiatement des déclarations menaçantes des représentants russes qui considèrent unanimement que la Russie a le droit souverain de régler elle-même cette « affaire intérieure » tchétchène qui menace son intégrité territoriale. Bref, nous touchons là à la nature profonde de cette crise que nous pouvons désormais qualifier d'internationale qui est la remise en cause de la base même du système international : la souveraineté des États.

Au lendemain de l'ultimatum, le ton monte en Occident. L'Europe parle pour la première fois de sanctions. Selon Paris, elles pourraient être discutées au Sommet d'Helsinki les 10 et 11 décembre. Pour le secrétaire britannique du Foreign Office, Robin Cook, si la Russie maintenait sa menace contre Grozny, nous nous attendrions à ce que le Conseil européen d'Helsinki examine l'assistance future à la Russie dans le cadre du Programme Tacis d'aide aux pays de l'Est25. Toute la journée, les appels se multiplient en direction de Moscou pour un retrait de l'ultimatum, qualifié « d'inacceptable » par Paris, Bonn et Rome ainsi que par le secrétaire général de l'OTAN, Georges Robertson, et le Haut-représentant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'UE Javier Solana. Le FMI décide de ne pas verser un prêt à la Russie de 640 millions de dollars US, sans toutefois lier explicitement cette décision à la campagne militaire en Tchétchénie. Les États-Unis condamnent pour la première fois le recours aveugle à la force et les conséquences de cette escalade sur des civils innocents26, mais ils précisent aussitôt que cela n'interrompra pas leur programme d'assistance à Moscou. Enfin, l'OSCE annonce l'envoi, les 14 et 15 décembre, d'une mission dans le Caucase.

Face au concert de protestations occidentales, les autorités russes réagissent en ordre dispersé. Le responsable des opérations militaires, le général Viktor Kazantsev, récuse le terme d'ultimatum et estime qu'il s'agit plutôt d'un avertissement aux civils qui veulent fuir les bombardements. Il explique que la population de Grozny peut quitter la ville par des corridors de sécurité mis en place par les militaires. Le ministère des Affaires étrangères russe prend un ton plus vindicatif. Après avoir mis en garde l'Occident, il explique que le langage des sanctions économiques et des diktats [est] inacceptable27.

Le 8 décembre, à la séance des questions au gouvernement de l'Assemblée nationale, le ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, déclare que l'ultimatum contre Grozny sera traité au plus haut niveau en Europe par le Conseil européen d'Helsinki, les chefs d'État et de gouvernement ayant l'intention de s'en saisir pour savoir comment modifier le cours de cette politique russe28. De son côté, Londres veut que le G8 du 16 décembre à Berlin discute en priorité de la Tchétchénie et estime qu'en cas d'opposition de la Russie, cette réunion pourrait ne pas avoir lieu29. Le président Clinton en reste aux mises en garde contre une stratégie vouée à l'échec (...) qui ne fera qu'exacerber l'extrémisme et ne pourra qu'isoler la Russie du reste de la Communauté internationale30. Il précisera toutefois qu'il n'a pas encore décidé quelles mesures [il] pourrait être amené à prendre si l'armée russe met à exécution ses menaces de raser Grozny31. Globalement, les États européens décident donc de passer par l'UE afin d'exercer une pression plus efficace sur Moscou et, surtout, pour prendre des sanctions économiques à son encontre.

Le 9 décembre, le Président russe, Boris Eltsine est en voyage officiel à Pékin32. A l'issue d'un entretien avec son homologue Jiang Zeming, le président russe répond violemment aux critiques américaines pourtant très mesurées à propos de la politique de la terre brûlée du Kremlin en Tchétchénie. Il va jusqu'à menacer les États-Unis en des termes assez peu diplomatiques : Clinton s'est senti autorisé à mettre la Russie sous pression. Il a dû oublier, ne serait-ce qu'une seconde, que la Russie dispose de tout l'arsenal des armes nucléaires33. Indice décisif que cette crise est bien une remise en cause du système international, lors de ce sommet, les présidents chinois et russe ont, dans un communiqué commun, explicitement rejeté toute priorité qui pourrait être reconnue aux droits de l'homme sur le principe de la souveraineté des États34.

