Pour un statut de la culture wallonne

Willy Bal est Professeur émérite à l'UCL. Membre de l'Académie Royale de langue et de littérature françaises.
Toudi annuel n°7, 1992

La dualité des conceptions fondamentales de la culture crée un malentendu d'une­ gravité telle qu'il empêche toute discussion fructueuse, même entre gens­ d'égale information, d'égale honnêteté intellectuelle, d'égale bonne foi.

La conception classique situe la culture dans la sphère du savoir et la­ définit, sous la variété des formulations, comme l'ensemble des productions de ­l'esprit humain (littérature, arts, plus rarement sciences), dont la­ connaissance et la fréquentation permettent à l'individu de développer ­certaines facultés de son esprit. Essentiellement intellectuelle, la culture­ ainsi conçue relève strictement de la seule conscience individuelle; c'est un­ avoir, qui peut s'acquérir et se développer à des degrés divers, éventuellement­ en toute indépendance à l' égard des infrastructures. Tel individu ou tel cercle­ d'individus arrivent à posséder une « vaste culture », une « haute culture », une­ « culture générale ». De ce fait, ils s'opposent nécessairement à des gens ­« incultes », « dépourvus de culture »; il existerait même des « peuples incultes ».­Les expressions citées ci-dessus sont tir »es de dictionnaires usuels du ­français.

Au contraire, l'anthropologie considère la culture comme la notion « qui tente­ de désigner ce qui constitue une société en entité cohérente et la caractérise­ par rapport à d'autres » (G. THINES et A. LEMPEREUR, Dictionnaire général­ des sciences humaines, Paris, 1975, s. vo culture). La culture est donc­ un être ou, plus précisément, un mode d'être au monde, à la nature, à l'homme,­une forme de vie. Avec ses valeurs propres, elle agit sur les mentalités, les ­types de comportements, le savoir-faire, les modes d'organisation sociale. Tout ­groupe humain est une entité de culture. Tout membre du groupe participe, ­peut-être à des degrés divers, à cette culture.Ainsi, à une conception intellectualiste, idéaliste et individualiste s'oppose­ une conception globale, sociale, reposant sur des structures formelles ou ­informelles et témoignent d'une conscience collective.

L'anthropologie a très longtemps privilégié les traits culturels dont le­ pouvoir symbolique est intense et aisément perceptible, tels que les croyances,­les coutumes, la langue, les arts (rejoignant sur ce point la conception­ classique, mais dans une optique différente).

D'autre part, les discours sur la culture, d'inspiration classique ou ­anthropologique, mettent souvent l'accent sur la notion de patrimoine, à ­sauvegarder, à transmettre.

Il n'est certainement pas dans mon propos de sous-estimer l'importance de cet­ aspect de la culture. Après largement plus d'un siècle de recherches ­ethnographiques et linguistiques, qui sont loin d'être closes, la tradition­ populaire wallonne apparaît d'une richesse extraordinaire. Il n'est pas besoin­ d'en faire ici la démonstration.

La défense d'un patrimoine est à la fois essentielle et insuffisante. Car si la­ culture est globale et collective, elle est aussi dynamique. Elle est en­ constante adaptation, en mouvement, en évolution.

Mode d'être au monde, elle doit en effet prendre en compte les contraintes et­ les défis que celui-ci ne cesse d'imposer à chaque société. A ce compte,­l'histoire devient leçon de vie, marquée qu'elle est de l'empreinte des­ innombrables défis imposés au peuple et relevés par celui-ci au cours des ­temps.

Or, il est un défi primordial qui nous est lancé depuis près de deux­ millénaires, un défi permanent qu'exprime notre nom même de Wallons. Ce nom ­qui, venu d'une peuplade celte et passé bien avant l'ère chrétienne en ancien­ germanique, a été employé par les Germains, après la romanisation de la Gaule,­ pour désigner les Romains ou Celtes romanisés habitant le long de la frontière.

« Pour les Francs, les Walhoz «étaient les Galloromans du nord et de l'est de la ­Gaule avec lesquels ils Çtaient en rapport. » (Albert Henry, Esquisse d'une­ histoire des mots Wallon et Wallonie, Bruxelles, 1974). Ainsi un nom­ germanique est devenu le signe de notre romanit »! Et nos-èstans fîrs d'èsse­Walons!

Peuple des marches romanes: tel est le défi fondamental auquel notre peuple­ n'a cessé jusqu'aujourd'hui de devoir faire face. Tel est aussi le socle de­ notre identité culturelle. Peuple dont la romanité s'exprime ­traditionnellement, depuis des siècles, par deux idiomes, étroitement apparentés mais nettement individualisés, en usage complémentaire. Peuple à qui­ la seule identité de Wallon a valu, il y a cinquante ans à peine, de voir ­60.000 de ses fils passer 60 mois derrière les barbelés.

Tant d'autres défis ont marqué ou marquent de leur empreinte notre esprit­ collectif. Défi de la matière, qui a forgé nos « ovrîs sincieus ». Défis de la­ misère et de l'exploitation capitaliste, qui ont allumé les grandes colères des ­bassins houillers et industriels et suscité un mouvement ouvrier d'une ampleur­ et d'une vigueur exceptionnelles en Europe occidentale. Défis de divers pouvoirs étatiques, ecclésiaux, particratiques, qui ont fait s'insurger des­ hommes comme l'abbé Mahieu, Baussart, Renard et ont mobilisé des foules à ­propos de la question royale ou lors des grandes grèves de 1960. Défi méprisant­ d'une prétendue « intelligentsia », osant parfois se prévaloir d'une francophonie­ gourmée ou revendiquer une belgitude de plat pays. Défi économique de la­ colonisation de la campagne et de la forêt wallonnes. Défi politique des violations de l'autonomie communale et du droit des gens. Défis! Tant de défis­ auxquels sont confrontées des populations au comportement sans doute trop­ velléitaire mais « dont la sensibilité politique a toujours été vive »et dont ­l' « individualisme foncier (...) s'enracine dans une longue expérience de la­ liberté » (Maurice Piron, Revue de psychologie des peuples, XXV, 1, mars­1970).

Ces contraintes, ces défis et surtout leurs réactions, qui vont toutes dans le ­même sens, celui d'une démocratie vécue et sentie comme « réellement le meilleur­ des régimes possibles » (Thierry Haumont), marquent de leur empreinte les­ mentalités et les comportements de notre peuple, témoignent d'une conscience ­collective, définissent la dynamique commune de l'histoire d'un peuple, malgré ­les découpages, assemblages, marchandages intéressés des grands.

Conjonction d'un patrimoine qui inclut évidemment toutes les productions de ­l'esprit et d'un mouvement vital, d'appartenances et de choix, présentant un ­ensemble intégré de traits spécifiques (pas nécessairement exclusifs) tout cela ­donne consistance à notre « ici » (pour reprendre les mots de José Fontaine),­fonde notre identité wallonne, compose notre culture wallonne.

Passéisme? Campanilisme? Tant les sciences naturelles que les sciences humaines ­nous enseignent que la diversité est le terreau de l'évolution, le ferment du ­dynamisme, alors que l'uniformité est stérilisante.

Certes, les problèmes de demain auront-ils toujours une plus grande dimension­ géopolitique, éthique, technique. Mais le moment n'est-il pas venu de « se­ préoccuper de notre environnement immédiat tout en luttant pour sauver la­ couche d'ozone »? Notre environnement immédiat, ce sont les dépotoirs du Brabant ­wallon, la pollution de nos eaux, mais aussi les menaces qui pèsent sur notre ­culture. « Notre défi est donc le réenracinement dans le local tout en nous­ occupant des enjeux planétaires » (C'est moi qui souligne; les propos cités ­ont été tenus récemment par le philosophe français Jean Chesneaux, auteur de­ Modernité - Monde, Paris, 1989).

Nous voulons doter la culture wallonne d'un statut qui la reconnaisse, la ­légitime, la promeuve en incitant les Wallons à une plus profonde­ enculturation. