Barrès: un nationalisme à condamner mais complexe
Je flaire la catastrophe imminente. Elle sera inouïe. Elle engloutira tout, et ce ne sera dommage pour personne, sauf pour moi. Tout ce qui existe va crever. C’est pourri. Je l’ai flairé, éprouvé, rejeté. Dans l’écroulement général, nous serons tous ensevelis sous les décombres. Vous me faites pitié, mes enfants, car il ne vous aura pas été donné de vivre votre vie. Mais moi, ma vie a été belle
(Klaus Mann :Méphisto Grasset, Les cahiers rouges, Paris 1993)
Je ne suis lié à aucun parti et j’ai horreur de tout ce qui veut du dehors me contraindre.
( Maurice Barrès en 1914)
Ecrivain et homme politique, Maurice Barrès (1862-1923) demeure une référence inévitable lorsqu'il s'agit de définir la Nation française. Son rôle dans l'affirmation du nationalisme français moderne lui a valu d'être simultanément encensé et vilipendé. De Gaulle, Malraux, Aragon lui vouaient un respect profond; Jaurès et Blum n'ont jamais caché leur estime de cet adversaire politique intransigeant. Lors de la première guerre mondiale, le tout jeune Canard Enchaîné fit de ses éditoriaux patriotiques une cible de prédilection. En 1921, le groupe Dada organisa son procès public. Un faux soldat inconnu fut même appelé à la barre des témoins par l'accusation, le fait que celui-ci s'exprima en allemand souleva un immense tollé (- l'accusateur : Sie verstehen nicht ? - Réponse : Nein Ich bin kaput). On perçoit toujours une certaine gêne chez ceux qui voudraient faire redécouvrir l'oeuvre de l'auteur de La colline inspirée et du Roman de l'énergie nationale . N'a-t-il pas été au cours de sa vie un antisémite ardent et un contempteur du parlementarisme et de la société libérale ? Peut-on admirer un partisan du Général Boulanger et un anti-dreyfusard constant? Entre le grand républicain célébré par les uns, et le penseur pré-fasciste démasqué par les autres, où se situait réellement Maurice Barrès? En ces temps où le déclin, maintes fois annoncé, du Front National n'est toujours pas entamé, pourquoi se pencher sur l'homme politique et écrivain Barrès? Homme politique dont on retrouve parfois l'écho des idées au sein du parti de Jean-Marie Le Pen? Parce que Barrès reste, encore aujourd'hui, une influence (inavouée et inavouable) pour tous ceux qui se penchent sur la Nation française, François Mitterrand était assez représentatif de l'attitude ambivalente et ambiguë de beaucoup. L'action et l'oeuvre de Barrès incarnent les contradictions d'un projet national, partagé et hésitant, entre «racisme» exclusif et citoyenneté républicaine. 75 ans après sa disparition, il demeure au coeur du débat, toujours très actuel, opposant les partisans du nationalisme et ceux de la Nation.
Barrès est aussi intéressant en tant que l'une des rares figures du romantisme politique en France. Enfin, la crise économique et morale qui sévit en Europe lors des dernières décennies du XIXe siècle n'est pas sans rappeler celle qui agite notre fin de siècle. Pour dégager sa pensée, nous nous sommes basés sur la thèse de doctorat de l'historien israélien Zeev Sternhel Maurice Barrès et le nationalisme français. Cet ouvrage me semble être l'un des plus complets et l'un des plus équitables sur ce sujet, il faut toutefois signaler que les écrits de Sternhell n'ont jamais fait l'unanimité. Son insistance sur l'origine essentiellement française des idées qui allaient aboutir à la synthèse fasciste en Italie, ainsi que sur l'existence (jusqu'en 1945) d'un fascisme spécifiquement français, divisent toujours les historiens. Raymond Aron est mort après avoir témoigné contre Sternhell et son livre Ni droite, ni gauche, l'idéologie fasciste en France, lors du procès en diffamation qui opposa ce dernier et Bertrand de Jouvenel. Ce n'est pas un hasard si cet autre grand spécialiste du fascisme qu'est Pierre Milza présente la réédition des Familles spirituelles de la France, celle-ci étant la contribution de Barrès à l'union sacrée née en août 1914. Les lecteurs intéressés par ce sujet conservent, bien évidemment, la liberté de l'approfondir par d'autres lectures et références. Je suis conscient des oublis du présent article, une époque aussi agitée mérite bien sûr de plus amples développements. Mais son objectif est plus modeste, il ne souhaite qu'être la présentation d'un homme et de son époque.
Un jeune homme de son temps 1
Barrès ne peut être appréhendé sans que l'on dresse préalablement un relevé de son époque. Il a 8 ans lorsqu'il voit défiler les hussards prussiens dans son village vosgien de Charmes. Le retour des provinces perdues lors de la guerre de 1870 sera l'une des sources de son nationalisme, mais pour Sternhell, ce thème ne deviendra dominant qu'après l'échec de la faction antidreyfusarde. Il faut ajouter à cela la crise morale que connaît l'Europe au cours des dernières décennies du XIXe siècle. Face au début de la deuxième révolution industrielle et au marasme économique et social qu'elle provoque, le romantisme politique redevient actif. Les idées et les valeurs de la civilisation industrielle moderne sont remises en cause. Des voix s'élèvent contre l'hégémonie du positivisme, du rationalisme et du scientisme, contre cet apparent triomphe de la modernité. On peut citer Nietzsche, Wagner, Dostoïevski, Yeats. D'autres auteurs s'intéressent concurremment aux forces de l'inconscient (Paul Bourget, Freud, et d'une certaine manière Bergson et Georges Sorel). La science ne s'ouvrant que sur le néant ontologique, une nouvelle génération condamne le monde de la Raison et de la Matière, et rejette les vérités universelles et abstraites au profit de l'expérience originale et vécue. La civilisation européenne matérialiste est médiocre, décadente, viciée, corrompue, il faut retrouver une vitalité, un élan naturel et émotionnel. Cette critique du rationalisme débouche sur le rejet du postulat selon lequel le comportement humain est commandé par des choix rationnels, les sentiments sont primordiaux dans nos actions 2 ). Cette dernière théorie sous-tend très souvent une crainte de la foule, de la masse devenue l'acteur principal de la vie politique. Cette vision engendra, au mieux le conservatisme, au pire le rejet du parlementarisme et du système démocratique. Simultanément les travaux de Darwin sont utilisés pour confirmer l'intangibilité du comportement humain.
On applique à la vie sociale le principe de l'évolution et celui de la sélection naturelle (le combat pour la survie). Se généralise alors, chez de nombreux auteurs le culte de la violence, de la vitalité, de la force physique comme uniques remparts contre la décadence. Cette idée d'une lutte pour la survie des plus aptes au sein du genre humain prend, dés l'origine, une connotation raciale et xénophobe. Gobineau et Chamberlain en Allemagne, Drumont (La France juive) sont des auteurs influents et populaires. Ces divers courants d'idées vont promouvoir l'emploi du déterminisme social (voire racial) comme base de réflexion et d'action. L'individu n'a alors plus de «sens» qu'au sein d'une collectivité politique et sociale, cette dernière dépassant la simple somme numérique des individus la constituant 3 Le jeune Barrès va donc forger sa pensée au cœur d'une époque où de nombreuses élites se réclament du déterminisme, de l'anti-rationalisme, de l'antiparlementarisme et du romantisme.
