L'idée républicaine en Belgique
(Henri Pirenne, Histoire de Belgique)
La bourgeoisie belge révolutionnaire et libérale de 1830 fonda un Etat solide, séparé de l'Eglise selon le modèle de Lamennais (Constitution adoptée en 1831). Elle y installa une monarchie qu'elle voulait « républicaine », dont le roi Léopold Ier fut élu par un Congrès national. Cas - peut-être unique - d'une monarchie démocratiquement instaurée comme monarchie (devenant héréditaire à partir de là), d'emblée constitutionnelle et parlementaire, donc sans passé absolutiste. Elle s'imposa comme le centre du pouvoir politique pour longtemps, tout en jouant le jeu de la Constitution libérale que l'on avait rédigée justement pour qu'elle ne soit rien. Rapidement prépondérante, la fraction financière de la bourgeoisie en Belgique comprit l'intérêt de la monarchie. Elle figurait la stabilité, permettait à cet Etat nouveau, pas encore crédible, de donner confiance à l'Europe d'alors encore féodale, sans autre République qu'en Suisse. La bourgeoisie financière dota richement (1) Léopold Ier qui devint le principal actionnaire de la Société générale, la principale société à portefeuille du pays, et, par là même, la première fortune d'une Belgique qui, grâce à la Wallonie, devenait une des grandes puissances industrielles mondiales.
La bourgeoisie libérale était vaincue, mais, dans sa frustration, elle ne l'a avoué jamais.
La frustration bourgeoise de 1830 et sa suite aujourd'hui
Cette frustration perdure dans l'establishment francophone belge. L'Etat belge institué le 4 octobre 1830, suite à la rupture d'avec la Hollande, alors monarchie autoritaire, eut d'abord à sa tête un Gouvernement provisoire qui fit élire un Congrès constituant. En cette période, la Belgique fut, si l'on peut dire, la plus souveraine : elle n'avait pas de roi et n'était pas contrainte au statut de neutralité que l'Europe lui imposa (2). Il y a quatre ans l'historien Paul Wynants, professeur aux facultés universitaires de Namur, publia, dans l'une des meilleures revues bruxelloises, La Revue nouvelle, sous le titre Trois paradoxes de la monarchie en Belgique (mars-avril 2002), un texte révélateur. Il y prône une monarchie à la suédoise qui fait songer à 1831. Ce texte est exemplatif de l'idéologie qui permet encore aujourd'hui aux élites belges francophones d'accepter l'inaboutissement de la République (et donc de la Nation), en se le voilant.
Les « trois paradoxes » de Paul Wynants sont : 1) la monarchie voit ses pouvoirs se réduire ; 2) sa fonction symbolique gagne en importance ; 3) elle est mise en cause plus gravement qu'avant (autonomistes flamands, certains républicains). Mais l'opacité de nos institutions empêcherait leur compréhension par le tout-venant: « Il est bien difficile à celui que Roosevelt appelait "le petit homme" - nous dirions: l'homme de la rue - de percevoir les trois paradoxes qui caractérisent la monarchie belge en 2002. » (art. cit. p..9).
A cette évocation du « petit homme », on songe à la magnifique réflexion de Pascal: « Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n'est pas l'effet de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. » (3) Le « petit homme » de P.Wynants, est ébloui par la noblesse et celui dont elle est le centre, le roi. Les demi habiles sont les gens « qui se croient malins» et font la critique la plus évidente de la noblesse (la naissance c'est le hasard donc sans mérite). La «pensée de derrière » c'est celle des vrais dominants apercevant bien la sottise des croyances qui fondent le système, mais y souscrivant pour le profit qui en découle.
Or Arlette Farge (4), consultant des milliers de rapports d'indicateurs de police au 18e siècle, montre que le « peuple » a changé depuis le 17e. Ses conversations sont espionnées par des mouchards dans les cafés, les rues, les places publiques. Il en résulte des milliers de rapports. Farge les a lus et conclut que le peuple a remis de plus en plus en cause la monarchie, sans avoir nécessairement lu « Voltaire et Rousseau » comme le supposait Gavroche. Journaliers, artisans, commerçants, paysans, font preuve d'une lucidité politique qui traumatise les policiers qui lisent leurs indicateurs. Ils y voient l'influence de Satan. Pour le Lieutenant de Police du 18e, comme pour tant d'élites aujourd'hui, « le petit homme » est incapable de réfléchir. Pourtant les idées de liberté et de souveraineté populaire sont nées dans ce « peuple », indépendamment de Voltaire ou Rousseau. L'éclatante démonstration de Farge remet en cause bien des perspectives.
Si le peuple de Paris a nié la monarchie, celle-ci en Belgique, a pris le pas sur la bourgeoisie de 1830 (« habiles » ou « demi habiles » ?). Qui ne se se remet pas de la frustration d'avoir été privée de « sa» révolution (préalablement confisquée au peuple) (5).
Paul Wynants pense qu'il serait - peu à peu ! - possible, en fonction d'évolutions intervenues, de réduire la monarchie belge à un simple ornement et semble se donner 1831 comme avenir. Présenter cet aboutissement comme logique, rejeter le sens de la monarchie dans le symbolique (notamment de l'unité belge), c'est minimiser le fait que la monarchie a longtemps été prépondérante. Ce sur quoi l'establishment francophone a toujours voulu s'aveugler. Dans un ouvrage aussi fondamental que La décision politique en Belgique (1965), ouvrage pourtant extrêmement critique, la monarchie est considérée comme ne disposant que d'un pouvoir formel et cela quinze petites années après la fameuse question royale qui divisa la Belgique comme jamais dans son histoire (nous y reviendrons).