Vladimir Poutine, son premier ministre, au plus haut dans les sondages depuis le lancement de l'intervention militaire, a besoin d'une victoire militaire en Tchétchénie. Il a fait de la remise au pas de la Tchétchénie une priorité affichée de son gouvernement depuis octobre. S'arrêter aux portes de Grozny, la capitale rebelle, serait un échec. Vladimir Poutine paraît donc prêt à braver la Communauté internationale d'autant que, à la veille des législatives du 19 décembre, le nouveau parti pro-kremlin qu'il supporte effectue lui aussi une remarquable percée dans les sondages. Au-delà de la Tchétchénie, tenir tête à l'Ouest serait payant pour un Premier ministre soignant sa popularité. A la veille du sommet d'Helsinki, il continue d'accuser les Européens d'ingérence dans les affaires intérieures russes, mais il déclare également qu'il ne souhaite pas s'engager dans une phase de refroidissement avec la Maison Blanche35.

Finalement, du 10 au 11 décembre, se déroule le sommet européen d'Helsinki durant lequel l'UE condamne et juge totalement inacceptable les bombardements intenses de villes tchétchènes, la menace adressée aux habitants de Grozny et l'ultimatum lancé par les chefs militaires russes ainsi que le traitement réservé aux personnes déplacées à l'intérieur du pays36. La déclaration finale du 11 décembre indique que ce comportement est en contradiction avec les principes fondamentaux du droit humanitaire, les engagements qu'a pris la Russie dans le cadre de l'OSCE et ses obligations en tant que membre du Conseil de l'Europe37. Au même moment, les autorités russes se déclarent prêtes à différer de quelques jours leur offensive finale sur la capitale tchétchène. L'ultimatum enjoignant les habitants de Grozny de quitter la ville sous peine d'être anéantis par l'artillerie et l'aviation ne sera donc pas appliqué. Mais l'ultime manœuvre du kremlin pour échapper aux sanctions arrive trop tard, l'UE adopte des mesures de sanctions économiques au contenu très limité38. Ainsi s'achève la phase aiguë de la tension : face à ces pressions diplomatiques intenses, Moscou lève finalement son ultimatum, mais pas le siège de Grozny, qui tombera début février 2000.

Fin de crise (12 décembre 1999 - 6 février 2000)

A partir de la levée de l'ultimatum russe, nous sortons de la période de crise proprement dite pour entrer dans une période de « fin de crise » durant laquelle les réactions occidentales vont progressivement diminuer d'intensité. Le sommet UE-États-Unis qui se déroule le 17 décembre 1999 permet de voir l'évolution des positions occidentales dans cette crise. Désormais on réaffirme que la Russie a le droit de préserver son intégrité territoriale et de protéger ses citoyens contre le terrorisme et l'anarchie39, mais que la tactique militaire de la Russie en Tchétchénie nuit à ses objectifs en provoquant une crise humanitaire, en mettant en danger des civils innocents et en compromettant la stabilité dans toute la région du Caucase40. Il n'est plus question de contester le droit de la Russie à intervenir sur son sol. Désormais le respect de l'intégrité territoriale et la souveraineté des États sont réaffirmés. Les déclarations occidentales suivantes ne s'écarteront plus de cette ligne diplomatique.

Vladimir Poutine n'a pas réussi à prendre Grozny avant les élections législatives, mais les électeurs ne lui en tiennent pas rigueur. Le 19 décembre, le bloc pro-gouvernemental Unité, créé en septembre 1999 et conçu comme rampe de lancement pour mettre sur orbite la candidature présidentielle du Premier ministre41, recueille 23,2% des voix. Il n'est dépassé que d'une courte tête par le Parti Communiste (24,3%)42. A la lumière du score obtenu par les alliés de Vladimir Poutine, il est devenu quasi-impossible pour les communistes d'espérer remporter la présidentielle de juin 2000. A la suite de ces élections, les militaires russes relancent l'assaut sur Grozny. Le 31 décembre, à la surprise générale, Boris Eltsine démissionne et confie l'intérim à son Premier ministre Vladimir Poutine. Les troupes russes finissent par prendre Grozny après des combats acharnés. Les combattants tchétchènes doivent fuir la ville pour se réfugier dans les montagnes d'où ils mèneront des opérations de guérillas. Finalement, le 6 février 2000, Vladimir Poutine annonce à la télévision que « l'opération de Grozny » est terminée. Cet ultime épisode permet, selon nous, de clôturer définitivement la période de tension intense à la suite de l'ultimatum du 6 décembre 1999.

Post-crise : des séquelles diplomatiques...

