On ne peut faire table rase de l'histoire ouvrière en Wallonie!
En 1986, l'Université de Liège a organisé pendant trois jours un colloque intitulé 1886. La Wallonie née de la grève?, soit cent ans après des événements qui changèrent l'histoire sociale de la Belgique.
C'est en commémorant le 15e anniversaire de la Commune de Paris le 18 mars 1886 que les travailleurs liégeois ont réellement mis la question sociale au centre des débats, et ce via une manifestation de colère brutale. Alors que les conditions de vie et de travail sont déjà pénibles, une mauvaise conjoncture économique « oblige » les patrons à réduire les salaires et à licencier du personnel, dans un pays qui est qualifié par Karl Marx de « paradis du capitalisme continental »! Ainsi placés dans une situation désespérée, ce n'est pas moins de 3000 à 4000 travailleurs qui, à la suite d'un meeting place Delcour, déboulent dans le centre ville de Liège et y provoquent une nuit d'émeutes. Le lendemain, la grève générale dans le bassin industriel liégeois est déclenchée à partir du charbonnage de la Concorde à Jemeppe-Sur-Meuse. Durement réprimée par l'armée sous les ordres du général Van Der Smissen, la grève se résorbe à Liège mais démarre à Charleroi. Le 26 mars, les verreries ultra-modernes d'Eugène Baudoux à Jumet sont incendiées par la foule en colère. Cette réaction des travailleurs est comparable au Luddisme anglais. Le lendemain, la troupe ouvre le feu à Roux faisant plusieurs victimes. Si ces faits sont relativement bien connus, il est important de noter que c'est l'ensemble de la Wallonie industrielle qui est touchée, y compris des endroits qui resteront plus calmes comme Verviers, Huy, Sprimont, Namur... 1886 est réellement un tournant, comme le souligne dans sa contribution au colloque Marinette Bruwier: « Les troubles sociaux du printemps 1886 ont provoqué des changements profonds. La Wallonie n'est plus la même, pas plus que la Belgique. À la prise de conscience du monde ouvrier répondent l'amorce d'une législation sociale, mais aussi la formation rapide du POB et la naissance de la démocratie chrétienne ».
Le Parti ouvrier belge, qui est né l'année précédente, sort renforcé d'une crise qu'il n'avait pas encore la capacité de déclencher et que, par ailleurs, il condamnera en en dénonçant le vandalisme et le caractère violent.
D'une part le POB organise les travailleurs qui ont pris conscience de leur puissance et canalise cette dernière au profit de ses buts politiques en l'orientant pour 30 ans vers la conquête du Suffrage universel. Il n'est plus à partir de ce moment, pour reprendre l'expression du leader socialiste Louis Bertrand, « un état major sans soldats » composé essentiellement de Flamands et Bruxellois sans liens étroits avec la masse ouvrière du pays. D'autre part, profitant de l'échec de la répression que l'on tente injustement de lui appliquer, le POB s'approprie une part de l'aura qu'a la grève auprès des ouvriers, tout en renforçant sa structuration. Celle-ci ne se fera pas sans mal puisque dès 1887, le POB se retrouve confronté à une dissidence menée par une de ses principales figures emblématiques. Alfred Defuisseaux a fondé le Parti socialiste républicain en réaction à la condamnation du caractère violent de 1886 par le POB, et plus globalement à son attitude jugée trop timorée. 55 groupes, principalement originaires de Charleroi, du Centre et du Borinage composent la dissidence qui ne durera que jusqu'en mai 1889 et se termine dans le discrédit au cours d'un procès vaudevillesque. Ce « procès du grand complot » blanchira le PSR d'avoir voulu déclencher une révolution mais démontrera que sa direction était infiltrée par la Sûreté de l'Etat.
Pour l'anecdote, rappelons que Jules Destrée, personnage si central pour l'identité wallonne, arrive en politique comme avocat de l'Union verrière lors des procès de la répression des émeutes de 1886.
La classe ouvrière, force motrice de la Wallonie
Répondre par l'affirmative, comme Philippe Destatte dans son ouvrage sur l'identité wallonne, à la question posée par le colloque de l'Ulg c'est reconnaître deux choses. Premièrement, la matrice fondatrice de la révolution industrielle. Deuxièmement que la classe ouvrière, née des bouleversements de cette révolution a joué, par ses organisations et ses luttes, un rôle fondamental dans la construction de la Wallonie d'aujourd'hui, a influencé de manière déterminante les orientations prises dans le processus de constitution, tant institutionnel que moral de la Wallonie d'aujourd'hui. Développons ces deux éléments.