Pirenne, le meilleur historien belge (le maître de Marc Bloch et de quelques autres), a, lui, d'emblée - c'est une exception - signalé crûment l'échec de la bourgeoise de 1831 c'est pourquoi il fallait le citer en exergue. Il décrit ainsi Léopold Ier: «Pour cet esprit réaliste la politique se réduisait à l'art de gouverner, et le dogme de la souveraineté du peuple n'était qu'un grand mot. Au fond, c'était un conservateur (...) En dépit de ses accointances et de ses sympathies anglaises, ce qui domine peut-être en lui, c'est le principe allemand d'Ancien régime, aussi hostile aux principes révolutionnaires de la France qu'au nationalisme germanique de la Prusse. Son idéal, c'est l'Autriche de Metternich, avec son horreur de la démocratie et son gouvernement légitimiste et autoritaire. À ses yeux, la Constitution belge était une absurdité. Et il faut se demander comment, l'appréciant ainsi, il a pu l'appliquer avec une maîtrise qui fait de lui le type le plus achevé de monarque constitutionnel que l'Europe ait connu. En ceci sa connaissance approfondie du parlementarisme anglais, tel surtout qu'il était compris et appliqué par les Whigs, lui fut sans doute d'un précieux secours. Elle lui avait appris que dans un pays libre, le gouvernement n'est possible qu'avec le concours de l'opinion. Mais en Belgique, ce n'était pas comme en Angleterre une aristocratie rompue au maniement des affaires et appuyée sur une longue tradition politique qui dirigeait l'opinion, mais une bourgeoisie à tendances libérales, infatuée de son importance, imbue d'une idéologie révolutionnaire, empressée d'inaugurer une constitution toute neuve et pour ainsi dire d'en faire l'essai. La monarchie telle qu'elle la comprenait, c'était une « monarchie républicaine » dans laquelle la couronne ne devait être qu'un ornement et non pas un pouvoir (...) Avec une adresse consommée et une patience inlassable, il sut, en s'effaçant en apparence, prendre une influence croissante (...) Son irresponsabilité constitutionnelle, en dérobant son action au public, lui permit de l'exercer davantage dans le Conseil. Scrupuleusement fidèle à la Constitution, il [Léopold I] la laissa fonctionner en [...] s'y réservant [...] le rôle essentiel du régulateur dans une machine. Par cela même qu'elle se cachait, son intervention dans les affaires fut plus constante et plus profonde.» (nous soulignons) (6)
Le discours de l'establishment sur la monarchie tente de minimiser le fait souligné par Pirenne, et prête ainsi la main à l'habileté des rois à « dérober leur action au public ». Le texte de P.Wynants réitère ce geste et nous intéresse parce qu'il est récent, parle de la monarchie à réduire à un ornement dans les années qui viennent, sans voir qu'il n'y a toujours là que le rêve avorté de la bourgeoisie de 1830. L'establishment francophone belge, s'aveugle sur son échec et se fuit lui-même.
Première fuite : le mythe d'une diminution linéaire du pouvoir monarchique
P.Wynants reprend J.Stengers (7) selon lequel la monarchie aurait vu ses pouvoirs soumis à une érosion continue depuis 1831. C'est une erreur. Le schéma linéaire ne tient pas, même s'il possède l'avantage de mettre un baume sur la frustration bourgeoise de 1830.
Léopold Ier prit donc le pouvoir (8). Léopold II qui lui succède est un roi fastueux, mais impopulaire, détesté, discrédité. A la suite d'une campagne mondiale stigmatisant ses crimes au Congo (possession personnelle au départ), il doit le céder à l'Etat belge en fin de règne. Albert Ier à la faveur de la guerre de 1914-1918, fait opérer une remontée fantastique en prestige moral et pouvoir (on ne peut séparer les deux). Henri Pirenne écrira dans l'Encyclopédie française que « L'autorité morale du souverain lui permet d'user plus largement que ses prédécesseurs de ses pouvoirs constitutionnels. » (9) En 20 ans de règne, Albert Ier se permet de démissionner deux Premiers Ministres, autant que ses deux prédécesseurs. La lecture de ses Carnets de guerre (1914-1918), révèle que c'est lui qui gouverne. Et après, comme l'a montré Les faces cachées de la monarchie belge (10), il travaille avec les hommes d'affaires, «entre gens sérieux». Par exemple il empêche la nomination d'un Premier ministre socialiste en 1925, puis quand il doit se résoudre à un gouvernement de centre-gauche Poullet-Vandervelde, ses amis du monde des affaires retirent leur soutien. Le gouvernement tombe. Mais à ce moment, habilement, il rappelle Vandervelde (le leader socialiste), dans un gouvernement où celui-ci n'a plus d'influence. Luc Schepens, important historien flamand, va jusqu'à écrire d'Albert Ier, confirmant les propos de Pirenne: « Les deux grandes victimes de la guerre [14-18] en Belgique semblent être la Constitution et la démocratie parlementaire. Et cela n'alla pas sans conséquences. Pendant la suite du règne d'Albert Ier, et également sous celui de Léopold III, le roi a exercé au sein du pouvoir exécutif un rôle hors de proportion avec ce qui avait été de coutume avant la première guerre mondiale (...) Ce n'est qu'après que cette situation s'est normalisée. » (11)
Raymond Fusilier (12) (le seul à comparer les six « petites » monarchies parlementaires d'Europe: Suède, Norvège, Danemark, Hollande, Luxembourg, Belgique), voit à la source de la question royale de 1940-1950, un vice constitutif de la monarchie belge du fait de son écart par rapport à la Constitution de 1831, notamment à cause de l'existence autour du roi d'un cabinet, sorte de gouvernement parallèle (ceci n'a pas entièrement disparu). Pour lui, la monarchie belge a plus de pouvoir que les autres monarchies européennes.
Albert Ier a donc amplifié ce pouvoir royal, à la faveur de la guerre et son fils, Léopold III (13) en hérite. Une scène rapportée par les historiens flamands Velaers et van Goethem le 2 février 1939 est révélatrice. Léopold III convoque le gouvernement dans une des salles de son Palais, le Salon du Penseur. Il a revêtu son uniforme de Lieutenant Général. Le Grand Maréchal de la Cour l'introduit. La réunion ne prévoit qu'un discours du roi sans réponse des ministres. Ceux-ci sortent de l'entrevue avec des mines d'enfants réprimandés par un maître d'école (14). Le roi leur reproche les jeux politiques.
