Le retentissement du deuxième Manifeste wallon (*)

Toudi mensuel n°59-60, septembre-octobre 2003

Depuis que le journal Le Soir du 12 septembre a levé un coin du voile sur l’initiative prise par 173 citoyens wallons de présenter à la presse le deuxième Manifeste wallon, intitulé Manifeste pour une Wallonie maîtresse de sa culture, de son éducation et de sa recherche (le premier était intitulé Manifeste pour la culture wallonne), celle-ci n’a jamais vraiment quitté le débat public. Ce Manifeste, rappelons-le, a été déposé entre les mains du président du Parlement Robert Collignon, le 15 septembre 2003 à 11 h, soit vingt ans jour pour jour, heure pour heure, après la publication du premier Manifeste à Liège, le 15 avril 1983, en présence de la télé, de la radio, de grands journaux wallons et bruxellois.

Et c’est ici aussi qu’il faut rendre hommage à Robert Collignon. Nous savons qu’il dit tout haut ce que la majorité des mandataires wallons PS pensent tout bas.

La communauté française fait la guerre à la Wallonie

On ne se monte pas la tête. On sait qu’on a remporté une bataille, mais que la guerre est loin d’être gagnée. On est bien conscient aussi de n’avoir été que la petite lueur dans la nuit qui en allume d’autres au point que toutes les lueurs rassemblées (leaders d’opinions, éditorialistes, syndicalistes, conversations dans les bistrots, grèves, coups de gueule, courrier des lecteurs etc.), en font un foyer qui peut se voir d’assez loin.

Nous avons donc eu le sentiment de parler « pour le peuple wallon ». Nous avons ce sentiment depuis le Manifeste pour la culture wallonne de 1983. Le 10 février 1984, quelques mois après la parution du premier Manifeste wallon, François Martou, actuel dirigeant du MOC, laissait tomber froidement lors d’un débat entre lui-même et Jean Louvet organisé par l’AWACLO à Louvain-la-neuve, qu’il était persuadé que les thèses de ce premier Manifeste, obtiendraient la majorité en Wallonie si le peuple wallon était consulté à leur sujet. Il est plus que probable que, en fait, François Martou, ait dit cela en privé aux organisateurs. Car comment justifier publiquement une telle position par des arguments audibles ? Il est d’ailleurs à noter que plusieurs études du CLEO (Centre liégeois pour l’étude de l’opinion), ont montré que, effectivement, la Wallonie préférait de très loin la Région et la Communauté notamment en 1989,1990, 1991. Et le journal Le Soir publiait le 26 septembre un sondage où il s’avérait qu’une majorité des Wallons rejettent la Communauté, le nombre de sans avis étant peu élevé.

Le premier Manifeste wallon mettait en cause la Communauté française à une époque où la Région wallonne n’était qu’un nain étatique et à une époque où la Communauté française ne gérait guère que la culture. Il ne prenait pas position clairement sur les problèmes institutionnels et Michel Molitor, dans La Revue Nouvelle, janvier 1984, avait raison de poser la question de savoir si ses signataires revendiquaient un changement institutionnel ou seulement une plus grande attention de la Belgique francophone à la Wallonie et à sa culture. Il s’agissait d’affirmer la culture wallonne. Je n’ai pas une admiration sans bornes pour Jean-Paul II, mais ce Pape a tout de même eu quelques grands gestes comme celui de s’opposer aux deux guerres du Golfe et de déclarer un jour à l’UNESCO : « La souveraineté culturelle est aussi une souveraineté à travers laquelle l’homme devient suprêmement souverain. » Et il avait l’intention en disant cela d’exalter ce qui avait permis aux peuples colonisés de s’émanciper. Car on ne se libère et on ne se redresse que dans l’estime de soi.

Voilà sans doute le secret du premier Manifeste wallon : des Wallons disent qu’ils sont un peuple et non pas seulement une région administrative ou un ensemble de provinces (d’ailleurs encore trop souvent nommé « la province » comme si Bruxelles était Paris). À l’époque, les Wallons se battaient le dos au mur. De 1974 à 1986, la Wallonie perdit 40% de son emploi dans l’industrie lourde. On parle d’« identité », mais, paradoxalement, ce sont surtout les adversaires du Manifeste qui ont parlé de « dérive identitaire » voire raciste. Le Soir du 8 octobre 2003 pose la question à un directeur de la SNCF parlant de la ligne TGV Liège-Namur-Paris : « Comprend-on à Paris le côté symbolique de cette liaison pour la Wallonie et l'émotion que suscite sa disparition ? ». Cette question est posée par Éric Deffet. Nous n’avons pas à nous plaindre du « Soir » pour l’instant et il y aurait à réviser beaucoup de jugements portés sur ce journal vu son évolution. Mais ce qui dérange c’est ce « symbolique ».

Car on a souvent tendance à transformer les revendications d’une région, d’une classe, d’un pays dominés en revendications « symboliques ». Il y a encore trop de gens dans les élites wallo-bruxelloises qui voudraient bien que nos revendications soient symboliques – au sens où l’on parlait de la condamnation au franc « symbolique » - de telle façon que nous y renoncions. Évidemment ! Je me souviens des murmures qui ont accueilli le premier Manifeste, disant que nous refusions la Communauté française pour des raisons « identitaires ». On voudrait bien que la Wallonie ne soit qu’un symbole (comme le franc d’une sanction pénale), ou une « identité ». On le voudrait bien, car alors on pourrait cesser de déranger les gens en haut lieu ! Il suffirait que nous renoncions à quelque chose d’impalpable ou de « symbolique ». Seulement la Wallonie n’est pas « symbolique ». Elle est réelle la Wallonie.

La raison d’être de la réflexion de Martou, c’est qu’il estime que la Wallonie n’existe pas, ce qui dispense de tenir compte de son avis. On pourra trouver l’explication trop polémique, mais, alors, qu’on en donne une meilleure ! Elle ne semble pas devoir être contredite par l’idée que, président du MOC, Martou se préoccupe surtout de la cohérence de son organisation. Le fait de soulever la question des rapports entre Wallonie et Bruxelles déclenche en effet partout le désordre. Mais le fait que la Communauté occulte la Wallonie est pire qu’un désordre, c’est une injustice. Le réflexe de la droite, c’est toujours de préférer l’injustice au désordre. On a pu entendre, même chez certains communautaristes du Groupe Bastin-Yerna, que s’il fallait l’alliance du PRL (alors, MR aujourd’hui, on chercherait l’appui du PRL), pour sauver la Communauté, on irait chercher le PRL. Et il y a de fait, derrière l’acharnement à maintenir la Communauté, outre le confort de maintes associations qui se lovent dans le cadre communautaire, le fait que le PRL, vu ses positions dominantes à Bruxelles, peut dominer la Communauté française avec, en face de lui, le PS qui, domine en Wallonie. Malheureusement, les contraintes politiques étant celles de gagner à tout prix les élections futures (et il y en a toujours et beaucoup), les partis sont assez normalement amenés à se positionner en vue de ces élections. Non à viser à la meilleure façon de gouverner la Wallonie. Car la pire des choses qu’engendre la Communauté, c’est de priver, du fait de son existence même, le Gouvernement wallon du droit de regard légitime et direct qu’il devrait avoir sur l’enseignement et la politique culturelle. On n’appelle nullement, comme le disent nos adversaires, au contrôle de la création culturelle, de l’enseignement. On appelle seulement à ce que l’enseignement et la politique culturelle veuillent bien se considérer comme partie prenant de la vie civique globale de la Wallonie. La raison sociale « Communauté française de Belgique » l’empêche (même si la suppression de la Communauté ne le permettrait pas automatiquement : la suppression de ce niveau de pouvoir est une condition nécessaire, non suffisante). Comme le révèle la logique des discours de nos adversaires. Cela avait d’ailleurs été déjà le cas en 1983. Il n’est pas impossible que cela devienne encore plus évident aujourd’hui.

Le deuxième Manifeste révèle à nouveau que la Communauté française a déclaré la guerre à la Wallonie

Il y a des choses que le débat enclenché par le deuxième Manifeste révèle.

Dans son numéro du 1/10, Télémoustique, qui est le premier hebdomadaire de télévision et le plus lu, fait l'interview de Collignon qui réclame que la deuxième chaîne télé soit la télévision wallonne. Cette interview paraît en tête du numéro, à la première page (et soutient aussi notre Manifeste).

Je ne sais pas si c'est cela la meilleure idée, mais je comprends que Collignon lance un ballon d'essai. Je ne sais pas si c'est une bonne idée parce que je crois que la RTBF devrait être, avec sa première et sa deuxième chaîne la télévision de la Wallonie d'abord. Cela n'a rien d'excessif. Le public de la RTBF c'est quand même à 80% un public wallon, et cela mérite qu'on nous donne la priorité si on veut demeurer démocrate (je n'ai pas dit l'exclusivité).

Mais comment ne voit-on pas cette évidence qui est comme le nez au milieu de la figure ? À cause de la communauté française, qui est vraiment une institution hypocrite. Voyez comment s'exprime Philippot à la suite de l'interpellation de Collignon (in Télémoustique du 1/10, p.5):

« La RTBF a une mission de service public de et dans la Communauté française. C'est notre cahier des charges. On a donc vocation à être la vitrine culturelle de cette Communauté et à en être proche. En tant qu'acteur déterminant de cette Communauté, la Wallonie doit donc avoir une place sur nos antennes... »

Il y a quelque chose dans ces propos - qui sont arrachés à Philippot par la tournure des événements et dont il croit qu'ils sont une sorte de concession - quelque chose de tout simplement inacceptable.

Pourquoi? Imagine-t-on le directeur de la télévision publique norvégienne oser dire que la Norvège doit avoir « une place » - une « place »! c'est quand même incroyable... - sur les antennes de la télévision… norvégienne.

Chez nous, il est possible de dire cela. Il est possible que l'on doive se réjouir - car d'une certaine manière ces propos sont réjouissants, ils constituent dans le chef de celui qui les tient une sorte de recul et donc une avancée pour nous, car ne nous y trompons pas, c'est une bataille -, de ce que le directeur de la télévision de son pays dise qu'il admet que ce pays ait une place à la télévision qu'il dirige!

Le reste des propos de Philippot sont tout aussi inacceptables pour un démocrate et pour un Wallon, même si j'admets que Philippot a raison de dire que les journalistes doivent rester indépendants et juger des choses selon leurs critères professionnels. Mais dire que « la vocation de la RTBF » est « de refuser tout repli identitaire », c’est déclarer la guerre au Manifeste wallon, une guerre dont il faut reconnaître honnêtement que la RTBF ne nous la fait pas en tant que collectif de journalistes. Car là aussi, il y a des évolutions sensibles. Et pas grâce à nous. Grâce à l’honnêteté des gens ! Grâce à la CGSP wallonne aussi. La grève qu’elle a impulsée le jour même de la fête « nationale » (terme impropre), de la Communauté française de Belgique était un énorme camouflet à la raison sociale de cette institution qu’elle devrait revoir au plus vite. La raison sociale de la RTBF, c’est la Wallonie et Bruxelles, ce n’est pas la Communauté française de Belgique. Il faut bien constater que ce concept semble avoir été la dernière invention unitariste belge (en fait il nous vient des Flamands, c’est le plus curieux dans cette histoire), en vue de refuser ce qui est l’une des plus vieilles revendications du mouvement wallon : l’installation d’une radio wallonne. Julien Lahaut lui-même avec d’autres députés wallons, en avaient fait officiellement la proposition à la Chambre en 1946. On attend toujours.

La guerre continue

On attendait aussi en vain le financement du Plan Magellan auquel la CGSP wallonne de la RTBF s'oppose tout autant que les 173 signataires du deuxième Manifeste. De nombreux indices indiquent qu'ils ont l'oreille de l'opinion (le sondage du « Soir » du 26 septembre indiquent qu’une majorité de Wallons sont favorables à la suppression de la communauté et il y a peu de sans avis). Ce plan est un plan de recentralisation de la RTBF à Bruxelles, où la Wallonie a mis 1 milliard d'anciens FB environ. Qui vivra verra! Je ne sais pas si cela tiendra tant que cela, dans la mesure à la FGTB a déclaré la guerre à cet accord récemment survenu.

Mais l'interview de Daniel Ducarme dans La Libre Belgique du 9/10 était révélatrice:

L'accord ouvre la porte de la RTBF aux Régions. La Communauté française, compétente en matière audiovisuelle, n'ouvre-t-elle pas une brèche?

Il n'y a aucune crainte à avoir. Si vous ajoutez la part financière de la RTBF à celle de la Communauté française dans les investissements, les Régions restent minoritaires (...) C'est un moment très important pour la symbolique identitaire des Francophones.

Ces déclaration sont assez étonnantes, car se réjouir que les Régions « restent minoritaires »... n’est-ce pas en fait déclarer la guerre à la Wallonie ? Je veux bien que la Région wallonne (comme État et comme représentation de la Wallonie), ce n'est pas exactement la Wallonie et les Wallons mais, se réjouir que cette Wallonie publique ou politique reste minoritaire... Et qui finance principalement l’institution RTBF qui, grâce à sa participation, maintiendra les Régions dans leur statut minoritaire ? Les contribuables wallons.

En outre, celui qui se réjouit que « les Régions restent minoritaires » n'est autre que... le Président de… la Région bruxelloise (Ducarme est à la fois Président de la Région bruxelloise et ministre de l'audiovisuel de la Communauté française).

Et qu'est-ce que la « symbolique identitaire des Francophones » s'il faut la payer du prix de la minorisation de la Région wallonne au sein de la RTBF dirigée par la Communauté française?

La FGTB annonce « qu'elle mettra tous les moyens en oeuvre pour faire sauter Jean-Pierre Philippot et le Plan Magellan ».

Ce qui rassure un peu dans tout cela, c'est le fait que Daniel Ducarme est un homme politique fragile qui a tendance à foncer tête baissée, à faire de la « gesticulation » comme disent les militaires.

Il est à espérer pour la Wallonie que la FGTB réussisse à abattre un Philippot qui en arrive à croire qu'il fait une concession parce qu'il dit que la Wallonie a droit « à une place » à la RTBF. « Faire une place à... », c'est soit concéder quelque chose à quelqu'un qu'on a exclu jusqu'ici

>Quel aveu!

Ou bien, c'est ce que l'on dit à une minorité à qui jusqu'ici toute représentation a été refusée.

Quel aveu encore!

Comment s’organiser ?

Même en dehors des signataires des deux Manifestes grandit l’idée qu’il faudrait à tout prix que la contestation spécifique qu’ils expriment depuis vingt ans, s’organise. On ne songe pas à un parti politique mais à un groupe, à un club, capable de produire des analyses et des études. C’est peut-être dans cette voie qu’il faut aller. Lorsque ces lignes paraîtront aura eu lieu un premier rassemblement des signataires.

Pour la revue TOUDI qui a quelques collaborateurs engagés à fond dans la publication du Manifeste, il y a matière à se réjouir. Voici 17 ans que se tenait à Namur, le 7 septembre 1986, la réunion où la fondation de la revue fut décidée. Très vite, elle allait se définir comme « un lien vivant entre intellectuels et militants wallons ». Cette définition n’apparaît plus régulièrement mais elle est au cœur de notre démarche. Notre démarche du 15 septembre 2003 qui consistait à aller remettre au Parlement wallon à la fois un deuxième manifeste et un projet de décret transférant toutes les compétences de la Communauté à la Wallonie. Il est évident qu’elle est un succès et que jamais peut-être notre revue ne s’est trouvé autant justifiée que par le concours qu’elle adonné à cette démarche à la fois militante et intellectuelle.

Mais la lutte sera longue encore. Plus que jamais nous avons besoin du concours de toutes nos lectrices et de tous nos lecteurs. Plus que jamais, nous sommes convaincus que notre projet politique est pour la Wallonie, l’argument « meilleur ». Ce qui n’empêche pas que, d’emblée, dans ce numéro, nous donnions la parole à des critiques et des réserves du Manifeste.

L’acquis

Il y a cependant un acquis énorme. La remarque de Martou du 10 février 1984 nous révèle que les responsables savent depuis longtemps que la Wallonie ne veut plus de la Communauté française. Les enquêtes du CLEO ont été plus que probantes à cet égard. Le sondage du « Soir » n’est qu’un sondage, mais, il confirme. Mais surtout – surtout ! surtout ! surtout ! – il est publié sur une grande échelle. Le piège qu’on tend souvent à la démocratie c’est de laisser la population d’un pays dans l’ignorance de ce qu’elle pense. Mais de lui annoncer ce qu’elle pense dans les domaines qui intéressent les nantis et les puissants. Maintenant, nos dirigeants ne peuvent même plus faire semblant de ne pas le savoir. : il y a belle lurette que la Wallonie ne veut plus de la Communauté française. Aujourd’hui, nos dirigeants ne peuvent même plus faire semblant de l’ignorer.

(*) On lira aussi dans ce numéro la deuxième partie de l’extrait de la thèse d’Anny Dauw sur le premier Manifeste

PS : Ce numéro est entièrement consacré au Manifeste et par conséquent plusieurs dossiers économiques et sociaux que nous suivons régulièrement ne seront pas évoqués dans ce numéro. Comme ne sera pas évoqué non plus ce qu’il faut penser des menaces que fait peser sur les services publics et la législation sociale, le projet de Constitution européenne. Le front commun syndical wallon et un front comme syndical de Champagne-Ardenne ont réuni des arguments intéressants sur ce sujet. Nous y reviendrons. De même que nous reviendrons sur l’échec patent de la politique impériale américaine. Nous nous battons en Wallonie et pour la Wallonie, mais nous pensons que ce combat est la meilleure manière d’être aussi citoyens d’Europe et du monde.