Sans oublier ni occulter les apports des différents siècles, on ne peut nier que le territoire wallon s'est construit essentiellement autour de l'axe constitué par le sillon Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, et dans le sillage d'une révolution industrielle commencée très tôt à Verviers dans le domaine du textile. S'appuyant sur l'existence séculaire de compétence dans l'exploitation de la houille et du fer, la révolution industrielle connaît un développement phénoménal dans nos régions, regroupant l'immense majorité de la population dans les sites industriels.
Cette révolution provoque des modifications brutales et profondes, marquant à jamais le paysage et les hommes. Les terrils, les hauts-fourneaux, les belles-fleurs, les corons, les carrières... deviennent autant d'images représentatives de la Wallonie. De la BD, avec Walthéry à la littérature avec Malva, Tousseul... en passant par la peinture avec Paulus, Dubrunfaut, la musique avec Jacques Gueux, la sculpture avec Meunier.... les industries et le monde ouvrier ont été représentés dans les arts wallons. On se référera sur ces aspects au dossier publié par le CARHOP à l'occasion des journées du Patrimoine 2002. Ce dossier montre également comment des monuments funéraires, des immeubles, des noms de rue... témoignent de la riche histoire ouvrière de la Wallonie.
Parallèlement, si l'historiographie bourgeoise a toujours mis en avant la figure des grands capitaines d'industries, ceux-ci n'ont pu bâtir leur empire et leur fortune que sur l'exploitation d'une population de plus en plus diversifiée dans ses origines.
D'abord issu des campagnes wallonnes, les travailleurs viendront bien vite des pauvres campagnes flamandes, constituant une première grande vague d'immigration dont les noms de nombreux Wallons, y compris du premier d'entre eux, témoignent. L'industrie minière et sidérurgique est gourmande en chaire humaine. Après les paysans wallons puis flamands, elle ingurgitera des travailleurs provenant de villages situés en dehors des frontières du petit État créé en 1830. Les plus gros contingents viendront au lendemain de la Seconde guerre mondiale avec ce que l'on peut qualifier, au vu des conditions de transport, de salaire, d'habitats... qui furent appliqués, de véritable déportation de 500 000 italiens. Viendront ensuite d'autres Européens avant que l'on ne doive faire appel à des pays plus éloignés comme le Maroc, l'Algérie... Avec le temps, les travailleurs provenant de ces différents pays laisseront également de nombreux noms et histoires souvent tragiques qui font aujourd'hui l'Histoire de la Wallonie. Ne citons pour mémoire que la catastrophe de Marcinelle en 56.
Plus que dans toute autre entité géographique se cherchant une identité, le concept « d'autochtones » est donc inopérant en Wallonie.
Outre d'avoir permis à la Wallonie, à travers leur exploitation, de devenir la deuxième puissance économique mondiale, les travailleurs ont joué un rôle moteur dans toutes les grandes luttes pour obtenir des améliorations politiques et sociales. Les sacrifices de la classe ouvrière, tant flamande que wallonne, seront nombreux pour obtenir le suffrage universel, la loi des huit heures, les congés payés... Toutes conquêtes arrachées de haute lutte par une classe ouvrière combative et consciente que son nombre peut créer le rapport de force nécessaire.
La revendication régionaliste comme outil de l'émancipation de la classe ouvrière
Nous n'avons pas ici comme objectifs de comptabiliser les apports des Wallons et des Flamands dans les différentes luttes sociales. Cela n'aurait d'ailleurs aucun sens. Nous ne soulignerons pour notre propos que le fait qu'en 1894, les 28 premiers députés du POB sont tous élus dans le bassin industriel wallon et à Bruxelles. Le leader gantois Edouard Anseele étant élu par les travailleurs liégeois. Signe d'une situation sociale différente entre le Nord et le Sud, mais aussi d'une conscience de classe qui savait dépasser les clivages communautaires.