Cependant, ces mêmes ministres entrent en grave conflit avec le roi dès le 25 mai 1940, au moment où l'armée belge (surtout les régiments wallons), affaiblie, livre une farouche bataille sur la Lys aux Allemands. Léopold III considère que la Belgique est neutre et doit se contenter de défendre le territoire belge sans se lier à la France et à l'Angleterre. Ses ministres, de toutes tendances, sont de l'avis inverse. L'avis du roi l'emporte. Il capitule le 28 mai comme « chef de l'armée ». Le jour même, le Premier Ministre Hubert Pierlot juge sévèrement cet acte depuis Paris et estime que le roi « a rompu le lien qui l'unissait à son peuple ». Le Président Reynaud parle de trahison. Reynaud a exagéré, mais même des historiens attachés à l'honneur du roi reconnaissent que la capitulation a mis les Alliés de mai 1940 dans un grand embarras, hypothéquant même le rembarquement de Dunkerque (15). Robert Devleeshouwer juge sévèrement le Testament politique de début 1944 où le roi justifie sa politique de guerre et d'accommodement avec l'Occupant - on ne peut pas parler de collaboration au sens strict. Léopold demeure fixé sur le discours de rupture de Pierlot du 28 mai 1940 à Paris, ne tient aucun compte de la volonté de ce Premier Ministre parti à Londres de renouer avec lui, et ne voit la guerre que dans son cadre strictement dynastique belge (16). Cette capitulation a été hâtée, par les difficultés de l'armée belge, mais surtout de ses régiments flamands. L'un des meilleurs historiens belges sur ces questions, Francis Balace, soutient cette thèse (17) : Léopold III craignait que l'Occupant ne prenne parti des nombreuses défections de régiments flamands pour relancer le séparatisme belge qu'il avait déjà stimulé en 1914-1918.
Tel est cependant le prestige de la monarchie que les ministres belges, continuant la guerre à Londres, s'opposant ainsi à la politique du roi (mais contrairement au 28 mai 1940 en protestant de leur fidélité), ont constamment craint de perdre tout pouvoir en rentrant en Belgique (18), voire d'y être traînés devant la Justice. Ils avaient certes considéré le roi comme « dans l'impossibilité de régner » (du fait de l'occupation), ce qui correspondait au statut de prisonnier de guerre que Léopold III revendiquait. Le transfert du roi en Allemagne en juin 1944 (après le débarquement du 6 juin : même sort que Pétain), a dû les soulager. Après, dès avril ou mai 1945, entre en jeu l'opinion publique populaire défavorable au roi qui va déclencher ultérieurement les graves événements de juillet 1950 à la suite desquels la monarchie perd beaucoup en pouvoir et prestige. La monarchie n'est donc pas le long fleuve tranquille d'une érosion continue de son pouvoir.
Deuxième fuite: peu de réflexion sur la vraie nature du pouvoir royal belge
Du côté francophone belge, malgré 1950, on demeure peu critique sur la monarchie. Les réflexions étrangères critiques comme celles d'Arango (19) et Fusilier sont ignorées. Sans prendre en compte les efforts flamands ni Les faces cachées de la monarchie belge (1991), il n'y a, sur les 50 ans qui suivent 1950, que cette seule phrase dans La décision politique en Belgique: « En fait le rôle du roi est devenu de plus en plus formel : le rôle clef est celui du premier ministre... » (20). On fuit toujours la défaite bourgeoise de 1831 en faisant mine de croire qu'elle n'a pas eu lieu.
Les ouvrages critiques sont des ouvrages surtout historiques comme J. Duvieusart en 1975 ou J. Stengers en 1980 avec Léopold III et le gouvernement (Duculot Gembloux, 1980), et ne cherchent pas d'abord à penser le sens de l'institution monarchique. André Molitor a publié La fonction royale en Belgique en 1979 (21), ouvrage intéressant, mais où l'auteur ne peut prendre la distance voulue puisqu'il vient juste de sortir de sa charge de Chef de Cabinet du Roi, ce qui l'oblige à un devoir de réserve absolu. Ce partisan (intelligent) de l'institution monarchique, révèle à nouveau le discours contradictoire (de fuite), que l'on tient toujours à propos de la monarchie : elle est centrale, mais le pouvoir du roi n'existe que si l'on en dénie la réalité. Les partisans de la monarchie doivent à la fois être discrets sur la réalité des pouvoirs du roi et les mettre en valeur. Cette tâche apparemment impossible est celle que requièrent tous les pouvoirs déniés (au sens de Bourdieu): tout pouvoir un peu important est dénié. Voici comment, en 1990, s'exprime le Professeur Francis Delpérée (anobli en 1993), qui a incarné jusqu'il y a peu la doctrine sur le roi qui fit consensus dans la classe politique francophone :
Quel est le rôle du Roi dans cette histoire de quarante ans? Je veux rappeler ici avec force la formule-clé qui devrait être inscrite au fronton de la Constitution belge: " Le Roi règne mais ne gouverne pas." Le Roi ne gouverne pas. C'est simple à comprendre. Il n'a ni prérogative personnelle, ni pouvoir d'autorité, ni domaine réservé. En aucune matière, qu'elle soit de politique extérieure ou intérieure (...) Le Roi règne (...) Même pendant le dernier siècle, on ne s'est guère interrogé sur cette maxime. Ou bien on a cherché à lui donner un sens réducteur. Le Roi préside les Te Deum et les cérémonies protocolaires. Il présente, chaque année, ses voeux à la Nation. Je m'élève vivement contre cette caricature. Régner ne signifie pas suivre d'un oeil distrait les occupations du gouvernement ou les activités du bon peuple. C'est contribuer, avec de modestes moyens certes, mais une volonté clairement affichée au bon fonctionnement de l'État.(Le palais in Histoire d'un règne édité par La Libre Belgique et Gazet van Antwerpen, Bruxelles, n°3, novembre 1990).
Les partisans de la monarchie parlent tous de ses « modestes moyens » - à la limite, ceux d'un citoyen simplement influent ! Or le pouvoir du roi est surtout cette capacité d'influence difficile à mesurer et « dérobée » (comme le dit Pirenne), puisque les conversations du roi sont couvertes par le secret constitutionnel (22). Léopold III, par exemple, même après son abdication, en « dérobant son action au public », a pesé de tout son poids sur son fils. Dans la politique intérieure : ministres imposés ou refusés, mise à l'écart de plusieurs des adversaires de 1950, tentative de révocation du Premier Ministre Eyskens en 1960 etc. A l'extérieur : refus d'assister aux funérailles du roi d'Angleterre, assassinat de Lumumba (23) - leader nationaliste congolais et Premier Ministre à l'indépendance du Congo (1960) - en 1961 etc. Le roi Baudouin Ier prend peu à peu de l'importance : dans une scène du type « Salon du Penseur » il administre une dure leçon au monde politique en 1979. Il nomme Martens comme Premier Ministre en 1982 et met en quarantaine son rival politique Tindemans, autre Premier ministre flamand jusqu'à l'année 1978. Il agit de même avec José Happart, alors député autonomiste wallon très populaire. Il fait envoyer des paras au Rwanda en 1990. Il refuse de signer la loi dépénalisant partiellement l'avortement la même année. Moyens modestes ? Effets moins négligeables ! Certes, la non signature de la loi sur l'avortement n'a pas de conséquence juridique (on invente un stratagème constitutionnel pour l'empêcher), mais l'effet politique est évident.