Le culte du Moi
Il faut insister en premier lieu sur le fait que la démarche de Barrès ne peut être dissociée de sa propre recherche ontologique. Malgré sa complexité, ses contradictions et revirements, il fut jusqu'au bout un homme seul essayant de trouver un élan vital contre une mélancolie tenace. On évoquera ici sa célèbre phrase: « J'ai choisi le nationalisme comme un déterminisme quelconque.» A l'aube des années 1880, Barrès est un républicain se réclamant des écrits de Taine et Renan. La France doit s'affirmer sans diminuer les autres nations. Il considère qu'il existe une véritable unité culturelle de l'Europe, il eût été difficile pour lui de penser autrement, ses maîtres de l'époque étant Fichte, Wagner, Nietzsche, Ibsen etc. Il prend le parti des cosmopolites et ironise sur les professionnels du patriotisme tel Paul Déroulède. Le plus grand service que ce dernier pourrait rendre à la patrie serait, selon Barrès, qu'il arrête de composer ses exécrables poèmes revanchards 4. Barrès se range dans le camp des anticléricaux et des partisans de l'école laïque, mais il manifeste déjà une passion pour les provinces de France qui le singularise du jacobinisme des divers gouvernements radicaux de l'époque 5 . Il contemple, avec un mélange d'effroi et de fatalisme, le nihilisme moral de sa génération. En 1885, il écrit «L'ennui baille sur ce monde décoloré par les savants. Tous les Dieux sont morts ou lointains: pas plus qu'eux notre idéal ne vivra. Une profonde indifférence nous envahit. La souffrance s'émousse. Chacun suit son chemin, sans espoir, le dégoût aux lèvres, dans un piétinement sur place, banal et toujours pareil, du cri douloureux de la naissance au râle déchirant de l'agonie - dernière certitude ouverte sur toutes les incertitudes.» 6 Barrès veut trouver sa raison d'être qui lui fera surpasser son glissement progressif vers le néant. Le tournant intellectuel va se concrétiser en 1888 avec la trilogie constituant Le culte du Moi. Tirant les conclusions de son constat sur la jeunesse de son temps, il se lance «à la recherche d'une vérité première sur laquelle on pourrait fonder l'existence humaine ou plutôt qui pourrait lui donner un sens. (Comment) découvrir le vrai, le solide, l'immuable et échapper à la terrible incertitude qui plane sur l'existence humaine?» 7 Barrès va fonder sa réflexion sur le concept du «Moi». «Il n'y a qu'une chose que nous connaissons et qui existe réellement. Cette seule réalité tangible, c'est le Moi, et l'univers n'est qu'une fresque qu'il fait belle ou laide (...). Assurément le Moi seul existe. Il n'y pas de monde extérieur étranger et hétérogène par rapport à la conscience.» 8 Par ce moyen il dénie l'existence d'un monde concret, rationnel, «réel», seul existe un monde tel que le perçoivent nos sensations, nos sentiments. Cela implique un processus permanent de création, de renouvellement du Moi, qui débouche inévitablement sur une tension entre ce Moi et le monde extérieur peuplé, selon le mot de Barrès, de «barbares». Le Moi ne peut donc se réaliser que dans l'affrontement avec les barbares, c'est à dire toute personne ou milieu «qui peut nuire ou résister au Moi» 9La vie sociale ou sociétale devient donc une lutte permanente des différents Moi entre eux, il s'agira pour chacun d'être le plus fort. Il n'existe qu'une seule possibilité : vaincre ou disparaître 10 . Ainsi s'inspirant de Darwin et Wagner, Barrès prétend que pour être un homme libre, il faut défendre son Moi contre tout empiétement de l'extérieur, et ce, d'où qu'il vienne, que ce soit du monde qui l'entoure ou du passé. Ce cheminement intellectuel dénie une quelconque vérité à toutes choses autres que celles créées par le Moi, ce qui implique le rejet de la critique rationaliste. Barrès se place donc volontairement dans le domaine de l'inconscient, de l'instinct, domaine logiquement inattaquable par les tenants de la Raison. Il élabore ensuite en deux étapes une dimension collective à ce Moi. En premier lieu, le Moi se révolte contre l'ordre établi, le conformisme, les privilèges. Dans un second temps, l'Homme découvre vite qu'il est impossible d'isoler de manière absolue son Moi, au fond de lui survit le passé qui a conditionné ce Moi. Il y a donc une lutte entre la volonté de liberté et les forces du passé; lutte d'où la volonté ne peut sortir que vaincue. C'est ici qu'intervient un profond déterminisme historique, l'individu en révolte doit accepter le verdict de l'histoire.
Barrès écrira plus tard : «A étudier l'âme lorraine (...) je compris quel moment je représentais dans le développement de ma race, je vis que je n'étais qu'un instant d'une longue culture, un geste entre mille gestes d'une force qui m'a précédé et qui me survivra (...) Seules, les masses m'ont fait toucher les assises de l'humanité.» 11 Ce dernier point est capital car dans la certitude que quelque chose lui survivra, Barrès a trouvé l'aspect transcendantal recherché. Le néant disparaît puisque mon action, même infime, sera reprise par les générations suivantes. Du Moi individuel, on passe au culte d'un Moi collectif nourri par le passé, la tradition, l'histoire en un mot : le Moi national. «Les aspirations et les instincts de l'individu sont enracinés dans le passé et pour connaître la loi de son être et la réaliser, c'est la loi de l'être collectif et national qu'il importe de discerner et d'adorer.» 12 Chaque Moi individuel n'est qu'une partie de ce Moi national auquel il doit subordination. En acceptant son déterminisme, l'homme libre ne fait qu'achever sa libération, être libre se résume donc à comprendre les facteurs historiques conditionnant les individus et à les accepter. Il y a donc deux organismes supportés et nourris l'un par l'autre 13. Le Moi individuel ne peut tirer son existence que du Moi national (passé, histoire, tradition), il lui est donc soumis, mais en contrepartie il en extrait le sentiment et le sens de l'éternité. Ce Moi individuel faisant en effet corps avec le passé le plus lointain et l'avenir imprévisible, le devoir de chaque individu est de transmettre aux générations futures un héritage le plus pur possible. Pour Barrès, l'accord du Moi individuel et du Moi national n'est que l'effort de l'instinct pour se réaliser, l'absorption au sein du Moi national prouve que c'est l'instinct, l'inconscient, qui sont à la base de la collectivité. Celui qui ne partage pas cet instinct, cet inconscient collectif (pour reprendre un concept popularisé au XXe siècle) sera à ranger dans le camp des opposants à cette patrie psychique, dans le camp des barbares. Cette vision des choses conduira ultimement à l'exclusion du Moi national de tous les «déviants psychiques» c'est à dire les étrangers, les naturalisés, les juifs et les protestants. La philosophie personnelle dégagée par Barrès est d'un pessimisme radical, l'individu moderne lutte pour créer, pour conquérir un Moi individuel mais il ne peut vaincre le passé, la tradition de son peuple. Il ne peut échapper au génie de son peuple, de sa race (Barrès avait lu Fichte). L'individu se doit d'accepter cette défaite, cette inféodation, car ce n'est qu'à ce prix que sa vie acquiert une transcendance, un «sens», le Moi national auquel il a participé étant appelé à lui survivre. La perpétuation de ce Moi national ne sera assurée que s'il se montre plus fort et plus apte que les autres Moi nationaux. D'ou l'idée, qui va devenir obsessionnelle chez Barrès, de défendre le Moi national français contre les agression extérieures et intérieures à cette collectivité historique. On discerne vite l'influence du romantisme politique dans l'idée du culte du Moi. L'individu moderne est devenu anonyme car la machine, l'industrialisation, l'a rendu interchangeable (c'est le début de l'ère des masses) d'où le culte de l'individualité. Mais il est aussi seul, la révolution industrielle ayant mis fin aux solidarités familiales, religieuses, corporatistes, régionales etc.
Les romantiques cultiveront donc une profonde nostalgie de la collectivité humaine solidaire (réelle ou supposée) d'avant la modernité. Il y a une profonde contradiction que peu de romantiques discernèrent : c'est parce que la collectivité solidaire d'antan a disparu que l'individualité a été rendue possible; pas de culte du Moi à l'époque ou l'être humain était enserré dans les liens familiaux, professionnels, religieux etc. Barrès fut l'un des rares à avoir perçu cette contradiction, il la résout en proclamant la défaite (acceptée et volontaire) de l'individu moderne face à une collectivité venue du fond des âges. En se fondant au sein de celle-ci, l'individu n'est plus seul, il cesse donc d'en être un dans le sens moderne du mot (ce qui n'exclut pas l'individualité). Par là même, Barrès trouve donc un moyen pour faire disparaître l'individualisme, qu'en bon romantique, il haïssait. Le retour à la collectivité doit donc se faire au prix du sacrifice de l'individu. Il rejette donc implicitement l'un des primats issu des lumières et du libéralisme : la possibilité théorique pour tout individu, pour chaque être humain de se façonner un destin propre, unique, singulier. Il est donc définitivement anti-humaniste et opposé au libre-arbitre, en cela il annonce l'ère des masses qui s'abattra sur l'Europe d'après 1914. Ce déterminisme historique qui conduira de nombreux Français à une défense paranoïaque de la collectivité nationale sera mis en lumière par la crise boulangiste et l'affaire Dreyfus.