La Seconde guerre marque une réelle rupture. Issu de la résistance ouvrière, le renardisme, phénomène essentiellement wallon, veut très vite approfondir la démocratie politique en y adjoignant la démocratie économique et sociale. Ce seront les conseils d'entreprises, mais surtout le programme des réformes de structure. C'est dans les 20 ans qui suivent la fin de la seconde guerre mondiale que le mouvement wallon est vraiment rejoint par les troupes ouvrières, ce que résume parfaitement Renard lorsqu'il apporte le soutien des 85 000 affiliés de la FGTB Liège-Huy-Waremme au congrès wallon du printemps 1950 : « C'est l'armée du travail qui vous rejoint ». La consultation populaire du 12 mars 1950, si elle dévoile géographiquement l'ampleur de la divergence entre Wallons et Flamands, peut également s'analyser en terme de lutte des classes, comme le montrent les chiffres des grands centres industriels flamands opposés au retour du roi, alors que les campagnes wallonnes, et plus particulièrement les Ardennes, y sont favorables. Les arrondissements wallons sont cependant tous en tête du NON, seul Anvers venant s’intercaler un peu avant la fin de la liste . Le résultat final de la consultation populaire et de l'insurrection qui la suit modifient fortement la donne. Durant toutes les années 50, les tensions ne cesseront d'augmenter. Finalement, ce sera la grève du siècle, celle de l'hiver 60-61 qui marquera définitivement l'adoption de thèses wallingantes par le mouvement ouvrier. André Renard comprend dès avant la grève, que le programme des réformes de structure qu'il a élaboré et fait adopter, non sans mal, par la FGTB lors des congrès de 1954 et 1956 ne sera jamais appliqué en Belgique. La seule possibilité pour le mouvement ouvrier d'espérer pouvoir mettre en place ces mesures destinées à être « un coin enfoncé dans le mur du capitalisme », est alors de donner le pouvoir économique aux régions, permettant ainsi à la classe ouvrière majoritaire en Wallonie de prendre son destin en main. Ce sera le sens du combat fédéraliste porté par le Mouvement populaire wallon. Et c'est dans cet esprit, entretenu après la disparition prématurée d'André Renard par la Fondation qui porte son nom, que les syndicalistes de la FGTB, et plus particulièrement les métallurgistes liégeois, agiront au sein des divers organismes économiques publics comme la SDRW.
Une histoire en danger
Tout ce qui précède peut être considéré par certains comme du remplissage inutile. Mais aujourd'hui, au moment de la sortie d'un second Manifeste wallon, il nous semble important de revenir sur cette réalité socio-historique. Preuve en est ce qui m'est arrivé récemment et que je résumerai ici brièvement. Profitant de l'ouverture à tous les progressistes des débats qui se tiennent depuis quelques mois au sein de la fédération liégeoise du Parti socialiste, j'ai participé à ceux tournant autour de la culture. Et ce que j'ai entendu à l'un d'entre eux m'a fortement choqué. Le sujet était de définir un grand projet culturel mobilisateur pour Liège. Très vite, et pour baliser le débat, la réflexion tourne sur l'identification de Liège, sur ses spécificités, ses lieux symboliques. J'épargne ici le contenu de l'échange de vue pour en venir à ce qui m'a indigné. Alors que la figure de l'ouvrier est évoquée, le responsable d'un des centres culturels de la banlieue liégeoise déclare qu'il faut arrêter d'évoquer le monde du travail, et plus particulièrement les ouvriers. Ceux-ci ne sont plus très nombreux et ne voudraient plus qu'on leur parle de Cockerill, de la sidérurgie... car c'est une page douloureuse, mais heureusement bientôt tournée, pour Liège. Il est donc grand temps de passer à autre chose et de se tourner vers l'avenir. Bref « du passé faisons table rase ! » Selon lui le rôle d'un centre culturel de la banlieue ouvrière liégeoise, d'une commune dont le nom est indubitablement lié à la classe ouvrière, n'est donc plus de permettre aux travailleurs (présents, à venir et passés), de s'approprier, on devrait plutôt dire aujourd'hui se réapproprier, leur passé dans une démarche d'éducation permanente. Non il faut les animer. J'avoue avoir cru un moment qu'il allait dire les occuper, un peu comme des enfants à la garderie ou des personnes âgées en maison de repos. Et le pire, c'est que ce discours n'a absolument pas heurté la cinquantaine de militants présents.