Troisième fuite: la diminution des pouvoirs du roi lui serait spécifique
Albert Ier et Léopold III avaient établi le noeud de leur autorité politique autour du commandement de l'armée et dans le domaine économique. Mais tant la défense nationale que l'économie participent aujourd'hui d'ensembles intégrés. Si l'influence ou le pouvoir du roi diminuent dans ces domaines, cette diminution affecte tout autant le Gouvernement belge et le Parlement fédéral que les pouvoirs croissants des Etats Régions (Flandre Wallonie et Bruxelles), et tous les Etats européens. Cela n'a rien de particulier à la monarchie.
Le fédéralisme belge (initié en 1980), introduit cependant une nouvelle donnée: le processus de la décision politique en Wallonie et en Flandre échappe tant au roi qu'aux responsables fédéraux. Car les pouvoirs des Etats fédérés peuvent être considérés comme couvrant maintenant plus de 50 % des compétences étatiques belges selon des modalités qui font du fédéralisme belge un fédéralisme à part. Notamment parce que ces compétences valent équivalemment au sein de la Fédération belge et sur la scène internationale (24). Ce trait est lié à la construction européenne : en 1993, on s'est aperçu que transférer des compétences aux Etats Régions sans leur transférer également la possibilité de les exercer au plan international, équivalait à ne leur rien transférer - le cas de l'agriculture est le plus parlant, car elle est une affaire interétatique. Les Etats Régions belges ont ce pouvoir de siéger (Flandre et Wallonie en accord l'une avec l'autre), au Conseil des ministres européens. Il n'y a plus de ministre belge de l'agriculture. Un ministre wallon ou flamand dans ce domaine a autant de pouvoirs qu'un ministre danois ou français sauf qu'ils sont deux et doivent s'entendre pour faire valoir une position en Europe (mais ils y parviennent toujours).
Quatrième fuite: séparer fonction symbolique et fonction politique
Toute autorité est à la fois « réelle » et « symbolique». Le Monde a écrit à tort un jour que le roi de Thaïlande avait d'autant plus de prestige qu'il n'avait pas de pouvoir. Or prestige et pouvoir sont liés : il ne faut pas lire Bourdieu pour le comprendre. Léopold Ier ou Léopold II n'ont pas eu le prestige ou le charisme qui fut celui d'Albert Ier ou de Baudouin 1er. Mais ils avaient le prestige approprié à une Belgique censitaire et à une Europe encore partiellement féodale. La dot de la Société Générale à Léopold Ier - qui en fait l'homme le plus riche du pays - n'a rien de secondaire. Léopold II hérite partiellement de cette fortune et engrange des bénéfices considérables en exploitant le Congo de manière éhontée, par la terreur et le massacre (25) puis en cédant la colonie à l'État belge à nouveau contre de nombreux milliards (26). La fortune politique d'Albert Ier (doublée d'une fortune au sens strict selon A.Molitor), vient d'événements qui vont le mettre sur un piédestal, d'abord dressé par les grandes puissances qui trouvent en la Belgique, « petit » pays attaqué par l'Allemagne, une manière de légitimer leur guerre. Ce capital symbolique d'Albert Ier se transmet intact en 1934 à son fils Léopold III. Celui-ci a de sa fonction la même idée que son père, peu conforme à la démocratie parlementaire. Quand on lit le Comte Capelle, secrétaire particulier de Léopold III (27) ou les entretiens de Léopold III à Laeken durant la guerre (28), on s' en aperçoit vite: la violence de la question royale en découle.
Cinquième fuite : oublier la Question Royale
L'affaire royale divisa très gravement le Royaume de Belgique de 1940 à 1950. Déjà en 1831 le roi prit de fait le commandement de l'armée belge le mois qui suivit son intronisation face aux Hollandais. Ceux-ci venaient de subir la sécession des Belges, mais cherchaient à la réduire. L'Europe, qui avait consenti à l'existence de la Belgique, s'était engagée à défendre son existence: les Hollandais furent repoussés par un corps expéditionnaire français appelé par les Belges en fonction des traités lui imposant une neutralité, garantie par les grandes puissances. Mais le roi avait commandé l'armée directement, prenant seul les décisions sans les faire couvrir par un ministre : infraction à la règle constitutionnelle qui stipule qu'aucun acte du roi ne vaut sans le contreseing d'un ministre devenant alors seul responsable de la décision prise (devant le Parlement, expression de la souveraineté populaire). Depuis 1831, on vit dans le commandement de l'armée une exception à l'irresponsabilité royale cet abc des monarchies constitutionnelles et parlementaires.
Cela occasionna bien des tensions entre les ministres et le roi dès 1914-1918. Les aspects techniques du commandement d'une armée voilent les dimensions politiques. Relevée de la neutralité à laquelle elle avait été contrainte en 1831, la Belgique entra dans un système d'alliance notamment avec la France. Pour des raisons de politique intérieure (les Flamands dénonçaient l'alliance avec la France), par volonté d'indépendance nationale, Léopold III proposa en 1936 le retour à la neutralité. Le roi espérait, ainsi qu'une partie de l'opinion belge, échapper à la guerre qui menaçait, illusion entretenue jusqu'à la dernière extrémité. Dès que les divisions allemandes envahirent le territoire le 10 mai 1940, la Belgique devait se défendre et avait le droit de faire appel aux armées française et anglaise (des contacts secrets furent entretenus avant l'invasion). Le Gouvernement du Premier Ministre Pierlot considérait les Anglais et les Français comme des alliés auxquelles l'armée belge se joignait pleinement. Interprétant étroitement la politique définie en 1936, le roi considérait au contraire que « son » armée n'était tenue de combattre qu'en Belgique même, la coopération avec les Alliés ne se pouvant que sur l'espace belge et le seul temps de sa défense. Le Professeur Henri Bernard, historien et soldat, qui fut professeur à l'Ecole Royale militaire, estime que l'armée belge en 1940 a choisi une stratégie qui l'éloignait d'une vraie coopération avec les armées anglaise et française, particulièrement dans les derniers moments des combats dans le Nord, avec les troupes alliées coupées en deux par la percée des Panzers jusqu'à Abbeville le 20 mai. Il estime que la stratégie de l'armée belge traduit étroitement la neutralité jusque sur le théâtre des combats. Pour lui, en capitulant le 28 mai 1940, le roi mettait les Alliés devant le fait accompli, hypothéquant le rembarquement à Dunkerque. Le chef du gouvernement, Pierlot, s'opposa publiquement au roi. Nous l'avons déjà expliqué. C'était un fait sans précédent.