Le député boulangiste de Nancy (1889-1893)
A la fin des années 1880, la Troisième République connaît une vague de scandales sans précédent. Le plus célèbre étant la vente de légions d'honneur par le gendre du Président Grévy. La gauche extrême (communards, blanquistes, premiers socialistes) n'a toujours pas pardonné l'écrasement de la Commune par les Versaillais. Les autres opposants au régime se recrutent parmi les catholiques, hostiles à cette république laïque militante, ainsi que chez les bonapartistes, monarchistes et légitimistes de toutes obédiences. La Ligue des patriotes de Déroulède s'éloigne peu à peu d'un régime qui se désintéresse progressivement de la revanche et de la reconquête de l'Alsace-Lorraine. La république radicale «opportuniste» se retrouve attaquée aussi bien sur sa droite que sur sa gauche. Pour diverses raisons, ces oppositions veulent abattre une république centriste à l'instabilité gouvernementale chronique. Le jeu politique d'alors consistant surtout en un subtil balancement entre le centre-droite et le centre-gauche. L'antiparlementarisme devient une valeur en hausse, beaucoup se mettent à placer leurs espoirs dans la survenance d'un homme fort qui pourrait rétablir l'ordre et la confiance de la patrie. Cet homme est peut-être le ministre de la Guerre : le Général Boulanger.
Ce dernier a en effet su se montrer ferme face à Bismarck lors d'une nouvelle crise franco-allemande (l'affaire Schnabele). Boulanger perdant son ministère peu après, certains vont y voir la main de l'Allemagne et lancent un mouvement réclamant son retour aux affaires. Barrès ne reste pas longtemps insensible à cette agitation, lui aussi est à ranger parmi les opposants aux radicaux opportunistes. Son état d'esprit de l'époque sera résumé par les propos qu'il met dans la bouche d'Ernest Renan : «Pourquoi vivre, s'il nous est interdit de composer des républiques idéales? et quand nous avons celles-ci dans la tête, comment nous satisfaire de celles où nous vivons ? Rien de plus mauvais pour la patrie que l'accord unanime sur ces questions essentielles de gouvernement. C'est s'interdire les améliorations, c'est ruiner l'avenir.» 14 Il va considérer le boulangisme comme l'opportunité qu'attendait la nouvelle génération pour entrer en politique. Celui-ci devient la révolte de la jeunesse contre un régime parlementaire peuplé «de ratés de quelques littérature, médecine et avocasserie» 15 On reconnaît là le jeune homme en révolte contre l'ordre bourgeois et son inhérente médiocrité, qui s'incarne dans les radicaux de gouvernement. La jeunesse peut constituer «une force explosive (contre) un monde qu'elle méprise, auquel elle refuse de s'adapter et qu'elle veut conquérir» 16. En janvier 1889, Barrès part à Nancy comme candidat député boulangiste. Rapidement, trois thèmes de campagne vont se dégager de ses discours et écrits: l'antiparlementarisme, l'antisémitisme et le socialisme. Son antiparlementarisme sera constant jusqu' à la fin de sa vie, il exècre la médiocrité du personnel politique et «son insolence de pauvres illettrés» 17. Barrès tient un discours populiste, la vraie démocratie promise par la Constitution de 1875, a été kidnappée par une aristocratie du hasard (les parlementaires) et une aristocratie de l'argent (les banquiers et les divers profiteurs du régime). Le Parlement n'est rien d'autre que le lieu d'affrontement d'intérêts particuliers, et ce, au grand détriment de l'intérêt national. Barrès stigmatise «la toute-puissance d'un pouvoir anonyme, à mille têtes interchangeables, divisé en groupes représentant des intérêts contradictoires qui se débattent, s'entre-déchirent et méconnaissent l'intérêt national» 18. Il faut donc réformer les institutions et épurer les moeurs publiques. Le Parlement doit être dissous et une Constituante convoquée. La nouvelle Constitution sera approuvée par référendum, l'usage de ce dernier sera généralisé à l'ensemble des questions politiques non résolues par le Parlement. Le nouveau régime idéal sera proche du système américain: stricte séparation de l'exécutif et du législatif, veto de l'exécutif sur les lois, incompatibilité entre le statut de ministre et parlementaire, fin de la responsabilité ministérielle devant le parlement, élection du chef de l'exécutif au suffrage universel 19. Le projet des boulangistes n'est donc guère révolutionnaire, le seul élément réellement neuf est la thèse d'un pouvoir confisqué par une petite caste de bourgeois profiteurs et/ou capitalistes. Cette thèse sera ultérieurement reprise par bien des extrémismes politiques! Le socialisme de Barrès est plus original, alors que Boulanger reste silencieux sur la question sociale, il préconise, dès le début, un dépassement des clivages sociaux. Un mouvement ne saurait être national que s'il assure l'intégration des couches sociales les plus déshéritées au sein de la collectivité nationale 20 Il se réfère constamment et sincèrement aux grandes révoltes passées (1789, 1830, 1848, la Commune) afin de montrer au peuple la nécessité d'une nouvelle révolution pour conquérir une vraie démocratie. «La bourgeoisie a fait constamment appel à l'énergie révolutionnaire des classes populaires, avec le dessein secret de les asservir. Hypocritement, elle a consenti à jeter en pâture aux masses l'appât du pouvoir, et les berçant de vains espoirs, n'a jamais songé en fait qu'à imposer sa domination économique.» 21 Ce radicalisme ne s'accompagne nullement de l'idée de lutte des classes, Barrès ne s'adresse pas exclusivement au prolétariat, mais bien à toutes les victimes de la crise économique (artisans, prolétaires, petits-bourgeois). Il est «un populiste anti-bourgeois et anti-industriel» 22 qui déchaîne, dès le début de sa campagne sa xénophobie contre les ouvriers étrangers 23. Il adopte ainsi sans difficulté l'antisémitisme présent dans les couches populaires. Malgré son élection 24, le boulangisme va vite retomber comme un vulgaire soufflé. Tiraillé entre son aile populaire (communards et blanquistes) et ses soutiens financiers monarchistes et bonapartistes, Boulanger va se révéler un perpétuel indécis et un piètre homme d'Etat. Il s'exilera à Bruxelles où il se suicidera sur la tombe de sa maîtresse prématurément disparue. Barrès va considérer que l'échec du boulangisme est dû à sa mollesse concernant la question sociale, il faut s'allier à l'extrême-gauche qui vient d'entrer au Parlement. Jusqu'à l'affaire Dreyfus, les boulangistes ainsi que Déroulède vont s'allier aux élus socialistes et ouvriers 25. Cette alliance, qui parait aujourd'hui contre-nature, va se concrétiser en 1894-1895 dans le quotidien La Cocarde dont Barrès est le directeur. Parmi les signatures du journal, on retrouve aussi bien Jaurès que Maurras, Peloutier (le fondateur de la première C.G.T. anarchisante) que Léon Daudet (futur pilier de l'Action Française). Tous ces gens s'entendaient sur une critique commune de l'ordre bourgeois et partageaient un antisémitisme assez virulent, dont les socialistes ne s'éloignèrent qu'au moment de l'affaire Dreyfus. La gauche française de l'époque se voulait républicaine et patriote, seuls les partisans de Jules Guesde ou de Jean Allemane étaient favorables à l'internationalisme prolétarien. Barrès va profiter du cadre offert par La Cocarde pour approfondir sa pensée politique.