Cette position n'est malheureusement que des plus courantes aujourd'hui. Si elle est choquante, elle est surtout très dangereuse à l'heure d'une offensive générale dans tous les pays contre les acquis de la classe ouvrière, de la Sécurité sociale au droit de grève en passant par celui de manifester. Or, effacer la mémoire de la conquête de ses acquis fondamentaux, c'est désarmer la classe ouvrière, s'est l'aliéner idéologiquement.
Un exemple, certes ancien, est très illustratif. Dans Nos gloires, on constate que la révolution industrielle n'apparaît qu'à travers les grandes figures bourgeoises. Quant aux travailleurs ils ne pointent leur nez qu'à deux reprises. Avec l'image n°447 intitulée Luttes politiques et sociales à la légende édifiante : « L'un des défauts les plus caractéristiques de notre peuple est sa tendance à la discussion. On s'est beaucoup disputé en Belgique. Le parti catholique, le parti libéral et, à partir de 1885, le parti socialiste se sont combattus à propos de la liberté d'enseignement, à propos de l'égalité des deux langues nationales, et d'autres problèmes. Au grand scandale des étrangers !... » et avec la n°519 qui nous dit qu'« Une consultation populaire eut lieu qui s'exprima en faveur du retour du Roi. De nouvelles élections donnèrent la majorité à la droite, et le 20 juillet 1950, le Roi fut rappelé. Il revint au pays. Alors ses adversaires eurent recours à la force ; ils déclenchèrent des grèves et des émeutes. Devant une telle attitude, très noblement, le Roi abdiqua ». Voilà comment est abordée l'insurrection de 1950 et ses quatre morts de Grâce-Berleur. Quant à celle de 60 elle n'est même jamais mentionnée tandis que l'on développe l'indépendance du Congo si charitablement accordée par le roi Baudouin !
Il nous semble aujourd'hui que les manuels scolaires, sans être aussi caricaturaux, continuent malgré tout à négliger la dimension fondamentale de la classe ouvrière.
Sans vouloir rejeter la pertinence du folklore et la connaissance de racines antérieures à la révolution industrielle, essentiellement de la période médiévale, il n'en apparaît pas moins frappant de constater que toutes les manifestations folkloriques identitaires, quelles soient culinaires, de processions, de confréries... ont en arrière fonds un discours, une idéologie qui nie le concept de classe et donc celui de la lutte des classes, facteur pourtant fondamental et structurant du monde ouvrier. La classe ouvrière, celle des travailleurs – c'est-à-dire, pour repréciser un point trop souvent ignoré, l'ensemble de ceux qui ne possèdent pas les moyens de production - reste pourtant une réalité. Ce qui a énormément changé, c'est que le capitalisme a réussi, via la société de consommation et les transformations profondes du travail, à détruire la conscience de classe chez les travailleurs.
À l'inverse, la classe dominante, elle, aujourd'hui comme hier, a conscience d'elle-même, de ses intérêts et de la manière de les conserver, et même de les augmenter. Aujourd'hui, via l'opération d'aliénation de la mémoire, elle reprend le contrôle d'une situation qu'elle avait progressivement perdu suite aux conséquences de la révolution industrielle et de la prolétarisation des masses.
Mon message par rapport à une définition de l'identité wallonne ne se veut donc pas un essai sur les concepts sur lesquels d'autres ont déjà brillamment glosé. Il se veut une affirmation forte, presque un cri du coeur, de l'importance primordiale du rôle de la classe ouvrière dans l'histoire wallonne. Cet appel à la mémoire, ce plaidoyer pour l'histoire m'apparaît nécessaire pour ne pas que le révisionnisme néo-libéral puisse façonner une histoire et une mémoire à sa convenance. Pour ne pas qu'au nom d'une pseudo «fin de l'histoire », qu'au nom de l'échec de l'expérience communiste, on ne prolonge, on aggrave la situation des prolétaires, osons utiliser ici ce mot, par l'aliénation de notre passé à grand renfort d'écrits et prises de positions médiatiques.
Un geste fort, outre la réalisation d'une véritable synthèse pédagogique de l'histoire économique et sociale de la Wallonie, serait de fixer la fête de la Wallonie au 18 mars, marquant ainsi près de 120 ans après les faits la reconnaissance d'une région à tous ses sans grades qui, volontairement ou non, ont versé leur sang pour son développement économique mais surtout, social, culturel et humain.