Léopold III, se considérant comme prisonnier de guerre, s'enferma dans le silence et rompit tout contact avec le gouvernement. S'il ne collabora pas au sens strict, il prit de nombreux contacts avec les Allemands, notamment avec Hitler qu'il rencontra, souhaitant même que soit publié un communiqué officiel (ce qui aurait perdu le roi dans l'opinion). Il envisagea avec son entourage de nombreuses réformes de l'Etat d'inspiration autoritaire. Il caressa le rêve d'un régime d'occupation analogue à celui de la France (un gouvernement légitime sur une partie non occupée du territoire). Il intervint pour contrer la politique du Gouvernement exilé à Londres (il s'opposa à ce que le Congo, colonie belge, rentre dans la guerre, en vain). Il manifesta des sympathies réelles (via son secrétaire particulier), à des journalistes de la collaboration, se fit représenter à des offices religieux en l'honneur d'un Général et Prince italien (la soeur du roi avait épousé la fille du Prince Héritier d'Italie), qui avait pourtant combattu, à la tête d'une armée en Ethiopie, des troupes belges venues du Congo. Ses entretiens à Laeken durant toute la guerre ne font aucun mystère de son admiration pour Hitler, d'un réel antisémitisme (cependant sans complicité aucune avec les actes génocidaires).
Par-dessus tout, il rédigea en 1944 le Testament politique dont il a été déjà question où il exigeait des excuses de la part du Gouvernement qui l'avait contredit publiquement. Le 6 juin 1944, il fut emmené en Allemagne. Le Gouvernement, rentré en Belgique en septembre 1944 avec les Anglais et les Américains, découvrit ce Testament, qui l'empêchait de renouer avec le roi. Lorsque celui-ci fut libéré le 9 mai 1945 de la résidence où les Allemands le maintenaient prisonnier, son retour s'avéra impossible. Entre temps, l'opinion publique de gauche ne voulait plus de ce roi qu'elle considérait comme un collaborateur. Des discussions interminables s'ensuivirent qui durèrent cinq années (il fallait que le Parlement constate que « l'impossibilité de régner » du temps de guerre avait pris fin, ce qu'il refusait). Finalement, le Gouvernement décida de soumettre la question à un référendum consultatif, le 11 mars 1950.
Ce 11 mars, si pour l'ensemble du pays, en raison du vote massif (70% de OUI) de la Flandre en faveur du roi, une majorité de 57 % de « Belges » se prononçaient en faveur de son retour, Bruxelles, ville francophone et, surtout, la Wallonie (près de 60% de NON) s'y opposaient. Le 26 janvier 1950, le ministre Jean Rey avait déclaré devant le Parlement, comme membre du Gouvernement, que le roi devait avoir la majorité dans chaque région du pays. Après le 11 mars, d'autres tergiversations eurent lieu. En juin, les catholiques obtinrent la majorité absolue aux élections législatives (grâce à l'appui des suffrages flamands). Le Gouvernement catholique fit voter par le Parlement issu des élections de juin, la fin de l'impossibilité de régner, et fit revenir le roi, le 22 juillet 1950. Mais dès que ce retour fut annoncé, la Wallonie syndicale et ouvrière entra en ébullition. Le 21, veille du retour du roi, un premier attentat à l'explosif eut lieu. Une centaine d'autres furent perpétrés les jours qui suivent sur les voies ferrées et les centrales électriques. C'était le réveil de comportements propres à la Résistance aux nazis que celle-ci, plus forte en Wallonie, reprenait à son compte face au roi. A partir du 25 juillet, le syndicat socialiste décréta une grève générale qui paralysa la Wallonie. Le 30 juillet, une escouade de gendarmes fit feu sur une petite manifestation sur les hauteurs de Liège, dans le village de Grâce-Berleur, tuant quatre manifestants dont trois anciens résistants. Des personnalités se réunirent à Liège en vue de jeter les bases d'un Gouvernement provisoire chargé de proclamer l'indépendance de la Wallonie. Au niveau national, l'intervention d'anciens prisonniers politiques, l'aptitude à la négociation de toute la classe politique belge parvinrent à stopper l'insurrection: dans la nuit du 31 juillet au 1er août, Léopold III, cédant aux politiques, annonça qu'une loi transférerait ses pouvoirs à son fils Baudouin Ier et qu'il abdiquerait si la réconciliation se faisait autour celui-ci. Le calme se rétablit.
Les partis politiques signèrent un accord où il s'engageaient à cesser toute polémique sur la conduite de Léopold III. Cet accord s'étendit à l'ensemble des événements de l'affaire dite « royale » de sorte que le silence se fit à leur propos alors qu'il étaient les plus graves de toute notre histoire intérieure. Les victimes de Grâce-Berleur se virent opposer un non-lieu par la Justice, sur la base d'arguments mensongers (29). Le 11 août, lors de la prestation de serment de Baudouin Ier devant les chambres le cri de Vive la République ! s'éleva des travées. Il fut attribué à Julien Lahaut, président du parti communiste et en phase avec l'émotion populaire (même si la République fut peu explicitement revendiquée). Lahaut fut assassiné sept jours plus tard. Là aussi la Justice sabota l'enquête. (30) Le silence se maintint encore un quart de siècle. En 1980 une émission de la télévision flamande qui le rompait et mettait en évidence les connexions du roi avec l'Occupant, nécessita l'intervention, sous la pression de Léopold III et de son fils, du Premier Ministre (qui se contenta d'une protestation très formaliste).