Barrès et le socialisme-nationaliste
Sur les bases de son opposition à la civilisation industrielle, Barrès va élaborer un socialisme non marxiste. C'est du point de vue de l'individu que la société moderne est attaquée, ce qui explique qu'il ne considère pas le prolétariat comme la vraie force révolutionnaire. La prochaine révolution sera le fait de jeunes lettrés, qui se soulèveront pour se venger d'une éducation secondaire ou universitaire, qui les a mal préparés aux luttes nécessaires à leur survie dans une société en crise 26. On retrouve là le jeune Barrès qui s'épouvantait du nihilisme que devait affronter sa génération. La jeunesse, écoeurée par les fausses valeurs qu'on lui a enseignées, va spontanément se soulever. Ils deviendront alors «des hommes libres qui ne reçoivent de principe que d'eux-mêmes et demain ils seront des ennemis de la société, bien plus des ennemis des lois.» 27. Cette idée d'une révolte du «prolétariat des bacheliers» n'est pas aussi absurde qu'elle ne parait. Barrès avait compris que de nombreux jeunes issus de milieux modestes ou petit-bourgeois, espéraient conquérir une reconnaissance et un statut social supérieurs grâce à leurs études. Or la crise économique et les hommes en place faisaient obstacle à la concrétisation de la vieille «méritocratie» républicaine, c'est- à- dire l'ascension sociale de jeunes lettrés dont le savoir était le seul capital. On retrouvera ainsi de nombreux intellectuels «déclassés» parmi les dirigeants et participants des révolutions (et parfois contre-révolutions) d'après 1914. A la même époque, Barrès se fait aussi le propagandiste assidu de l'idéal. Comme quelques années auparavant, il continue sa recherche d'un sens à la vie, d'une justification à son existence, à ses combats et à ses espoirs. L'action politique se doit d'avoir une finalité pour l'instant hors d'atteinte qui «répond à la profonde aspiration à l'absolu qui est l'essence même de la nature humaine» 28. Il s'agit là d'une réaction au réformisme réel, mais dispersé des radicaux de gouvernement (liberté de la presse, liberté syndicale, enseignement primaire laïque et obligatoire). L'être humain pour vivre a besoin de réformes mais aussi d'un idéal qui le dépasse et le transcende. La politique moderne a, selon Barrès, trop tendance à se cantonner à la tactique et à oublier la philosophie. La Révolution ou le Socialisme deviennent ainsi une nouvelle mystique ou utopie moderne. C'est en cela que pour beaucoup Barrès fut un infatigable professeur d'énergie, de vitalité, d'incitation à l'action. L'idéalisme de Barrès explique son rejet du matérialisme glacial de Marx (qui, de plus, est juif !). Le marxisme «est le symbole d'un socialisme réduit à son expression la plus primitive et la plus vulgaire, celle de la satisfaction des besoins matériels érigés en doctrine» 29. Le marxisme devient ainsi «le parti du ventre (qui pense erronément) qu'une solution des questions économiques résoudrait tous les problèmes inhérents à la complexité des rapports humains» 30. Marx a tort d'affirmer que l'émancipation économique serait l'émancipation totale.
La situation religieuse, politique, juridique, morale ne dépend pas uniquement de la situation économique. Barrès défend un socialisme utopiste qui le rapproche du «vrai penseur français» qu'est Proudhon, ce dernier combinant à merveille «notre sensibilité nationale et l'hégélianisme» 31. Il n'abandonne jamais sa démarche personnelle, si l'on néglige l'émancipation morale des êtres humains, le socialisme ne sera qu'une nouvelle forme d'oppression. S'il oublie l'individu et le fédéralisme de Proudhon, «il ne serait que le transfert de notre société actuelle aux mains de nouveaux dirigeants» 32 et ne se réalisera pas «sans nous écraser sous une dictature uniforme» 33. Le marxisme déboucherait ainsi sur l'écrasement de toute individualité sous un terrible conformisme. Enfin Barrès rejette l'idée qu'une fois la société sans classes réalisée, le processus de l'évolution historique cesserait automatiquement. La pensée de Barrès reste finalement étrangère à la société industrielle, le prolétariat industriel ne fait guère partie de son imaginaire. Celle-ci doit être rapprochée du socialisme des quarante-huitards comme Blanqui, Blanc, Raspail, Proudhon. La «machinisation» est un fait qu'il a du mal à intégrer intellectuellement. Il est par contre certain que Barrès est fasciné par l'aspect nouvelle «religion» du socialisme. Il conservera toujours une grande estime pour Jaurès. En 1914, devenu Président de la Ligue des patriotes, il ira se recueillir devant la dépouille du grand socialiste. Barrès continua aussi à partager avec de nombreux hommes de gauche une vision mystique et mythique de la République et de la Nation. Les aspirations socialisantes de Barrès vont avoir des répercussions sur son nationalisme. Il appréhende la nation française d'une manière similaire à Renan. La Nation incarne la modernité politique face au féodalisme royal d'origine transcendante. Elle se compose d'hommes libérés et soumis à la seule logique qui «décidèrent spontanément de se grouper entre gens ayant un fonds de légendes et de vie communes» 34. Le passé national est donc le patrimoine commun à tous les Français. Il est du devoir de ces derniers de le conserver et de participer aux valeurs qu'il représente. Ce passé national est un tout indivisible que les Français doivent accepter tel quel, ce qui explique pourquoi Barrès ne considéra jamais la Révolution française comme une rupture dans la continuité historique de la Nation.
En 1894, il définit la Nation comme «un groupe d'hommes réunis par des légendes communes, une tradition, des habitudes prises dans un même milieu durant une suite plus ou moins longue d'ancêtres.» 35. On discerne aisément l'influence du romantisme, mais on ne s'éloignait guère de Renan qui, lui aussi, ancrait la communauté nationale dans un passé commun à tous ses membres. Barrès va aller plus loin car il va considérer que le maintien de la cohésion nationale doit primer sur les divisions de politique intérieure (y compris la question sociale). Le nationalisme ordonne de tout juger par rapport à la France 36. Cette sauvegarde de l'intérêt national explique le socialisme de Barrès, l'exploitation capitaliste met en danger la cohésion nationale, car elle tend à en exclure les moins nantis. Il est donc d'une urgente nécessité d'intégrer les plus déshérités au sein de la communauté nationale. Cette vision sous-tend le rejet de tous les éléments, qui par leurs essences mêmes, ne peuvent qu'être étrangers à cette idée d'intérêt national. La présence de travailleurs étrangers sur le sol français met donc doublement en danger le consensus national. Ces ouvriers fournissent une main d'oeuvre à bon marché aux capitalistes, ce qui leur permet de négliger voire d'appauvrir les travailleurs français. Ensuite, ces étrangers étant par essence hors du Moi national, ils ne peuvent constituer qu'un ferment de division au sein de celui-ci. Barrès proposa donc l'expulsion des travailleurs étrangers des chantiers nationaux ainsi que de ceux émargeant à l'assistance publique. Les patrons employant de la main d'oeuvre étrangère seront taxés. Ainsi pour lui, le seul vrai socialiste, c'est le nationaliste car par sa politique il défend «l'amélioration morale et matérielle de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre» 37.
Nous ne devons pas être étonnés outre mesure qu'un nationaliste comme Barrès recherche le soutien de la classe ouvrière. Hobsbawn montre bien qu'à la fin du XIXe siècle, l'internationalisme prolétarien ne connut qu'un triomphe apparent. Malgré un premier mai célébré un peu partout dans les pays industrialisés, une IIe Internationale puissante, c'est au sein de chaque Etat, pris séparément, que le prolétariat réussit à arracher une amélioration de son sort matériel, politique et juridique. «Les forces qui unifiaient la classe ouvrière au sein de chaque pays amenuisaient inévitablement les espoirs et les prétentions internationalistes du mouvement prolétarien, sauf chez un tout petit nombre de militants et d'activistes aux idéaux élevés. Comme devait le montrer la position adoptée en août 1914 par la classe ouvrière de la plupart des pays, l'Etat et la nation constituaient désormais, à part de brefs intermèdes révolutionnaires, le cadre à l'intérieur duquel s'inscrivait sa conscience de classe.» 38 Pour en revenir à Barrès, son socialisme-nationaliste était donc essentiellement plébéien, populiste, socialisant et xénophobe. L'antisémitisme lui sert consciemment de plate-forme pour la mise en branle d'un mouvement national de masse. Celui-ci permettant l'union du prolétariat et de la petite-bourgeoise autour de l'idée de la lutte contre la haute finance internationale et cosmopolite. A cette fin, Barrès n'hésita pas à reprendre les idées de Drumont et de son ouvrage La France juive 39. Il soutiendra notamment l'interdiction de toute carrière administrative ou militaire pour les Juifs. Lors de l'affaire Dreyfus, cet antisémitisme social va se transformer en antisémitisme de type physiologique ou biologique.
