Les faces cachées de Baudouin Ier (première parution)

République n°1, avril 1992

[NB] Ce texte n'a pas encore été complètement finalisé pour correspondre au texte original de 1991. Mais on peut le lire avec confiance d'un point de vue général.

L’année 1991 a vu la parution de deux ouvrages critiques sur la monarchie belge, Les faces cachées de la monarchie belge 1 et De Kroon Ontbloot [Dany Illegems, Jan Willems, De Kroon Ontblot, Leuven, 1991 . Les deux ouvrages se complètent. Le premier a été cité dans une perspective scientifique et l’autre dans la perspective du journalisme critique. Les auteurs de De Kroon Ontbloot nous proposent une série de témoignages troublants. Ils ont interrogé durant plusieurs mois des hommes politiques influents, des personnages proches du Palais, des journalistes bien informés, en leur demandant en quelque sorte de violer le secret du « colloque singulier », et en leur promettant de divulguer leurs révélations mais en respectant leur anonymat. leur anonymat. Tous ces témoignages ont été publiés dans six numéros successifs de la revue Panorama (en septembre/octobre 91), puis rassemblés dans l’ouvrage De Kroon Ontbloot

L'image que ces témoins proposent de la monarchie est originale : un souverain qui refuse de n'être qu'un "maître des cérémonies", un roi-président, un homme d'État n'acceptant pas certaines nominations de ministres, ne craignant pas de réprimander les membres du gouvernement, l' auteur de lettres comminatoires, un homme politique ambitionnant un rôle central dans la politique extérieure.

Notons d'emblée quelques témoignages significatifs sur ces « ingérences »: "Le roi ne se contente plus d'avertir et de stimuler. Il intervient, impose ses vues. Il outrepasse constamment la lettre de la constitution. Il fustige les ministres qu'il n'apprécie pas, comme Jean-Luc Dehaene" -, sur l'importance attachée à l'image de la Belgique -, "Le 15 mars 1991, le ministre Jean-Luc Dehaene déclara qu'il ne resterait plus bientôt que deux ou trois compagnies d'aviation importantes en Europe. La Sabena n'en faisait évidemment pas partie. Il valait mieux qu'elle disparaisse. Le prix à payer pour ne pas amener notre drapeau était trop élevé. Le roi s'est mis en colère et a confié :"Bon, ce type veut liquider la Sabena. Prenez patience, nous allons le faire chanter un ton plus bas." Et il a réprimandé Dehaene. Le fait que De Croo ne parvint pas non plus à privatiser la Sabena indique bien quel est le poids de la couronne. L'image de la Belgique, c'est sacré pour le roi. Il ne s'agit pas d'un sentimentalisme de bas étage. Non, pour lui, tout cela concerne directement la couronne : le roi incarne l'unité et la permanence de la nation."

Déclin des pouvoirs formels du roi

Le pouvoir réel du roi est sans commune mesure avec le pouvoir politique formel que lui attribue la Constitution, pouvoir en recul depuis quelques décennies: tout ceci, mille péripéties le révèlent sur lesquelles nous allons revenir.

La Constitution dit que Le roi nomme le Premier ministre : depuis l'arrivée de Baudouin la fonction d'informateur a été créée et c'est habituellement ce dernier qui propose au roi un candidat formateur et premier ministre. Le roi nomme et révoque ses ministres : dans la pratique, ce sont les présidents de partis et leurs négociateurs qui constituent le gouvernement. Le roi sanctionne et promulgue les lois et ratifie les décisions du gouvernement : dans la plupart des cas, il signe aveuglément ce qu'on lui propose. Le roi peut influencer la politique menée par le gouvernement en présidant le conseil des ministres : Baudouin l'a fait deux fois et la dernière fois en 1957. Le roi peut dissoudre les Chambres : en fait, c'est le Premier ministre qui décide de la dissolution des Chambres. Le roi est le chef de l'armée : en fait, depuis 1945, il ne l'est plus que formellement. Même en temps de guerre le roi doit se faire "couvrir" par le ministre de la défense. Baudouin Ier est le roi d'un Etat en voie de déconstruction. Les ministres régionaux et communautaires ne sont pas nommés par lui. Les décrets et les décisions des communautés et des régions ne sont plus ni ratifiés ni promulgués par le roi. Les grandes lignes de notre politique étrangère - domaine réservé des précédents monarques - sont de plus en plus fixées au sein des institutions internationales.

Un coup d'État royal lent et silencieux

C'est ceci qui étonne: au fur et à mesure que les pouvoirs formels du roi déclinent, son pouvoir réel grandit e pouvoir réel du roi et la personne du roi Baudouin grandissent. C'est du moins ce que disent les principaux politiciens interrogés, mais c'est aussi le fait des citoyens 2 . Baudouin a rétabli l'équilibre entre la monarchie et la classe politique. Sa présence à la tête du pays a été un coup d'État lent et silencieux. De nombreux exemples qui corroborent cette thèse.

Le roi et ses ministres. Le roi parvient non seulement à choisir le Premier Ministre mais aussi à l'influencer profondément :"Au moment de la formation d'un nouveau gouvernement, c'est lui qui mène la barque" dit un proche du Palais. "À deux reprises, j'ai vécu ceci : les partis avaient décidé de l'informateur à designer mais il en a cependant choisi un autre.". Un autre témoin va dans le même sens :"Le pouvoir du Premier Ministre s'est considérablement accru, au détriment du roi. Mais si le roi réussit à faire équipe avec son Premier ministre - et avec Martens cela a marché pendant dix ans -, alors, son influence réelle sur la politique a beau être difficile à apprécier exactement, elle est hors de toute mesure. De plus, Baudouin accorde sa sympathie à tous les nouveaux-venus dans la vie politique et peu d'hommes sont capables de résister à son charme. Quand les nouveaux-venus deviennent plus tard Premiers Ministres, ils se sont déjà placés dans sa dépendance". De Tindemans à Martens. D'une manière générale on prétend que "Si Martens n'existait pas, Baudouin devrait l'inventer. La politique belge n'a que très rarement produit d'aussi féaux serviteurs de la Couronne". En 1978, Tindemans a trahi la confiance du roi. Il a démissionné devant la Chambre sans en avertir le roi au préalable et parce qu'il était adversaire du Pacte d'Egmont. Le roi a vécu ce geste comme une offense. Il ne l'a jamais pardonné à Tindemans. Celui-ci sortit vainqueur des élections avec 139.000 voix de préférence. Mais c'est à Martens que revint le poste de Premier Ministre. Dehaene. En 1988, après une longue crise, Dehaene met sur pied - après 106 jours de négociations -, un gouvernement PSC-PS-SP-CVP-VU. Mais il n'en sera pas le chef. Ce sera quelqu'un qui n'a pourtant pas participé aux négociations gouvernementales : Martens, celui qui voulait à tout prix remettre en place la coalition avec les libéraux. "Dehaene" explique un témoin "était allé plus loin dans ses propositions de réforme de l'État qu'il ne le laissait paraître au roi. Baudouin n'accepta pas le transfert aux régions des compétences en matière de relations extérieures. A l'exemple de ses prédécesseurs, le roi considère les affaires étrangères et la défense comme son domaine réservé". Quelqu'un d'autre dit :"Dehaene est un arrangeur et un cynique. Il a des manières grossières, ne s'habille pas en fonction de son rang et en tire vanité. Il déteste les manies de l'establishment PSC. Dehaene est tout ce que le roi n'est pas." La composition des coalitions. Un autre témoin déclare :"Baudouin préfère les gouvernements PSC-PS. Parce qu'il a peur des socialistes, surtout wallons, et s'en méfient. Ce sont les socialistes qui ont provoqué la question royale, la guerre scolaire, la grande grève de 60. Baudouin essaye continuellement de neutraliser ces contestataires en les faisant entrer dans les gouvernements. Et il tente de manière permanente d'entretenir des relations de confiance avec les leaders socialistes: Van Acker, Sipnoy, Claes. Aujourd'hui, il tente d'amadouer Guy Spitaels. Avec les libéraux, pas de problèmes : « ce sont de braves gens qu'il ne faut pressentir qu'en cas d'extrême nécessité ou lorsque tout est déjà décidé". "Le roi", poursuit-on, "émet des vétos. Il y a des exemples fameux. En 1954, Achille van Acker voulut faire entrer le libéral Bruxellois Charles Janssens dans la coalition PSB-Libérale en tant que ministre des classes moyennes. Mais, lors de la question royale, Janssens avait qualifié Léopold III de "premier incivique du royaume". Cela n'a pas plu au roi. Van Acker a renoncé à son projet". Un troisième poursuit :"À l'instar de son père, il écrit des lettres comminatoires à ses ministres. Lors de la constitution d'un nouveau gouvernement, il remue ciel et terre pour faire octroyer un poste ministériel à ses favoris. Ne parlons pas de ses diktats lors des nominations dans la diplomatie ou l'armée. Il se croit très puisant. Et il l'est en quelque mesure. Son influence est énorme".

Amis zaïrois et rwandais

Les affaires étrangères, c'est un domaine réservé du roi. Il use de son pouvoir d'influence pour voir ses projets aboutir. Le Rwanda et le Zaïre sont des exemples très éclairants à cet égard.

Hugo Camps, l'ancien rédacteur en chef de Het belang van Limburg, révéla dans le journal hollandais Elsevier que Baudouin avait insisté par lettre auprès de son gouvernement afin que la Belgique intervienne militairement au Rwanda. Il fallait envoyer des paras non seulement pour protéger les coopérants belges mais aussi pour soutenir le régime du président Habyaramana. "Cette lettre" souligne un des témoins discrets, "c'était un diktat politique. Le sommet du gouvernement s'y est soumis servilement. C'est Baudouin qui a commis la première erreur. C'est une bonne habitude belge que le roi communique verbalement avec ses ministres. Il le fait au cours d'un colloque singulier pour éviter que son opinion ne soit trop connue. Dans la question rwandaise, le roi s'est adressé par écrit aux membres du gouvernement, avec la ferme intention de les influencer".

D'autres personnes de l'entourage parlent des rapports particuliers du roi avec les Africains :"À une certaine époque, Mobutu et le roi sont devenus des amis (...) Mobutu appelait le roi "mon cousin" et il a toujours eu des rapports chaleureux avec le roi. Baudouin n'a pas eu beaucoup de rapports de ce type dans sa vie (...) Au moment où le gouvernement belge fut au bord de la rupture avec Mobutu, Baudouin s'interposa comme médiateur (...) Il imposa Mobutu à la classe politique". Une autre personne de l'entourage avance une autre explication :"Mobutu est en bons termes avec le pape. Il rend visite régulièrement au Vatican. Le Pape n'est pas stupide : le Zaïre est le plus grand pays catholique d'Afrique (...) Et Baudouin l'un de ceux qui sont le plus fidèles à Rome. Les amis du Pape sont également ses amis".

"La rupture n'a pas été provoquée par les disputes furieuses entre le gouvernement belge et le dictateur zaïrois depuis 1988 en ce qui concerne la dette, les lignes de crédit et la coopération" pense une autre personnalité. «Même le massacre de Lubumbashi ne fut pas la cause mais seulement le prétexte de la rupture. " Selon les interlocuteurs de De Kroon Ontbloot (on peut être quelque peu sceptique à cet égard mais Manu Ruys donne la même explication ), la vraie raison fut un télex de l'agence AZAP daté du 11 janvier 1989. On pouvait y lire que plusieurs personnes prévoyaient de salir la réputation de la dynastie belge et de Baudouin en particulier si le gouvernement belge ne cessait pas immédiatement de calomnier le président. "À ce moment" poursuit ce témoin, "Baudouin a laissé tomber Mobutu. Et alors, le gouvernement belge put se permettre de suivre. C'est toujours Baudouin qui conduit notre politique zaïroise".

Partial, jaloux de ses intérêts et de son autorité

Les témoignages éclairants recueillis par les deux auteurs rejoignent d'autres révélations, l'une de Frans Verleyen dans Knack (dernière semaine de septembre 91), selon laquelle Baudouin a été mis au courant de la dévaluation du début de l'année 82 et a pu prendre les dispositions nécessaires en ce qui concerne sa fortune et l'autre de De Ridder, dans Sire donnez-moi cent jours, selon laquelle, dès le début de l'année 87, le roi annonça à tous ses interlocuteurs politiques qu'il ne nommerait plus Happart bourgmestre des Fourons précipitant ainsi la tentative d'éviction du leader fouronnais à la fin de la crise gouvernementale en avril 1988 3.

Les faces cachées de la monarchie évitait de mettre en cause la personne même de Baudouin Ier pour indiquer, au-delà des contingences personnelles, le poids de la monarchie. Dans "Les faces cachées", on partait aussi de cette idée que le roi est soucieux de l'intérêt général .Cette impression d'ensemble n'est pas démentie par De Kroon ontbloot mais elle doit être fortement nuancée. De la même manière qu'Albert Ier avait pu imposer l'image d'un roi bonhomme alors qu'il était autoritaire et machiavélique, Baudouin Ier a réussi à faire passer l'image d'un roi dévoué à l'intérêt général, au-dessus de la mêlée, détaché des intérêts temporels à la façon d'un saint (l'ouvrage évoque d'ailleurs cette possibilité d'une canonisation du roi). Or, ce que nous apprennent les témoins anonymes de l'ouvrage flamand, c'est que le roi peut se montrer autoritaire et cassant, qu'il a quelque distance vis-à-vis de la classe politique, donc inévitablement de la démocratie, distance mêlée de ce mépris aristocratique dont firent preuve son père et son grand-père. Il peut se montrer aussi avare, ingrat ou encore machiavélique, lorsqu'il s'agit de faire triompher ses vues ou de protéger ses amis. Bref, le roi "empirique", si nous pouvons nous exprimer ainsi, s'il mérite sa réputation d'homme d'État ayant le sens de l'intérêt général, ne mérite pas du tout sa réputation d'homme détaché des contingences et d'arbitre impartial, choses qui lui garantissent sa popularité. Le roi des Belges appartient à la bourgeoisie, veille à ses intérêts en tant que tels, ses préférences politiques sont précises: c'est un homme de droite détenant un poste d'autorité et un grand bourgeois catholique. Il agira toujours en conséquence.

Geert Wouters


  1. 1. édité par TOUDI et Contradictions 1991
  2. 2. La revue Res Publica dans le numéro 1 de cette année (BXL, 1991), Het koningschap in het parlementair stelsel signale (article de B.Maddens, De monarchie en de publieke opinie in België) que, invités à situer es pouvoirs du roi par un chiffre entre 1 et 100, les personnes interrogées donnent un score de 33,7 en 1975 et de 44,4 en 1990.
  3. 3. De Ridder, sire donnez-moi cent jours, Duculot, Gembloux, 1989.