Le retard mis à inscrire ces faits graves dans la mémoire collective, le fait qu'ils sont ainsi peu assumés ou réfléchis a permis que se reconstitue le capital symbolique de la monarchie. Baudouin Ier excella à cette restauration jusqu'à sa mort en 1993 et malgré certains dérapages. Depuis lors, c'est son frère qui règne, Albert II. Le pire a sans doute été évité par la monarchie en 1940 et en 1950. Mais si la monarchie a pu amortir le choc de 1950, elle a tout de même perdu en influence et en pouvoir. C'est d'ailleurs ce qui « réactualise » l'idée d'un « roi à la suédoise » prônée par Paul Wynants (mais n'est que le roi « à la belge » de 1831).
Sixième fuite: seule, la Flandre contesterait la monarchie
La Flandre autrefois royaliste, pense P.Wynants, a changé. On assisterait donc à un retournement par rapport à 1950 : la contestation de la monarchie semble surtout émaner de la Flandre et de certains de ses dirigeants. Pourtant la presse wallonne et francophone est devenue plus critique aussi et décrit avec plus d'objectivité les apparitions publiques de la monarchie (31). Et surtout la construction du fédéralisme (voulu tant par les Flamands que les Wallons), amenuise les pouvoirs du roi comme du gouvernement central belge.
La contestation sur l'attitude de Léopold III pendant la guerre a fait dire qu'elle était conjoncturelle. Mais c'est dans des situations de ce type que les monarchies connaissent leurs crises graves : révolte populaire de Paris le 10 août 1792, mise en cause du roi de Suède en 1915, de celui du Danemark en 1920 (32), du roi d'Italie en 1945 etc. Et la République est liée à la Révolution. Elle n'est pas seulement le système où le chef de l'État serait désigné autrement que sur base héréditaire. Le peuple de juillet 1950 était républicain : sa révolte allait au-delà d'une simple modification institutionnelle (« secondaire »...), sinon elle eût été disproportionnée. L'opposition flamande au roi vise aussi bien plus que la République institutionnelle: la Flandre souveraine. Mais les Wallons ne sont pas en reste.
En 1992, le Congrès de l'Institut Destrée La Wallonie au Futur présente un montage d'une rare qualité critique - mais véhémente - contre Léopold III. En 1993, au lendemain de la mort de Baudouin Ier, dans une atmosphère royaliste de deuil médiatiquement survoltée, le député autonomiste wallon Happart se déclare républicain. Il est réélu triomphalement en 1994. Durant la même période de deuil, Jean Guy met vivement en cause les sentiments monarchistes dans son journal, Le Peuple. Yves de Wasseige, devenu Juge à la Cour d'arbitrage, est très peu conformiste (notamment dans Les Faces cachées de la monarchie belge), au point que le roi décide de ne pas le recevoir, pour ce fait. En 1996, les parents liégeois de Julie et Mélissa, petites filles assassinées par le trop célèbre Dutroux refusent la présence d'un représentant du roi à la messe de funérailles des enfants (33). Le 11 décembre 2001, Robert Collignon, Président du Parlement wallon, reprenant une idée d'Yves de Wasseige, se réjouit que le processus de la décision politique en Wallonie soit totalement étranger à la monarchie (34). Marie-Thérèse Coenen, députée écologiste, propose en mars 2002 à la Chambre une Commission d'enquête sur la mort de Lahaut, suite à une pétition en Wallonie chargée de centaines de signatures (35). Cette proposition vient d'être réintroduite, fin 2005. Plusieurs Centres d'action laïque à Bruxelles et en Wallonie ouvrent leurs cycles de conférences à des personnes connues pour leur opposition à la monarchie comme Nadia Geerts, jeune philosophe et présidente du Cercle républicain, CRK (*). La Commission Parlementaire d'enquête sur la mort de Lumumba a mis en cause Baudouin Ier. Il y a la pièce de l'important dramaturge Jean Louvet sur Lahaut en 1982, et tant attitudes de refus ! notamment de jeunes, comme tel président des étudiants de Louvain, comme l'écrivaine Christine Aventin à Liège en 1991 (36). Les partisans de la réunion de la Wallonie à la France se réclament de la République française (37). Enfin, il y a le Manifeste républicain initié par le CRK, foyer actif de contestation de la monarchie à Bruxelles. Chez les jeunes, les intellectuels, les travailleurs, se perçoit bien l'écho - même modeste - de la formidable ovation acclamant en 1960, à Liège et Charleroi, le choix de la date du mariage de Baudouin Ier pour lancer une journée de grève générale en Wallonie (initiative contrée par le gouvernement d'alors qui décréta que le jour du mariage était férié). Le vieux fonds républicain en Wallonie demeure vivant.
Septième fuite : oublier l'amnésie que favorise la monarchie
P.Wynants n'évoque en rien la Dynastie comme anti-mémoire. Derrière les monuments de Bruxelles voulus par Léopold II et qui lui donnent figure, un étranger comme Adam Hochschild, informé et débarrassé de nos préjugés, voit l'horreur de ce que J. Stengers estime être la plus barbare des colonisations depuis le massacre des Indiens par les Espagnols au 16e siècle. Il y a des pays où l'État belge n'est connu que pour cela. À côté des aspects folkloriques de la monarchie belge, il y a aussi le sang, la boue et l'or (38) dont parlait le leader socialiste Vandervelde au début du siècle passé. Le Prince Albert, futur Albert Ier ne le démentit pas. Il y a l'enrichissement éhonté de Léopold Ier en une période d'exploitation extrême de la classe ouvrière, l'orgueil méprisant, parfois antisémite d'Albert et de son fils, l'hypocrisie du roi très chrétien Baudouin Ier , complice de l'assassinat de Lumumba, Léopold et sa collaboration avec le nazisme... (39) Tous les pays entreprennent une autocritique de leur histoire. Travail peu fourni en Belgique, parce qu'un tel retour sur ses fautes conduirait à démanteler le symbolisme monarchique. De secrètes injustices lui sont nécessaires.