Le Barrès de la maturité ou d'une guerre à l'autre (1898-1914)
L'affaire Dreyfus va façonner la vision définitive du nationalisme barrèsien. Cette «guerre des races» va le pousser à mettre en place un nationalisme fortement imprégné de déterminisme physiologique. Déjà influencé par Drumont, Barrès rencontre le psychologue (et psychopathe) Jules Soury 40.Ce dernier avait imaginé «un monde gouverné par des lois fatales, expressions abstraites des rapports naturels des choses» 41. Ces lois commandent l'univers, chaque instant de l'existence humaine, tant du point de vue collectif qu'individuel. L'être humain n'est qu'un automate, un rouage d'un mécanisme universel mu par des instincts héréditaires 42. Au départ de ces théories, Barrès commence par faire un sort à l'individu. Il rejette l'existence d'une «raison indépendante dans chacun de nous et qui nous permet d'approcher la vérité» 43. «L'individu ! son intelligence, sa faculté de saisir les lois de l'univers ! Il faut en rabattre. Nous ne sommes pas maîtres des pensées qui naissent en nous, elles ne viennent pas de notre intelligence: elles sont des façons de réagir ou se traduisent de très anciennes dispositions physiologiques. Selon le milieu ou nous sommes plongés, nous élaborons des jugements et des raisonnements. La raison humaine est enchaînée de telle sorte que nous repassons tous dans les pas de nos prédécesseurs. Il n'y a pas d'idées personnelles.» 44. L'une des conséquences de cette vision est de transformer l'intellectuel en ennemi à abattre, car c'est «un individu qui se persuade que la société doit se fonder sur la logique et qui méconnaît qu'elle repose en fait sur des nécessités extérieures et peut-être étrangères à la raison individuelle.» 45. Seul le petit peuple sait, contrairement aux élites de la pensée. C'est l'âme populaire ou l'instinct du peuple qui sauvera la France. Radicalisé par l'affaire Dreyfus, Barrès choisira le camp de la Nation contre celui de la Vérité et de la Justice car on ne peut se révolter contre ses ancêtres. Il pousse alors, jusqu'à ses conclusions logiques, les idées esquissées dans Le culte du Moi. Pour Sternhell, il arrive à nier l'existence «de toute marge d'indétermination: la psychologie de l'acteur, son comportement, non seulement reflètent son milieu, sa formation mais également déterminent un mode de comportement. Reconnaître cette vérité, prendre conscience de l'impossibilité d'être autre chose que ce pour quoi on est né (...), c'est-à-dire prendre conscience de la stricte proportionnalité entre les causes et les effets dans le comportement humain, tel est le seul sens de la notion de liberté(...) Reconnaître sa dépendance, se placer dans la lignée des ancêtres (...), c'est, en prenant conscience des forces qui déterminent la condition humaine, être libre.» 46. En s'acceptant comme déterminé, l'être humain touche à l'absolu. L'éthique nationaliste de Barrès repose sur l'idée que le sentiment vivant de l'intérêt général, que porte en eux ceux qui ont su se relier à la tradition nationale, est la réponse à toute interrogation nouvelle. Ce sentiment est une sorte d'instinct naturel. «Le nationalisme est acceptation du déterminisme (...), c'est une discipline générale, une manière de concevoir la vie.» 47. C'est un ensemble de critères de comportement dictés par l'intérêt général et qui existent indépendamment de la volonté de l'individu 48. Seuls les êtres participant à la conscience nationale seront aptes à le découvrir et à suivre ces critères. La conscience nationale étant définie comme «l'entente des gens qui sont réunis depuis plusieurs générations dans les mêmes institutions sociales pour affirmer des intérêts moraux communs» 49. Le maintien de cette entente commune, de cet héritage passe par le culte de l'énergie, de la vitalité, de la discipline, de la cohésion sociale et nationale. Du révolté qu'il était, Barrès devient un partisan de l'ordre et de la conservation des choses. Cette évolution semblait inévitable à partir du moment où le déterminisme l'emporta chez lui. L'appel à la Révolution laissa la place au paternalisme; l'anticléricalisme se transforma en la défense des églises de France, le catholicisme devenant une force de tradition indispensable à la cohésion sociale 50. Son nationalisme s'affirme comme défensif, comme fermé au monde extérieur. Il devient un rempart contre la décadence de la France, contre la disparition des derniers éléments propres à assurer le maintien de la cohésion au sein de la collectivité nationale. La seule vérité qui doit compter c'est «la vérité française, c'est à dire celle qui est la plus utile à la nation» 51. La Vérité absolue n'existe pas, il ne peut y avoir que des vérités relatives et propres à chaque nation. Le nationalisme, c'est résoudre chaque question, c'est tout juger par rapport à la grandeur de l'Etat 52. «Laissez ces grands mots de toujours et d'universel et puisque vous êtes français, préoccupez-vous d'agir selon l'intérêt français à cette date.» 53. L'Homme est le simple produit d'un milieu déterminé à un moment historique donné, il ne peut donc se référer à une idée universelle de Vérité ou de Justice. On comprend alors facilement l'attitude de Barrès lors de l'affaire Dreyfus. Celle-ci ne fait que révéler l'opposition éternelle entre la race aryenne et la race sémite, « que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race» 54. La culpabilité «réelle» de Dreyfus est doublement irrelevante. En premier lieu, il n'a fait qu'agir selon les instincts de ses ancêtres, de sa race. Il ne trahit donc pas la nation française puisqu'il ne peut en faire partie. Ensuite, même s'il est innocent, il reste coupable, car le tumulte et les passions qui se sont déchaînées autour de sa personne ont mis en danger la cohésion nationale 55.
Léon Blum, qui avait été envoyé par une petite délégation pour obtenir l'appui de Barrès à la cause de Dreyfus, fut étonné et dérouté par son refus. Pourtant l'évolution de sa pensée rendait inévitable une telle prise de position 56. Des dreyfusards sincères comme Péguy regrettèrent souvent de devoir considérer Barrès comme un adversaire. Barrès refusa jusqu'au bout de reconnaître publiquement l'innocence de Dreyfus, cette possibilité ne pouvait entrer dans son système de pensée. «Un événement imprévu va adoucir le tranchant de la théorie de Barrès, sa rencontre avec Anna de Noailles. Cet amour naissant (...) humanise Barrès dont les constructions théoriques ne pèseront jamais lourd au regard des passions.» 57. Cette jeune poétesse étant non seulement d'origine roumaine mais aussi dreyfusarde. Leur relation tumultueuse, passionnelle et épisodique ne cessera qu'à la disparition de Barrès, mais celle-ci joua souvent un rôle modérateur sur les positions politiques de ce dernier. Bien qu'ayant basculé dans le camp de l'ordre, Barrès ne va pas renier l'héritage de la Révolution française. Il ne s'aveugle pas au point de refuser d'admettre que les thèses raciales germaniques s'appliquent mal à la nation française. Cette dernière n'est plus unie par une tradition dynastique, une religion commune ou une ethnicité pure. «Hélas il n'y a point de race française, mais un peuple français, une nation française c'est à dire une collectivité de formation politique.» 58. Cette collectivité humaine est le fruit de l'histoire, seule celle-ci révèle les lois et critères de comportement auxquels doit obéir la nation 59. Si Barrès récuse le concept de nation-contrat de Renan, il n'oublie pas que ce dernier déclarait que «la nation est l'aboutissement d'un long passé d'efforts, de sacrifices, de dévouements. Le culte des ancêtres est légitime, ils ont fait ce que nous sommes» 60. Pour Barrès, la nation «est un territoire où les hommes possèdent en commun des souvenirs, des moeurs, un idéal héréditaire, (c'est) une énergie faite sur notre territoire de toutes les âmes additionnées des morts» 61.