La « crise de l'ultimatum » a définitivement capté l'attention des organisations régionales et internationales sur la situation en Tchétchénie. L'occupation de la quasi-totalité du territoire par les troupes russes, en février-mars 2000, et les premières informations sur les arrestations arbitraires, les tortures et les exécutions ont amené le Haut-Commissaire aux droits de l'homme des Nations Unies, Mary Robinson, à effectuer une mission d'enquête, suivie d'un rapport très critique. Fin avril 2000, la Commission des droits de l'homme de l'ONU adopte, à une large majorité, une résolution initiée par l'UE faisant référence à l'emploi disproportionné et sans discernement de la force militaire par la Russie43. Le glissement à partir de mars 2000, vers une guerre de basse intensité a rendu le conflit moins visible. Les organes internationaux composés d'experts indépendants continuent à dénoncer la perpétuation généralisée d'actes de torture et le manque de coopération des autorités russes pour les enquêtes.

Le 6 avril 2000, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe vote une résolution dans laquelle elle déplore la destruction totale et gratuite de la ville de Grozny, et suspend le droit de vote de la délégation russe. Mais au final, cette seule sanction « politique » prise par la Communauté internationale n'aura aucune conséquence pour la Russie. Aucun État n'a osé jusqu'à présent suivre cette recommandation, qui leur demandait expressément d'initier une plainte inter-étatique contre la Russie devant la Cour européenne des droits de l'homme, pour violation de la Convention européenne des droits de l'homme. La recommandation demandait également au Comité des ministres, instance exécutive et décisionnaire du Conseil de l'Europe, d'entamer une procédure de suspension de la Russie. Celui-ci a refusé de donner suite à cette demande, qui ne sera jamais renouvelée par la suite44. A l'échelon politique, les critiques se sont atténuées au fil des mois et de la conjoncture. Encore mentionnée en octobre 2001 dans la déclaration conjointe UE-Russie, la Tchétchénie a disparu totalement dans les conclusions des sommets suivants45.

En guise de conclusion : vers la primauté des « droits de l'homme » sur la « souveraineté des Etats » ?

Il est désormais clair que durant la période de « stress maximal » qui a suivi l'ultimatum russe aux habitants de Grozny (6-11 décembre 1999) l'atteinte grave faite aux valeurs des droits de l'homme a amené les pays européens à passer par l'Union européenne afin d'exercer des menaces pour modifier le cours de la politique intérieure russe en Tchétchénie. Ces réactions occidentales ont ainsi directement menacé le droit de la Russie à sauvegarder son « intégrité territoriale » et constituent de ce fait une remise en cause explicite de la « souveraineté nationale » des États pourtant à la base du système international. Une fois l'ultimatum suspendu, mais pas le siège de la ville, les relations russo-européennes retrouveront leur cours antérieur : l'Occident réaffirmant le droit de la Russie à préserver son « intégrité territoriale », et se limitant ensuite à critiquer les moyens déployés pour y parvenir.

Cette remise en cause du système aura toutefois illustré de manière décisive que « la crise de l'ultimatum russe aux habitants de Grozny » est bien une véritable « crise internationale » dans laquelle le concept « des droits de l'homme » a primé temporairement sur celui de la « souveraineté des Etats », remettant ainsi en cause, pour un bref moment, le système international dans son ensemble.


  1. 1. Face à la démission de la Communauté internationale, quelle solidarité ? dans Tchétchénie. Dix clés pour comprendre, Paris, La Découverte, 2003, p. 107.
  2. 2. Ibid., p. 108.
  3. 3. GHEBALI V.-Y., Les guerres civiles de la post-bipolarité : nouveaux acteurs et nouveaux objectifs, dans Relations internationales, n°105, printemps 2001, p. 41.
  4. 4. Ibid., p. 42.
  5. 5. EVANGELISTA M., The Chechen Wars. Will Russia go the way of the Soviet Union?, Washington, Brooking Institution Press, 2002, p. 143.
  6. 6. Tchétchénie : quelle est l'ampleur du désastre ?, dans Tchétchénie. Dix clés pour comprendre, Paris, La Découverte, 2003, p. 13.
  7. 7. Désigne le membre d'une secte fondamentaliste islamiste s'inspirant de l'école néo-hanbalite d'Ibn Taymiyya (XIVe siècle). Le wahhabisme représente un aspect rigoriste, littéraliste et puritain de l'islam.
  8. 8. SOULE V., Comment le Premier ministre se sert de la campagne tchétchène pour asseoir ses ambitions politiques, dans Libération, 29 janvier 2000, p. 11.
  9. 9. Idem.
  10. 10. DE WILDE T., Les mesures coercitives de l'UE à l'égard de l'URSS et de la Russie, dans DE WILDE T. et SPETSCHINSKY L., Les relations entre l'Union européenne et la Fédération de Russie, Louvain-la-Neuve, Institut d'études européennes, 2000, p. 178.
  11. 11. SPETSCHINSKY L., Les relations entre l'Union européenne et la Fédération de Russie, p. 79.
  12. 12. G8 : les sept pays les plus industrialisés + la Fédération de Russie.
  13. 13. ALLAMAN J., La guerre de Tchétchénie ou l'irrésistible ascension de Vladimir Poutine, Genève, Georg Editeur, 2000, p. 61.
  14. 14. Ibid., p. 62.
  15. 15. Face à la démission de la communauté internationale, quelle solidarité ?, dans Tchétchénie. Dix clés pour comprendre, p. 107.
  16. 16. ALLAMAN J., op. cit., p. 66.
  17. 17. AFP du 9 novembre 1999.
  18. 18. Face à la démission de la communauté internationale, quelle solidarité ?, dans Tchétchénie. Dix clés pour comprendre, p. 107.
  19. 19. Ibid., p. 108.
  20. 20. ALLAMAN J., La guerre de Tchétchénie..., p. 68.
  21. 21. Idem.
  22. 22. Ultimatum russe aux habitants de Grozny, dépêche de l'AFP, dans Libération, lundi 6 décembre 1999, p. 8.
  23. 23. Les généraux mentionnent les bombardiers lourds et des armes plus puissantes comme des bombes incendiaires, des bombes à fragmentation ou encore des bombes « aérosols », de type ODAB, qui dégagent un nuage de gaz ou de fines gouttelettes de napalm pouvant pénétrer dans les bâtiments et les souterrains avant de s'enflammer et d'exploser.
  24. 24. La compétence en matière de politique étrangère et de sécurité commune couvre tous les domaines de la politique étrangère ainsi que l'ensemble des questions relatives à sa sécurité.
  25. 25. ALLAMAN J., La guerre de Tchétchénie..., p. 88.
  26. 26. THIBAUDAT J.-P., Moscou insensible aux pressions, dans Libération, mercredi 10, p. 10.
  27. 27. BONNET Fr., Moscou rejette les critiques occidentales contre l'ultimatum sur Grozny, dans Le Monde, 9 décembre 1999, p. 4.
  28. 28. THIBAUDAT J.-P., Moscou insensible aux pressions, dans Libération, mercredi 10, p. 10.
  29. 29. ALLAMAN J., La guerre de Tchétchénie..., p. 88.
  30. 30. Ibid., p. 89.
  31. 31. Idem.
  32. 32. Durant ce même sommet sino-russe, Moscou a prévenu Washington qu'une remise en cause du traité ABM de 1972 interdisant les systèmes de défense antimissile, dont les Etats-Unis veulent se doter à terme, signifierait la mort des autres traités de réduction des armements. Ce qui fait dire au commentateur politique du Nouvel Observateur que l'on en est arrivé aujourd'hui au niveau le plus bas des relations entre les Etats-Unis et la Russie depuis la fin de la guerre froide.(SCHLOSSER Fr., La Russie qui fait peur, dans Le Nouvel Observateur, 16-22 décembre 1999, p. 31).
  33. 33. Reuters du 9 décembre 1999.
  34. 34. SCHLOSSER Fr., La Russie qui fait peur, dans Le Nouvel Observateur, 16-22 décembre 1999, p. 32.
  35. 35. ALLAMAN J., La guerre de Tchétchénie..., p. 88.
  36. 36. Conclusions de la Présidence et annexes (Conseil européen d'Helsinki, 10-11 décembre 1999), dans Documents d'Actualité Internationale, n°3, février 2000, p. 125.
  37. 37. Idem.
  38. 38. La signature d'un accord scientifique et technologique qui n'avait pas encore eu lieu est suspendue ; un montant d'aide alimentaire non dépensé en 1999 ne sera pas reporté en 2000 ; le système de préférences généralisées ne pourra plus être étendu à d'autres produits et, enfin, le programme TACIS destiné à la Russie sera recentré sur des actions de promotion des valeurs démocratiques, d'assistance humanitaire ou de développement de réseaux de la société civile.
  39. 39. Déclaration sur la Tchétchénie (Sommet UE/Etats-Unis, Washington, 17 décembre 1999), dans Documents d'Actualité Internationale, n°5, mars 2000, p. 222.
  40. 40. Ibid., p. 222.
  41. 41. ALLAMAN J., La guerre de Tchétchénie..., p. 90.
  42. 42. Idem.
  43. 43. Face à la démission de la communauté internationale, quelle solidarité ?, dans Tchétchénie. Dix clés pour comprendre, p. 109.
  44. 44. Ibid., p. 110.
  45. 45. Ibid., p. 109.