Huitième fuite: idée républicaine peu étudiée et adhésion du « petit homme » imaginée
Le texte de P.Wynants très révélateur des fuites bourgeoises belges, s'aveugle sur la République comme philosophie de l'histoire. C'est lié à ce que nous venons de dire du passé. La Belgique ne sachant pas l'assumer, n'assume pas non plus l'avenir. Que la monarchie soit réduite à une fonction symbolique ou non, elle maintient le système belge d'opacité et de conservatisme foncier, présent dans ces textes constitutionnels de 1831 où l'on ne parvient jamais à affirmer carrément la souveraineté du peuple (39), celle du « petit homme » que le régime monarchique ne paraît destiné qu'à contraindre.
La République, même simplement institutionnelle, n'obligerait-elle pas à avoir une idée plus haute du « petit homme » ? Qui d'ailleurs ne participe que peu ou pas à ces fort imaginaires «foules » qui acclameraient le roi, mais qui, de fait, sont inventées.
Il n'empêche que la couronne jouit d'un réel prestige auprès d'une partie de la population. Et les politiques tiennent encore, du moins au niveau fédéral, sur cette autorité comme les militaires à une position de repli. Des sondages récents montrent que l'attachement à la monarchie reste important (plus de 80% des sondés) en Flandre et en Wallonie. C'est paradoxal puisque les Etats régions de Flandre et de Wallonie n'ont aucun lien politique, comme tels, avec la monarchie. Toute compétence qui leur est transférée, est transférée à une République, de fait, même si la coutume veut encore que les présidents des Gouvernements des entités fédérées prêtent serment « entre les mains du roi ». Que se passera-t-il lorsque ces Etats fédérés déjà indépendants dans leur domaine de compétences verront - tout le laisse prévoir - leur marge politique s'accroître ? Le symbole de la monarchie peut se maintenir en liaison avec un Etat belge réduit à la coquille vide qu'il est déjà devenu en partie. L'étendue des compétences étatiques des Etats fédérés est de plus en plus perçue dans l'opinion, mais celle-ci, tant en Flandre qu'en Wallonie, continue à se référer à la Belgique. Sur le plan européen où une transformation radicale de l'Etat belge se ferait le plus sentir, la solution actuelle (des ministres des entités fédérées siègent au Conseil européen alternativement avec leurs collègues des autres entités fédérées), a le mérite d'éviter bien des problèmes. Mon pronostic, c'est que la Wallonie et la Flandre vont lentement se lever tel le soleil du matin à la faveur de la brume qui se dissipe. On a vu dans l'histoire se développer des phénomènes de longue durée, à l'abri d'une situation qui, en apparence, ne se modifiait pas : l'émergence de notre langue à la faveur de la lente métamorphose du bas latin en roman puis du roman en vieux français par exemple. Aujourd'hui, la monarchie belge s'efface. Elle n'a pas les vertus d'unification de la République en France. La Wallonie et la Flandre, très profondément enracinées dans presque deux siècles de traditions démocratiques depuis 1830, nourries depuis plus longtemps encore par la mémoire du prestige des Villes médiévales se ressentant comme des Républiques (Gand et Liège plus que les autres), avec l'expérience de la laïcité propre à Lamennais, ne seront pas troublées de devenir républicaines puisqu'elles le sont déjà en un sens.
Marcel Gauchet a pu dire qu'il arrive que le modèle républicain s'épuise. Dans la Belgique telle qu'elle demeure encore - cet article en apporte une preuve - on ne craint cependant pas de continuer à valoriser, en notre postmodernité, un symbole pré-moderne.
Mais après ? Au bout du compte l'intensité du conflit entre la Wallonie et la Flandre qui dure depuis si longtemps peut se représenter aussi comme l'émergence de deux Nations face à une Belgique peu nationale parce que comptant trop sur l'élément monarchique pour se survivre. Alors que la République c'est s'assumer en s'instituant soi-même, sur ce plan collectif dont le néolibéralisme- There is nothing such a society -, nie l'existence.
José Fontaine
Docteur en philosophie de l'UCL et directeur de la revue TOUDI
(*) Ce serait une faute impardonnable de ne pas citer le CRK (Cercle Républicain- Republikeinse Kring, Republikaner Kreis), rue Mosselman, n°58, 1140 Bruxelles, qui possède un site très bien fait à l'adresse : http://www.crk.be/. Sa jeune et intelligente Présidente a publié chez Labor et Espace de Libertés à Bruxelles (2003), un excellent résumé des critiques à adresser à la monarchie sous le litre Baudouin sans auréole. Y compris sur le règne présent d'Albert II.
(1) Pierre Lebrun, Essai sur la révolution industrielle en Belgique, Palais des Académies, 2e édition Bruxelles,1981, pp. 496-497.
(2) Robert Devleeshouwer, Quelques questions sur l'histoire de Belgique, in Critique Politique, n° 2, Bruxelles, 1979 pp5-38, en particulier p.24.
(3) Cité par Clément Rosset, Le philosophe et les sortilèges, Minuit, Paris, 1985, p.31.
(4) Arlette Farge, Dire et mal dire, L'opinion publique au XVIIIe siècle, Seuil, Paris, 1992.
(5) Maurice Bologne, L'insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique, édité en 1929 par la revue L'Eglantine, réédité et traduit en néerlandais (avec une postface de G.Gale et G. Vanzieleghem, Proletarische Opstand en Belgische Revolutie) par Kritak, Leuven, 1980, réédité par Critique Politique, Bruxelles 1981 avec des notes de R .Devleeshouwer, une préface de José Fontaine, la reproduction d'une lettre manuscrite de Pirenne, la traduction de Gale et Vanzieleghem. Cette version a été rééditée encore par les éditions Aden, Bruxelles 2005
(6) Henri Pirenne, Histoire de Belgique, Tome VII, Lambertin, Bruxelles.
(7) Jean Stengers, L'action du roi en Belgique depuis 1831, Duculot Gembloux, 1992.
(8) Voir F.Bismans, Comment Léopold I vit sa fortune faire des petits in TOUDI (mensuel) n° 42-43, p.4, décembre 2001. Le texte de ce professeur à l'univesrité de Nancy résume bien le propos de Pierre Lebrun. Le site de la revue est à cette adresse : http://www.toudi.org/
(9) Tome VI, Paris, 1933, n° 10, 68, p. 12.
(10) Populus, La monarchie survivra-t-elle en l'an 2000?, in Les faces cachées de la monarchie belge, éditeurs TOUDI, Contradictions, Walhain-Quenast, 1991.