Devant l'impossibilité de glorifier une race française, Barrès fait de la Terre et des Morts les fondements de la nation. Le nationaliste sera celui qui accepte et prend conscience de sa prédestination et qui défend son héritage, son identité; «chacun de nos actes qui dément notre terre et nos morts, nous enfonce dans le mensonge qui nous stérilise» 62. Cette référence aux morts est issue de l'obsession personnelle de Barrès, toute son oeuvre durant, il s'interrogea sur la vacuité de la vie, ce qui met en évidence une mélancolie constamment présente chez lui 63. Les morts remplacent aussi le Sang dans le diptyque romantique allemand (Sang et Sol), l'histoire prend donc la place de la race. Cet attachement à l'histoire empêchera Barrès de rejoindre l'Action Française de Maurras. La présence de la Terre et des Morts impose d'accepter le verdict de l'histoire. Le royalisme de Maurras va à l'encontre de ce verdict, il est anti-historique. Le nationalisme conservateur de Barrès repose sur la volonté d'appréhender la France comme un tout historique où la Révolution a droit de cité 64. Sa vision de la Révolution, ce n'est évidemment pas 1789 et les Droits de l'Homme ou le centralisme jacobin, mais bien Carnot et les soldats de l'an II, une République «armée, glorieuse, organisée» 65. La grandeur de la Révolution c'est d'avoir porté à travers l'Europe le génie de la France. La victoire de 1918 renforcera son amour pour cette République guerrière et expansionniste, car la liberté apportée par ses soldats, c'est la liberté française. Avant de nous concentrer sur la première guerre mondiale, il me semble que nous pouvons résumer l'évolution de Barrès depuis l'affaire Dreyfus comme un lent passage de la droite «révolutionnaire» au conservatisme nationaliste. Durant les années précédant 1914, il «apparaît ainsi comme le doctrinaire d'une synthèse nationaliste qui relie les principes du traditionalisme aux idéaux d'une droite révolutionnaire tendanciellement totalitaire et raciste, l'évolution s'opérant chez lui dans le sens du ralliement aux thèses conservatrices.» 66
France en armes et union sacrée (1914-1923)
La guerre fut pour Barrès une expérience importante qui influença profondément son nationalisme. Son attitude au cours de celle-ci connu diverses variations. Lors des premiers mois, il fit preuve d'un lyrisme épique qui lui valu le surnom de «Rossignol du massacre», il fut par la suite effrayé par le sacrifice massif des élites et du peuple français. Ce conflit n'allait-il pas priver la Nation de ses meilleurs membres ? Cette crainte était fondée, l'étude de Prochasson et Rasmussen montre en effet que, proportionnellement à sa population, c'est en France que les élites intellectuelles furent le plus décimées 67. Dans une première phase, allant d'août 1914 à la seconde moitié de 1916, Barrès devient le chantre de l'union sacrée. Président de la Ligue des patriotes il s'incline devant la dépouille de Jaurès. Par ce geste et devant la patrie menacée, il indique la nécessité de mettre de côté les divisions politiques et sociales qui agitaient la République d'avant 1914. Au cours de cette période, ses articles exaltent l'héroïsme des armées françaises sur un mode épique et lyrique. Citons deux exemples de cet état d'esprit: «Nos soldats reçoivent les leçons de la guerre, et sous de tels marteaux, dans une telle fournaise, les différences et les divisions qui hier nous semblaient capitales ont complètement disparu. Sur cette adolescence, rien ne subsiste que les diversités qui viennent de la nature et de l'histoire, qui sont dans le métal même et qui constituent l'alliage français.» 68 «Nous avons vu entrer en campagne, au profit du salut public, toutes les forces morales, qu'elles prissent naissance ici ou là, dans une religion, dans une philosophie ou une éducation; tout se révéla excellent pour nourrir les âmes, et cette armée remplie de nos contradictions furieuses s'est montrée, face aux Allemands, unie et toute éblouissante de beauté spirituelle.» 69. On peut voir dans ces extraits une accentuation des traits les plus exclusifs et agressifs de son nationalisme. 70. L'enlisement progressif des combats va l'amener à modérer son enthousiasme guerrier. De plus en plus inquiet devant les pertes colossales générées par ce conflit, il rend fréquemment hommage au sacrifice de la jeune génération : «Ô jeunes gens, qui valez mieux que nous ! Ils vivront, mais fussent-ils morts, la France va se reconstruire avec leurs âmes comme pierres vivantes. Tout ce soleil de jeunes gens qui descend dans la mer, c'est une aube qui va se lever.» 71 Barrès est tourmenté par l'idée que ce sacrifice pourrait être rendu vain par la résurgence, après la guerre, des antagonismes opposant les Français entre eux. Il développe donc, fin 1916, dans son livre Les diverses familles spirituelles de la France , une nouvelle vision de la communauté nationale où sont notamment réintégrés les Juifs et les protestants. «Une grande affaire d'Israël dans son éternelle pérégrination, c'est de se choisir une patrie. Il ne la tient pas toujours de ses aïeux; il l'acquiert alors par un acte de volonté, et sa nationalité est sur lui comme une qualité dont il se préoccupe de prouver qu'il en est digne. Beaucoup d'Israélites, fixés parmi nous depuis des générations et des siècles, sont membres naturels du corps national, mais ils sont préoccupés que leurs coreligionnaires nouvellement venus fassent leurs preuves de loyalisme.» 72 Même si cela remet en question de ses opinions passées et même si cela rebute son nationalisme romantique, Barrès ajoute : «voilà des Israélites nouvellement venus parmi nous et chez qui la part irraisonnée, quasi animale qu'il y a dans notre amour de la patrie (comme dans notre attachement à notre mère), n'existe pas. Leur patriotisme est tout spirituel, acte de volonté, décision, choix de l'esprit. Ils préfèrent la France: la patrie leur apparaît comme une association librement consentie.» 73
Il revient ainsi à une forme plus ouverte de l'idée nationale. Il sera donc du devoir moral des dirigeants d'assurer, après la victoire, la concorde entre tous les Français, car la France, en ayant résisté aux Allemands, n'a pas fait que défendre son territoire national, elle a défendu l'idée même de civilisation. «Ainsi toutes nos familles spirituelles, quand elles combattent pour la France, songent toujours à défendre un bien, une âme dont elles sont les dépositaires et qui peut-être utile à l'humanité entière. Que la France ne redoute pas trop le reproche de se replier sur elle-même, (...) l'esprit français le plus indigène, le plus local, a toujours de l'universalité. Ce n'est jamais un but pour nous seuls, mais un but pour tous que notre haute pensée poursuit (...). Nos diverses familles spirituelles font des rêves universels et ouverts à tous, qu'elles défendent en défendant la France. Cette catholicité, ce souci de l'humanité entière, c'est la marque du génie national, c'est une note généreuse et profonde dans laquelle s'accordent toutes nos diversités.» 74. La première guerre mondiale fut donc pour lui l'affrontement du germanisme et de l'esprit universel conçu par la France. L'issue du combat étant la victoire, non de la nation française, mais bien celle de la civilisation. Barrès concluait sa contribution à l'effort de guerre français par une des rares notes optimistes de son oeuvre, la France devenant : «le champion du bien sur la terre. Chacun de nous sait que les Français sont là pour qu'il y ait moins de misère entre les hommes. En ce sens la France est pacifiste, en ce sens, la France est guerrière. L'idée que cette guerre doit être la dernière des guerres, c'est une vieille idée populaire (...), formule simpliste de cette générosité, de cet oubli de soi où communient tous nos siècles et toutes nos classes (...) Ce qui naîtra, je ne sais, mais l'âme nationale vient de se réaliser. En même temps que nous allons libérer la vie française sur des territoires retrouvés, nous la dégageons en nous-mêmes, et comme la patrie va sortir de cette crise héroïque avec un élargissement physique, chacun de nous y veut trouver une augmentation de l'âme.» 75 La grande guerre le renforça donc dans son sentiment que l'histoire a disposé «nos concitoyens de telle sorte qu'ils réservent pour le principe républicain ces puissances de sentiment que d'autres nations accordent au principe d'hérédité.» 