Une Ecosse autonome et de gauche
L'une des réformes les plus importantes promises par le New Labour lors des élections de 1997 était la mise en place d'institutions écossaises et galloises autonomes, nous avions abordé cette question dans le n°8 de TOUDI. Ce processus a connu son aboutissement au cours du mois de mai 1999 avec l'élection du Parlement écossais et de l'Assemblée galloise. Ce changement historique des institutions du Royaume-Uni a été pourtant assez sommairement couvert par de nombreux médias (la soirée thématique d 'ARTE étant une assez heureuse exception), qui se limitèrent souvent à un simple empilement de clichés tels le Tartan Kilt, le Whisky, le gaélique et, dans certains cas, les méchants nationalistes du SNP...
Le profond esprit démocratique des Écossais
La manière dont les institutions écossaises ont été imaginées illustre la tradition démocratique de cette société. En 1989-1990, une convention constitutionnelle réunissant le parti travailliste, le parti libéral-démocrate, les syndicats (STUC), les collectivités locales, les Églises ainsi que diverses associations représentant la société civile, élabora un projet commun d'autonomie. Celui-ci fut repris en 1997 comme base de travail par le gouvernement Blair. Il est connu que la question des autonomies régionales n'intéresse pas outre mesure Tony Blair, celui-ci présentant plutôt une sensibilité unioniste. Certains échos répercutés par la presse firent état de certains conflits au sein du cabinet entre autonomistes et unionistes. Lorsque le Livre Blanc sur l'Ecosse fut publié en juillet 1997, il est apparu clairement que les autonomistes avaient remporté la bataille. Le ministre chargé de l'Écosse, le subtil Donald Dewar, militant autonomiste depuis les années 60 et représentant du Labour à la convention constitutionnelle de 1990, réussit à faire adopter par le cabinet britannique la quasi totalité du rapport final de la convention et ce, malgré l'opposition partielle du ministre de l'intérieur, l'Anglais Jack Straw. La tenue d'un référendum le 11 septembre 1997 confirma l'adhésion massive des Écossais à ce Parlement autonome. Les électeurs écossais se sont vu soumettre deux questions: la première portait sur la création d'un Parlement et d'un Exécutif écossais. La seconde sur la possibilité pour ce Parlement de jouer, dans une limite de 3 %, sur le taux de l'impôt sur le revenu. Le taux de participation à ce référendum fut de 60%. À la première question le oui obtint 74,3% (1.775.045 suffrages) contre 25,7% (614.000 suffrages). La seconde question vit une victoire un peu moindre du oui, celui-ci obtint 63,5% (1.523.889 suffrages) contre 36,5% (870.263 suffrages), le non étant majoritaire dans deux régions frontières ou périphériques (Dumfries et Galloway et les îles Orcades). Examinons maintenant le fonctionnement et les compétences de ces institutions.
Le premier fait important est la reconnaissance du droit pour tous les ressortissants de l'UE et du Commonwealth domiciliés en Écosse d'être électeurs et éligibles à ce Parlement. Le Parlement est élu pour un terme de 4 ans et comprend 129 membres (MSP), 73 sont élus au scrutin uninominal à un tour, 56 le sont selon un scrutin de listes à la proportionnelle se déroulant au sein de 8 grandes circonscriptions.
L'Exécutif sera dirigé par un Premier ministre (First minister) nommé par le chef de l'État, l'Exécutif étant responsable devant le Parlement. Contrairement au projet de loi de 1978 qui avait attribué une liste déterminée et limitative de compétences aux institutions écossaises, celles-ci se voient reconnaître une compétence générale sauf pour les matières expressément réservées au Parlement britannique. Westminster demeure seul compétent en ce qui concerne: la réforme de la Constitution, les affaires étrangères, la défense et la sécurité nationale, le contrôle des frontières, la politique économique, la sécurité sociale, la législation du travail, l'emploi et la révision des salaires, les normes de sécurité en matière de transports, le respect de l'union économique en matière de libre circulation des biens et services, la législation bioéthique (y compris l'IVG), la politique nucléaire, les labels pharmaceutiques et la classification des films. Nous pouvons donc déduire de cette liste les compétences des institutions écossaises.