(11) Luc Schepens, Léopold III et le gouvernement Broqueville, Duculot, Gembloux, 1983, p.230.
(12) R.Fusilier, Les monarchies parlementaires, Études sur les systèmes de gouvernement (Suède, Norvège, Luxembourg, Pays-Bas, Danemark), Éditions ouvrières, Paris, 1960.
(13) Robert Devleeshouwer, De la monarchie, in TOUDI (mensuel), n° 41-42, pp. 3-4, 2001.
(14) Velaers et van Goethem, Leopold III. De Koning. Het Land. De Oorlog, Lannoo, Tielt, 1994, p.88.
(15) Henri Bernard, Panorama d'une défaite, Duculot, Gembloux, 1984.
(16) Robert Devleeshouwer, Henri Rolin, éd. de l'ULB, Bruxelles, 1994, pp. 364-365.
(17) Francis Balace, Fors l'honneur, Ombres et clartés de la capitulation belge in Jours de défaite, Tome II, n° 4, Crédit communal, Bruxelles, 1991, pp 7-50. En particulier, les pp 23-24 : le roi craignait que les unités au combat ne soient plus que des unités wallonnes à la fin de celui-ci. Sur les 20 divisions d'infanterie belges (11 flamandes et 9 wallonnes), j'estime, à titre personnel, en une première approche, que, la veille de la capitulation, on compte encore 6 à 7 divisions wallonnes au combat. Mais moins de 4 divisions flamandes (quatre divisions flamandes se rendirent - parfois en totalité - sans combattre ou peu).
(18) Cette crainte est signalée durant toute la guerre par Velaers et Van Goethem, op. cit.
(19) Ramon Arango, Leopold III and the Belgian Royal Question, The John Hopkins Press, Baltimore, 1961.
(20) Meynaud, Ladrière et Perin, La décision politique en Belgique, Crisp, Armand Colin, Bruxelles, Paris, 1965, p.20.
(21) André Molitor, La fonction royale en Belgique, Crisp, Bruxelles, 1979 et une 2e édition revue, en 1994.
(22) Dans De Kroon Ontbloot (La couronne mise à nu) Kritak, Leuven, 1991, deux journalistes flamands, sous la direction de l'historienne Else Witte, ont recueilli, sous le couvert de l'anonymat, les confidences de hautes personnalités sur ce thème.
(23) Outre l'ouvrage de Ludo De Witte L'assassinat de Lumumba (éditions Karthala, Bruxelles 2001)sur ce sujet paru d'abord en néerlandais en 1999, il faut citer Colette Braeckman, Lumumba un crime d'Etat, Aden, Bruxelles, 2002 et, bien sûr les conclusions de la Commission parlementaire fédérale belge réunie sur cette question et qui conclut à une responsabilité morale de Baudouin Ier (novembre 2001). Des participants à cette Commission en tant qu'historiens et d'autres historiens (Jules Gérad-Libois, Philippe Raxhon, Luc Devos, Emmanuel Géradd) ont publié Les secrets de l'affaire Lumumba, Racine, Bruxelles, 2005. Le site de la Chambre belge des représentants en donne le texte : http://www.lachambre.be/kvvcr/showpage.cfm?section=%7Ccomm%7Clmb&languag...
(24) L'ouvrage de référence sur ce sujet est Charles-Etienne Lagasse, Les nouvelles institutions politiques de la Belgique et de l'Europe, Erasme, Namur, 2003 Voyez p 289 l'estimation de l'importance des compétnces étatiques et leur aspect international, p.143.
(25) Adam Hochschild, Les fantômes de Léopold II, Un holocauste oublié, Paris, Belfond, 1998.
(26) Daniel Vangroenweghe, Du sang sur les lianes, Didier-Hatier, Bruxelles, 1986.
(27) Robert Capelle, Dix-huit ans auprès du roi Léopold, Fayard, Paris, 1970
(28) Velaers et van Goethem, op. cit.
(29) Manu Dolhet, Le dénouement de la question royale, juillet-août 1950, Mémoire de Licence (manuscrit) présenté à l'UCL en 2001. L'ouvrage reproduit les plus importantes conclusions du dossier établi par le juge d'instruction et l'autopsie des victimes.
(30) E.Verhoyen et Rudi VanDoorslaer, L'assassinat de Julien Lahaut, EPO, Anvers, 1987.
(31) Il y a un tournant à cela dans le journal Vers l'Avenir du 8 octobre 1993 relatant la Joyeuse-Entrée d'Albert II à Namur.
(32) Tage Kaarsted, Paskekrisen (With an English Summary), 1929, Universiteitsforlaget I Aargus, 1968
(33) Alain Tondeur, dans La crise blanche, Luc Pire, Bruxelles, 1997.
(34) JP Hiernaux, Le 15e anniversaire de Namur capitale de la Wallonie in TOUDI (mensuel) n° 45-46, 2002 p. 26.
(35) Chambre des représentants de Belgique, 50e législature DOC 50 1705/001: exposé des motifs de la proposition de loi créant une Commission d'enquête sur l'assassinat de Julien Lahaut, reproduit dans TOUDI n° 45-46, 2002 pp.15-16.
(36) Voir La Libre Belgique du 7 mars 1991.
(37) Avec l'équivoque qui apparaît dans Walter Thibaud, Les républicains belges, La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1961 : le préfacier Victor Larock, pense que la République est un autre nom pour l'irrédentisme français de certains Wallons. Serge Deruette est intéressant à consulter pour une idée plus complète des républicains belges avérés : Les manifestations républicaines en Belgique, in Les faces cachées de la monarchie belge, op. cit.
(38) Voir Jules Marchal, E.D. Morel contre Léopold II, l'Harmattan, Paris, 1996.
(39) François André, D'un château l'autre, Léopold III de Wijnendael à Laeken en attendant Argenteuil ou Léopold III a-t-il été un collaborateur ?, in Les faces cachées de la dynastie belge, in TOUDI, n° 42-43, décembre 2001, pp. 11-12. F.André utilise la typologie construite par Henry Rousso, in Collaborer, dans L'histoire, n° 60, 1985 (ainsi que Philippe Burrin).
(40) Pierre Fontaine, La longue durée du Congrès National Wallon de 1945, in TOUDI (mensuel) n° 18-19, mai 1998.