76. Au nom de la continuité historique, la France à venir devra s'installer «sur l'histoire où il y a continuité et sur sa persévérance et sur son besoin de vivre» 77 et non pas sur l'âme d'avant ou d'après 1789. Ce conservatisme qui imprégna de plus en plus sa pensée l'éloigna donc du fascisme «originel». A la fin de la première guerre mondiale, Barrès apparaît comme un conservateur «enraciné dans le temps et l'espace, soumis par un choix délibéré à un ordre qui le dépasse et le soutient, (...) respectueux par conséquent des hiérarchies en place et des verdicts de l'histoire, là où les fascistes chercheront au contraire à bousculer l'histoire.» 78 En raison de son rejet «logique» de l'Action Française, Barrès restera jusqu'à sa mort en 1923, une figure isolée mais toujours influente du nationalisme français. Son action et ses écrits demeurant une illustration parfaite des composantes du nationalisme moderne tel que synthétisé par Gil Delannoi : «La peur d'un déclin, ayant une cause interne et/ou externe à la nation; la réaction contre le présent, par laquelle on réécrit l'histoire à l 'avantage du nationalisme et l'on projette un futur nationaliste; l'organicisme, pour lequel l'individu est moins important que la collectivité et doit lui être sacrifié quand il le faut au nom d'une vitalité supérieure; l'usage de la propagande, pour entretenir, canaliser le sentiment national et obtenir une puissance politique.» 79
Conclusion : Barrès et la Nation française
Avant de conclure sur l'originalité de la vision nationaliste de Barrès, il nous faut rappeler une dernière fois celle-ci. «Chez Barrès, l'idée de Nation et l'idée de civilisation coïncident exactement : la nation est une communauté formée à travers les siècles par l'action combinée de l'histoire et de l'État, c'est un territoire sur lequel vit une communauté soumise à un même pouvoir politique et unie par des liens tissés par une même civilisation. C'est ainsi qu'à travers les âges se forme une conscience, une vision du monde, une communauté d'esprit que Barrès appelle tradition.(...) La finalité et les limites de l'action individuelle sont par conséquent fixées par la plus ou moins grande préservation des traditions qui convergent en chaque individu. Celui-ci ne représente qu'un instant du processus qui l'a fait et qu'il contribue à perpétuer. Il est, de par les lois de la nature et de la science, ce que sa terre et ses morts ont fait de lui.» 80. Ce n'est que lorsqu'il aura reconnu ses limites et sa prédestination que l'être humain peut poursuivre une action constructive et agir en fonction de l'idéal français.
Tout étant déjà joué d'avance, cette acceptation est l'unique attitude à adopter, elle permet aussi d'éviter que chaque individu ou groupe social adoptent des définitions divergentes de l'intérêt national. Pour Sternhell, l'originalité de la pensée de Barrès tient à son essai de synthèse entre le nationalisme romantique et dynamique et un nationalisme socialement conservateur 81. «En ce sens la pensée barrèsienne représente la volonté de dépasser la banalité du monde bourgeois, le matérialisme de la société industrielle, la platitude de la démocratie libérale; c'est la volonté de donner à la vie un sens nouveau. C'est pourquoi l'éthique du nationalisme barrèsien se présente finalement comme une religion nouvelle possédant sa propre mystique et rejetant dans sa totalité le monde tel qu'il est.» 82. Le culte de l'élan vital et de l'action, indépendamment du degré de «vérité» de celle-ci, qu'entraîne cette éthique est annonciatrice du fascisme. L'emploi de l'antisémitisme «comme moyen de mobilisation par excellence de ce vaste ensemble de couches sociales déstabilisées par la révolution industrielle» 83 va dans la même direction. Ainsi le petit peuple soutenant Boulanger ou haïssant Dreyfus serait annonciateur des chemises noires ou des SA.
Pierre Milza nuance le constat de Sternhell, selon lui : «il est clair que socialisme et nationalisme ont coexisté pendant un certain temps dans la pensée barrésienne et que de cette rencontre a surgi quelque chose qui n'est pas sans relation avec le fascisme, au sens générique du terme. [Chez Barrès, il y a] à la fois de ce doctrinaire en quête d'une synthèse entre les deux idéologies "révolutionnaires" de son temps, et le contraire : à savoir un bourgeois traditionaliste attaché aux valeurs de l'ancienne France.» 84 Le décès de Barrès en 1923 nous empêche de savoir ce qu'il aurait pensé du fascisme italien ou du nazisme, en aurait-il d'ailleurs pensé quelque chose? Barrès ne considérait-il pas qu'il était impossible d'appréhender autre chose que sa tradition nationale? Les barrésiens soulignent que son fils Philippe rejoignit de Gaulle dès 1940, et qu'il n'aurait jamais accepté l'abaissement de la France symbolisé par l'entrevue de Montoire. Ces éléments ne font que mettre en évidence le caractère complexe et contradictoire de Barrès, le fait qu'il ne renonça jamais au culte du Moi de sa jeunesse est à l'origine de cet état d'esprit.
Cette complexité rendit la pensée de Barrès inexploitable en un bloc. Sa solitude fit que, à aucun moment, le régime vichyste ou un quelconque parti politique ne se revendiquèrent de son éthique nationaliste. Philippe Soupault qui assura avec Aragon la défense de Barrès lors du procès dada avait magnifiquement discerné cela:« Comment un individualiste faillirait-il à sa tache individualiste par défaut de solidarité individuelle? Et depuis quand est-il besoin d'autoriser les vieillards de tout âge à persécuter les hommes libres au nom de ces trois fantômes : ordre, expérience et tradition ? Barrès n'est-il pas plutôt, le jour qu'ils relisent ses premiers livres, un objet de démoralisation pour ses admirateurs d'aujourd'hui, et pour ces gens aux fronts étroits, n'est-ce pas une découverte aussi terrible que celle d'un tatouage obscène sur le cadavre d'un aïeul vénéré, que celle de telle phrase de Sous l'oeil des Barbares ou de Huit jours chez Monsieur Renan.» 85 Certains reprochent d'ailleurs à Sternhell d'avoir surestimé l'aspect d'idéologie cohérente parmi les innombrables écrits de Barrès. Malgré tous ses errements, la richesse humaine de Barrès empêche une condamnation définitive et sans appel (Sternhell va d'ailleurs dans ce sens). Le Barrès des Carnets met en lumière un homme assailli par le doute et obsédé par la mort. Son appel répété et presque incantatoire à l'action s'explique partiellement: tout en le haïssant, Barrès était fasciné par le nihilisme. Son romantisme l'éloigna toujours d'un engagement total pour un homme ou un parti. Il fut toute sa vie un homme de refus et un chercheur de transcendance, de sens, ce que nous mettrons certainement à son actif. En 1922, la publication de son roman Un jardin sur l'Oronthe choqua les tenants de l'ordre moral et les bien-pensants de toutes obédiences. L'ensemble du camp conservateur ne put supporter qu'un jeune chevalier en route pour les croisades préfère la sensualité fatale d'une princesse sarrasine à la libération du tombeau du Christ. Barrès n'ayant fait que dissimuler sous ce couvert médiéval et métaphorique sa relation amoureuse avec Anna de Noailles qui les liaient de nouveau depuis 1914. Il faut ajouter que, son antisémitisme mis à part, le style violent et passionnel de Barrès ne le qualifie pas automatiquement d'extrémiste. Le radicalisme du discours ne débouche pas nécessairement sur le radicalisme des actes. La république réformée qu'il imagine à l'époque boulangiste est proche de la Ve République. Il fut un partisan du protectionnisme économique et d'une politique sociale active de l'Etat envers les déshérités, rien de très extrémiste. Après 1920 au sein de l'Entente Républicaine, grand rassemblement parlementaire de la droite, Barrès peut être classé au centre-droite plutôt qu'à l'extrême-droite. En Grande-Bretagne, il aurait certainement pu être un excellent député du parti conservateur. Pour ce qui est du sort des Juifs, qu'il vilipende tant, Barrès ne semble pas avoir de solutions concrètes.
Il est dommage pour Barrès qu'il n'ait pas deviné quelles pouvaient être les conséquences concrètes et ultimes de son racisme physiologique. Comme le remarque justement Antoine Compagnon, il est difficile d'aborder «sereinement» l'antisémitisme des antidreyfusards, «la seconde guerre mondiale (ayant) définitivement rayé les termes qui avaient cours au temps de l'affaire Dreyfus, ce qui rend malaisée - certains diront impossible - sa juste compréhension aujourd'hui encore. La moindre hésitation à condamner l'antisémitisme, ou même l'antidreyfusisme, doit s'entendre comme une contribution à l'horreur absolue. Mais cette exigence ne peut pas s'appliquer au passé.» 86 Sans cette précaution, on risque seulement de transposer nos conflits et interrogations contemporaines au coeur de toute étude historique. Il demeure toutefois certain que la vision barrésienne d'une histoire continue de Jeanne d'Arc à la Révolution ainsi que l'invocation de la grandeur de la France comme critère principal de l'action politique ont dû influencer notamment de Gaulle. Mais le dreyfusisme de son père et ses lectures de Péguy l'empêcheront d'adhérer à l'antisémitisme barrésien. De ces deux hommes qui est l'auteur de cette phrase : « Donner de la France une certaine idée, c'est nous permettre de jouer un certain rôle»? 87 Barrès fut finalement toute sa vie: «un extraordinaire capteur des émotions de son temps» 88 y compris, parfois, des émotions les plus inavouables et les plus impardonnables.
Références
M.Aghulon : 1848 ou l'apprentissage de la République (1848-1852) Seuil, collection Points-Histoire, Paris 1992. S.Audouin-Rouzeau : L'enfant de l'ennemi, 1914-1918, viol, avortement, infanticide pendant la grande guerre Editions Aubier, Paris 1995. M.Barrès : Romans et voyages , 2 volumes, Editions Bouquins, Paris. M.Barrès Les diverses familles spirituelles de la France , Imprimerie Nationale, collection Acteurs de l'Histoire , Paris 1996. JJ Becker (sd): 14-18, La très grande guerre Folio/Histoire, Paris 1996. JJ Becker: L'Europe dans la grande guerre Belin/Sup, Paris 1996. M.Bonnet (ed) L'affaire Barrès, Corti, 1987. A.Compagnon: Connaissez-vous Brunetière ? Enquête sur un antidreyfusard et ses amis . Collection L'Univers Historique , Editions du Seuil, Paris 1996. J.Gotovitch : notes du cours d'Histoire contemporaine. ULB année 1990-1991. E.J.Hobsbawn : L'ère des empires 1875-1914 . Collection Pluriel, Editions Hachette, Paris 1997. C.Prochasson, A.Rasmussen : Au nom de la patrie, les intellectuels et la première guerre mondiale, 1910-1919 La Découverte, Paris 1996. E.Renan : Qu'est ce qu'une nation ? Editions Presses Pocket, Paris 1992. R.Sayre & M.Löwy : Révolte et mélancolie, le romantisme à contre-courant de la modernité Payot, Paris 1992. Z.Sternhell Maurice Barrès et le nationalisme français Complexe, Bruxelles 1985.Z.Sternhell, M.Sznajder, M.Asheri : Naissance de l'idéologie fasciste Folio/Histoire, Paris 1994. M.Winock Le siècle des intellectuels Edition du Seuil, Paris 1997 Emission de France-Culture du 31/07/1996 , Avoir 30 ans il y a un siècle : Maurice Barrès Emission de France 3, 1996 Un siècle d'écrivains : Maurice Barrès .
- 1. Pour une étude approfondie de la crise morale, politique, économique qui agita le monde industrialisé à la fin du XIXe siècle voir E.J. Hobsbawn L'ère des empires 1875-1914 .
- 2. Sternhell, p. 14.
- 3. Sternhell, p. 10
- 4. Sternhell,pp. 27-31.
- 5. Sternhell, pp. 35-36
- 6. Sternhell, p-.38.
- 7. Sternhell, p.48.
- 8. Sternhell, p.49
- 9. Sternhell, p. 51.
- 10. Sternhell, p. 51.
- 11. Sternhell, p. 56.
- 12. Sternhell, p. 56.
- 13. Sternhell, p. 58.
- 14. Sternhell, p. 81.
- 15. Sternhell, p. 115.
- 16. Sternhell, p. 115.
- 17. Sternhell, p. 122.
- 18. Sternhell, p. 125.
- 19. Sternhell, pp. 132-133.
- 20. Sternhell, p. 122.
- 21. Sternhell, p. 122.
- 22. Sternhell, p. 157.
- 23. Sternhell, pp. 57-158.
- 24. Elu député de Nancy en 1889, Barrès est battu en 1893, 1896, 1898 et 1903. En 1906, il devient député de P.aris, il le restera jusqu'à sa mort en 1923.
- 25. Sternhell, voir pp 163 à 178.
- 26. Sternhell, voir pp 1185.
- 27. Sternhell, voir pp. 185.
- 28. Sternhell, voir pp 200.
- 29. Sternhell, voir pp 205.
- 30. Sternhell, voir pp 204.
- 31. Sternhell, voir pp 206.
- 32. Sternhell, voir pp 207.
- 33. Sternhell, voir pp 207.
- 34. Sternhell, voir pp 222.
- 35. Sternhell, voir pp 223.
- 36. Sternhell, voir pp 224.
- 37. Sternhell, voir pp 227.
- 38. EJ Hobsbawn, op. cit.,p. 173.
- 39. Sternhell, voir pp 223 et suivantes.
- 40. Sternhell, voir pp 254 et suivantes.
- 41. Sternhell, voir pp 257.
- 42. Sternhell, voir pp 258.
- 43. Sternhell, voir pp 25ç-260.
- 44. Sternhell, voir pp 260.
- 45. Sternhell, voir pp 274.
- 46. Sternhell, voir pp 262.
- 47. Sternhell, voir pp 267.
- 48. Sternhell, voir pp 267.
- 49. Sternhell, voir pp 267.
- 50. Sternhell, voir pp 303 et suiv.
- 51. Sternhell, voir pp 268.
- 52. Sternhell, voir pp 267.
- 53. Sternhell, voir pp 296.
- 54. Sternhell, voir pp 264.
- 55. Sternhell, voir pp 276.
- 56. Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Seuil, paris, 1997, chapitre I et suivants voir pp 267.
- 57. Ibidem, p. 59.
- 58. Sternhell, voir pp 283.
- 59. Sternhell, voir pp 284.
- 60. Sternhell, voir pp 285.
- 61. Sternhell, voir pp 285-286.
- 62. Sternhell, p 286.
- 63. Sternhell, voir p. 300.
- 64. Sternhell, voir p. 346.
- 65. Sternhell, voir p.350.
- 66. P.Milza, Présentation de M.Barrès Les diverses familles spirituelles de la France, Imprimerie nationale, collection Acteurs de l'histoire, p. 24.
- 67. C.Prochasson et A Rasmussen, op. cit., p186.
- 68. Les diverses...op. cit.,p. 151.
- 69. Ibidem, p. 47.
- 70. P.Milza, art. cit., p. 17.
- 71. M.Barrès, les diverses...op. cit.,p. 171.
- 72. Ibidem, p. 79.
- 73. Ibdem, p. 83.
- 74. Ibidem, pp. 142-143.
- 75. Ibidem, p. 175.
- 76. Sternhell, voir . 353.
- 77. Sternhell, voir pp 359.
- 78. P.Milza, art cit, p. 23.
- 79. G.Delannoi Destin commun et destin communautaire. De l'utilité de distinguer nation et nationalisme. Institut de ciences politiques i socials, Barcelone 1995, p. 16.
- 80. Sternhell, voir p. 286 et p. 294
- 81. Sternhell, voir p. 371.
- 82. Sternhell, voir P. 24.
- 83. Sternhell, p. 369.
- 84. P.Milza art cit, p. 21.
- 85. M.Bonnet, L'affaire Barrès, José Corti, 1987, p. 81.
- 86. A.Compagnon, Connaissez-vous Brunetière ?, p. 29.
- 87. M.Winock, op. cit., P. 152
- 88. S.Audouin-Rouzeau, L'enfant de l'ennemi, 1914-1918, Aubier, Paris, 1995, p.101