Elles comprennent des domaines aussi vastes et importants que la santé, l'enseignement, les collectivités locales, le logement, le développement économique, l'environnement, l'agriculture et la pêche, le tourisme, les transports, la culture et les sports, le système judiciaire et carcéral, la police. Il est prévu d'intégrer des ministres écossais au sein de la représentation britannique auprès du Conseil des ministres de l'UE. L'Exécutif écossais recevra une dotation annuelle de 14 milliards de Livres (soit 840 milliards de FB). L'autonomie fiscale lui offre la possibilité de disposer annuellement de 450 millions de livres (soit 27 milliards de FB) indexables de ressources propres. La résolution d'éventuels conflits de compétences ou d'intérêts sera confiée à la Cour suprême (Judicial Commitee of the Privy Council composé des Lords Justice). Le cabinet britannique conserve un ministre des affaires écossaises qui est chargé de la bonne entente entre les deux Parlements ainsi que de la défense des intérêts écossais dans les matières réservées.
Une diminution de la représentation écossaise à Westminster est planifiée. La loi fixe actuellement le nombre minimum de députés écossais à 71, cette garantie sera supprimée. La prochaine révision des circonscriptions électorales alignera l'Écosse sur le reste du Royaume-Uni, soit une perte probable de 12 à 14 sièges. Mais cette révision ne devant pas intervenir avant 2.004, cette réduction annoncée ne prendra effet que lors des législatives de 2.007. Par contre les représentants écossais à la Chambre des Communes pourront continuer à prendre part à l'ensemble de l'activité Parlementaire y compris dans les matières qui n'affecteront plus que l'Angleterre ou le Pays de Galles tels l'enseignement la santé ou l'environnement. Notons enfin que le Parlement écossais a la possibilité de discuter de l'indépendance, mais la concrétisation de celle-ci nécessitera le vote d'une loi par le Parlement de Westminster (sauf éventuel coup de force institutionnel), ce dernier conservant la possibilité théorique d'abolir dans l'avenir les institutions écossaises en tant que seul Parlement souverain du Royaume-Uni.
Les élections écossaises du 6 mai 1999
Prés de deux années après la tenue du référendum, ces élections ont donné lieu à un taux de participation quasi identique (59%). Bien donné au coude à coude en début d'année par les sondages, le Parti Travailliste Ecossais a obtenu une majorité relative face au Parti National Ecossais (SNP), le premier obtenant 56 sièges, le second 35 sièges (voir tableau 1). Le système électoral élaboré en bon accord avec le Parti Libéral-Démocrate lors de la convention constitutionnelle de 1990 ayant renforcé cette majorité relative, le Labour ayant le grand avantage d'être solidement implanté dans l'axe urbain et industriel Glasgow-Edinbourg alors que le SNP, en dehors de ses quelques bastions peu peuplés du Nord, nord-est, a plutôt tendance a être deuxième en termes de voix dans toute l'Écosse, la prétention du SNP à se dire comme le seul parti réellement national n'est donc pas infondée.
Si ces résultats constituent un indéniable succès pour les travaillistes et l'apothéose du combat autonomiste mené depuis 35 ans par son leader actuel Donald Dewar, il faut aussi reconnaître que le SNP réalise là son meilleur score dans une élection «nationale» depuis les législatives d'octobre 1974 et s'affirme ainsi comme la seule alternative politique au Labour. Le SNP espérant que sa position de premier parti d'opposition lui permettra de consolider et d'élargir son électorat tout au long de la présente législature.
L'opposition du SNP aux bombardements de l'OTAN contre ce qui subsiste de la Yougoslavie, ainsi que sa proposition d'augmenter d'1% le taux de l'impôt sur le revenu afin de financer l'enseignement et le logement social, lui auront finalement coûté très peu de suffrages, contrairement à ce que pensaient de nombreux observateurs de la vie politique écossaise. En ce qui concerne les autres partis, il faut signaler que, même si grâce à l'utilisation partielle de la proportionnelle, les conservateurs obtiennent 18 élus, ils continuent à perdre des suffrages par rapport aux élections de 1997. Quant aux Libéraux-Démocrates, le maintien de leur position leur a permis de devenir le pivot de toute coalition gouvernementale. Signalons aussi deux résultats sympathiques de cette élection. Glasgow «la rouge» n'a pas failli à son passé radical, le Scottish Socialist Party, parti républicain indépendantiste et socialiste, a vu son leader Tommy Sheridan obtenir un siège de député. Certains membres de la classe ouvrière du bassin de la Clyde n'ont pas oublié John Mac Lean et sa proclamation de la République socialiste d'Écosse en 1918, cette élection ne faisant que confirmer la tendance à la réapparition de l'extrême-gauche ou de la gauche radicale et non social-démocrate dans toute l'Europe occidentale (Italie, France, RFA, etc.). Enfin Edinbourg a élu un député vert.
Dernier fait remarquable de ce premier Parlement Ecossais, la présence importante des femmes, celle-ci constitueront près de 40% des députés et, ceci, sans le moindre recours à des quotas obligatoires, ce résultat étant le fruit d'une politique volontariste de féminisation des candidatures menées au sein des partis politiques écossais. Notons qu'aucune différence ne peut être discernée entre la performance électorale des femmes au scrutin uninominal et à celui de listes qui est sensé les avantager. Les résultats de ces élections étant digéré, il est apparu bien vite que la seule coalition possible était celle entre les travaillistes et les libéraux-démocrates. Le 14 mai ces deux partis signèrent un accord de gouvernement pour 4 ans, leurs leaders respectifs devenant First Minister (Donald Dewar) et Deputy First Minister (Jim Wallace). Le gouvernement comprendra 22 membres (18 travaillistes, 4 libéraux-démocrates), le cabinet étant composé de 11 membres (9 travaillistes, 2 libéraux-démocrates).
Une Écosse «Ulster», complexité de l'identité écossaise
Le débat sur l'identité nationale écossaise ne peut être dissocié de son contexte économique, social, culturel. En trois générations, la société écossaise a connu un redéploiement radical de ses clivages politiques, économiques et sociaux. Alors qu'après la Première guerre mondiale, la vie politique reposait principalement sur le clivage de classes et le clivage religieux, ce qu'illustrait la lutte des travaillistes contre les unionistes, depuis 1945 et plus encore depuis le début des années 70, il s'est créé, tant parmi l'électorat que dans la société en général, une dichotomie entre une vision écossaise/progressiste/de gauche et une vision britannique/unioniste/de droite, le parti conservateur se retrouvant seul dans ce dernier camp 1. En 1955 les conservateurs étaient majoritaires en sièges et en voix. Ils le demeurèrent en termes de voix jusqu'au élections générales de 1959. En 1997, lors des dernières élections générales, les conservateurs tombèrent à 18% des suffrages et n'obtinrent aucun siège parlementaire (voir tableau 2)). Le Parti National Écossais (SNP) s'étant au cours de cette même période affirmé comme le principal rival du parti travailliste.
Deux explications doivent être conjuguées. La première tient à la structure socio-économique de l'Écosse d'après 1945. La seconde tient à un fait politique: l'émergence du thatchérisme. La naissance du Welfare State a, par le biais de la création de villes nouvelles et du développement planifié des banlieues, mis fin aux ghettos ouvriers. Or ces derniers s'étaient très souvent constitués sur base de l'opposition entre les ouvriers protestants et les ouvriers catholiques d'origine irlandaise.
Comme en Ulster, le Glasgow de l'Entre-deux-guerres voyait défiler l'Ordre d'Orange chaque 12 juillet. Le parti conservateur, qui se dénommait alors parti unioniste, se joignait souvent aux défilés orangistes et faisait campagne contre l'immigration irlandaise. Ce sectarisme identitaire se retrouvait dans la vie quotidienne avec, par exemple, l'existence des clubs de football catholiques et irlandais de Glasgow (le Celtic) et d'Édimbourg (Hibernians). Une ségrégation, à peine moins violente qu'à Belfast, agitait les chantiers navals où les emplois qualifiés étaient presque exclusivement en des mains protestantes. Le déclin de ce type d'industrie ainsi que les nationalisations ont mis fin à ce genre de pratique, même si les matchs opposant le Celtic et les Rangers de Glasgow donnent parfois lieu à une renaissance de ce sectarisme. L'intégration des écoles catholiques dans le réseau public, conjuguée à un mouvement de sécularisation générale ont accéléré la diminution de l'intensité du clivage religieux. La rapide intégration des ouvriers catholiques irlandais au sein des syndicats et du parti travailliste (et dans une moindre mesure de la mouvance communiste), ayant largement contribué à cette évolution. «Le parti conservateur a perdu le vote de la classe ouvrière protestante sans aucun gain compensatoire parmi la classe moyenne catholique. Les travaillistes simultanément conservèrent le soutien des catholiques et progressèrent parmi la classe ouvrière protestante (...) Depuis la guerre, (...) la classe ouvrière protestante n'est plus, si elle l'a jamais été, une force politique cohésive.» 2
L'évolution du parti travailliste est à cet égard révélatrice. Au cours de l'Entre-deux guerres, les travaillistes écossais, radicalisés par la concurrence du parti communiste 3, se déclarèrent favorable à l'autonomie écossaise, celle-ci pouvant faciliter l'instauration d'un socialisme auquel l'électorat anglais, majoritairement conservateur, se montrait rétif. Ce sont les mêmes raisons qui ont poussé le congrès des syndicats (Scottish Trade Union Congress), qu'il ait à sa tête un travailliste ou un communiste, à devenir un fervent partisan de l'autonomie. La création après 1945 d'un Welfare State centralisé et très britannique dans sa philosophie va éloigner les travaillistes du combat autonomiste (mais pas le STUC). Pour la classe ouvrière, l'Etat-providence britannique a plus joué dans le renforcement de l'Union que l'idée impériale 4
Le ralentissement de l'activité économique qui commença à se faire sentir dans tout le Royaume-Uni, dès la seconde moitié des années 60, provoqua la montée en puissance du SNP, l'économie écossaise reposant sur des secteurs aussi sensibles que le charbon, l'acier et les chantiers navals et étant durement frappée par la récession. La revendication autonomiste «moderne» présente une forte connotation économique et sociale, l'Écosse contribua longtemps à la richesse générale du Royaume-Uni par le biais de son industrie lourde, le gaz et le pétrole de la mer du nord, les exportations de whisky (300 milliards de FB en 1997). Une fois frappée par la crise économique, elle réclama un traitement préférentiel au sein du Royaume-Uni, traitement qui lui fut refusé en grande partie, le ralentissement voire le déclin de l'industrie lourde écossaise fut l'un des moteurs de la nouvelle jeunesse du combat autonomiste. Cette percée du SNP va contraindre les travaillistes à défendre à nouveau le principe de l'autonomie qui subsistait toujours, de manière plus ou moins latente, parmi ses militants et ses élus.
Ainsi, en 1978, le Gouvernement Callaghan proposa à l'électorat écossais un projet assez faible d'autonomie, ce projet fut approuvé par 51.5% des électeurs, mais en raison d'une participation peu élevée celui-ci n'atteint pas la limite de 40% des suffrages exprimés. Le gouvernement Thatcher va refuser dès son arrivée au pouvoir en 1979, le consensus existant autour d'une Écosse nation distincte et non simple région du Royaume-Uni. Elle considéra l'Écosse comme une région britannique qui ne devait espérer ou attendre aucune faveur, aucune politique distincte ou spécifique 5. Jusque là, l'Unionisme défendait, lui aussi, un certain interventionnisme étatique, proche du paternalisme, dans la vie économique et sociale, cette politique reposant sur l'existence d'une spécificité écossaise nécessitant un traitement distinct dans le cadre britannique. Le «lobby» des Écossais fut considéré comme un groupe de pression ou d'intérêt parmi tant d'autres, le Ministère chargé de l'Écosse (Scottish Office) devenant juste un étage bureaucratique de plus à combattre. Or celui-ci était la fierté même des unionistes.
Assez rapidement après l'accession au pouvoir de Thatcher, il est donc apparu que défendre ou privilégier l'autonomie écossaise, c'était défendre une certaine vision de la société ou de l'État. La perception que cet État était menacé par la politique thatchérienne incita les travaillistes à faire de l'autonomie écossaise un rempart, une défense de l'oeuvre du gouvernement Attlee entre 1945 et 1951. Il faut ajouter à cet élément la menace électorale d'un SNP à la base électorale identique. Ainsi, plus une personne aura tendance à se sentir écossaise, plus elle aura tendance à favoriser une action interventionniste du gouvernement dans le domaine économique et social, à refuser les privatisations et à être membre d'un syndicat. Cette perception, renforcée par l'existence de médias purement écossais (The Scotsman ou The Glasgow Daily Herald), va contribuer à une augmentation du sentiment national écossais tout au long des années 80.
Ce processus culminera avec la tenue de la convention constitutionnelle de 1988-1990 évoquée précédemment. C'est donc parmi les personnes qui se considèrent comme faisant partie de la classe ouvrière que l'on se qualifie d'Écossais ou de plus écossais que britannique 6. Ce choix identitaire a bien sûr eu des répercussions politiques favorables pour les deux partis proches du monde ouvrier que sont le Labour et le SNP. Logiquement, c'est au sein de la classe moyenne plutôt supérieure que se recrutent les partisans du sentiment national britannique et de l'Unionisme. Plusieurs sondages récents ont montré que ce renforcement de l'identité écossaise n'est pas toujours considéré comme exclusif de l'identité britannique. Ceux-ci ont montré que, pour les Écossais, leur «fierté nationale» ne reposent pas sur la culture nationale, l'histoire (etc.), mais bien sur le peuple écossais et la beauté des paysages et du cadre de vie. La fierté d'être britannique reposant quant à elle, en premier lieu, sur la tradition Parlementaire et démocratique de l'Union. L'identité nationale britannique dépendant donc plus d'une tradition politique que l'identité nationale écossaise 7. Conjuguant ces réponses avec d'autres déterminants «identitaires», les nouvelles générations se sentent plus écossaises que celles qui ont connu la guerre. Bien que la religion soit devenue un facteur moins important que par le passé, le sentiment national écossais est plus fort chez les catholiques et les «sans religion», mais cet écart est peu significatif 8. La grande force du Labour est de demeurer le seul parti capable de trouver des électeurs dans chaque catégorie identitaire et sociale même si les personnes se sentant plutôt écossaises dominent.
La convergence sentiment de classe/sentiment national
Il est intéressant de souligner que le combat autonomiste a toujours été le fait d'une partie de la gauche écossaise (Labour, SNP, STUC, communistes) et que le sentiment national s'est principalement développé parmi la classe ouvrière. Depuis le passage au pouvoir du parti conservateur (18 ans), le clivage social et le clivage national ont renforcé leur domination sur la société écossaise 9. Toutefois, l'interaction de ces clivages s'est modifiée ainsi: «au cours de la période suivant la guerre, la question du statut constitutionnel de l'Écosse était perçu comme en lutte avec la politique de classe pour la conquête de l'attention du public écossais. A partir de la fin des années 60, certains spéculèrent que le clivage national allait supplanter le clivage de classe. Dans les années 80 et 90 les questions de nationalité et de classe se sont en fait complétées l'une l'autre.» 10. La conscience de classe de la société écossaise est sortie renforcée des années Thatcher-Major, ce fait permet de mieux comprendre le score des deux partis les plus proches du monde ouvrier, le Labour en premier, le SNP en second, soit près de 70% des suffrages. Ces années ont contribué à renforcer le clivage national, les Écossais ayant plus tendance à se tourner vers le gouvernement non seulement lorsqu'il s'agit de résoudre un problème dans le domaine de la santé, de l'emploi, mais aussi lorsqu'il faut chercher un responsable à l'état général de l'économie : alors que faire si cet Etat est dirigé par un parti minoritaire et désavoué de manière continue par la société écossaise ?
Le déclin de l'économie britannique en général, la crise économique et le chômage, le thatchérisme, la domination au niveau britannique d'un parti minoritaire en Écosse, l'impossibilité d'une véritable expression de la société civile en raison du système électoral et politique du Royaume-Uni, tous ces éléments, tant externes qu'internes, auront donc contribué à renforcer le clivage national.
Il nous semble que l'identité nationale écossaise est plus qu'une «simple» identité culturelle ou ethnique, elle est devenue une identité politique dans le sens large du terme. Une Nation de type civique s'est affirmée depuis le début des années 80. La question que beaucoup se posent est évidemment de voir si cette Nation écossaise prendra dans l'avenir la voie de l'indépendance étatique. D'un côté, on peut estimer que le processus d'autonomie va renforcer le Royaume-Uni. L'attachement ou le sentiment d'appartenance à l'ensemble britannique étant symbolisé par le respect d'une tradition parlementaire et démocratique ainsi que par le respect de certaines valeurs civiques. L'identité écossaise est donc peut-être déjà postnationale, la souveraineté s'incarne dans le peuple et non dans le Parlement écossais, ce qui n'empêche pas l'exercice de certaines compétences à un niveau supérieur par le Royaume-Uni. Ce sentiment national n'est donc pas appréhendé comme opposé à un sentiment britannique. D'autre part, la consolidation électorale du SNP et la confirmation de sa position de principale alternative politique aux travaillistes laisse ouverte la probabilité de l'indépendance.
L'éditorialiste politique du Glasgow Herald considère que la seule conclusion à retenir de ces élections n'était plus de savoir si l'Écosse serait un jour un Etat indépendant et souverain mais bien quand elle le serait. L'Écosse va dorénavant connaître une vie politique proche de celle que connaît le Québec. La vie politique s'articulant sur l'opposition entre un grand parti fédéral (les travaillistes en Grande-Bretagne, les Libéraux au Canada) et un parti indépendantiste (le SNP, le Parti Québécois, ces deux partis entretenant d'ailleurs d'excellents rapports). Comme aucun parti n'est par essence destiné à occuper perpétuellement le pouvoir (sauf le CVP-PSC dans notre triste pays jusqu'il y a peu), l'hypothèse d'une victoire électorale du SNP est plausible, celle-ci débouchant sur la tenue d'un référendum sur la souveraineté à l'issue inconnue. Il faut d'ailleurs noter qu'un État-nation écossais n'aurait aucun mal à assurer sa survie économique au sein de l'UE, le PNB écossais étant (en proportion) équivalent à 97% du PNB britannique. Juste avant le début de la campagne électorale, trois professeurs d'économie ont conclu que l'indépendance présentait plus d'avantages financiers que le maintien dans l'Union, notamment par le biais de la possibilité de mener une politique économique propre et par la diminution importante des charges de prestige (armées et arsenal nucléaire, famille royale) liées à l'existence du Royaume-Uni.
Tableau I : élections générales et voix en %
Labour écossais Conservateurs Libéraux Nationalistes
% MP % MP % MP % MP MP %
1945 47,6 37 41,1 27 5 0 1,2 0 7 (5,1%)
1950 46,2 37 44,8 31 6,6 2 0,4 0 1 (2%)
1951 47,9 35 48,6 35 2,7 1 0,3 0
1955 46,7 34 50,1 36 1,9 1 0,5 0
1959 46,7 38 47,2 31 4,1 1 0,8 0 1 (1,2%)
1964 48,7 43 40,6 24 7,6 4 2,4 0
1966 49,9 46 37,7 20 6,8 5 5 0
1970 44,5 44 38 23 5,5 3 11,4 1
1974 36,6 40 32,9 21 8 3 21,9 7
1974 36,3 41 24,7 16 8,3 3 30,4 11
1979 41,6 44 31,4 22 9 3 17,3 2
1983 35,1 41 28,4 21 24,5 8 11,8 2
1987 42,4 50 24 10 19,3 9 14 3
1992 39 49 25,7 11 13,1 9 21,5 3
1997 46 56 18 0 14 10 22 6
Tableau II : premières élections au Parlement écossais
Taux de participation : 59 % % 73 MSP 56 MSP. 129 MSP
syst.maj. syst.prop.
Parti Travailliste Ecossais (SLP) 36 53 3 56
Parti National Ecossais (SNP) 29 7 28 35
Parti Conservateur & Unioniste 16 0 18 18
Parti Libéral-Démocrate 13 12 5 17
Travailliste Indépendant 0 1 0 1
Scottish Green Party 4 1 1 1
Scottish Socialist Party (SSP) 2 0 1 1
- 1. L.Bennie,J.Brand, J.Mitchell: How Scotland votes? in BBC, The Irish Times, The Scotsman, Manchester University Press, 1997, p.22.
- 2. L.Bennie, J.Brand, J.Mitchell, op cit, p. 8.
- 3. De 1935 à 1950, l'Écosse eut deux députés communistes, le plus connu étant Willie Gallacher à Dumferline.
- 4. L.Bennie, J.Brand, J.Mitchell, op cit, p. 6.
- 5. ibidem p.68.
- 6. Ibidem, voir les tableaux p. 104-105.
- 7. Ibidem p.135.
- 8. Ibidem, voir p.116-117.
- 9. En 1979, 84 % des répondants se reconnaissaient une identité de classe, 91 % une identité nationale. En 1992, ces chiffes étaient respectivement de 96 et 98 %.
- 10. L.Bennie, J.Brand, J.Mitchell, p. 21.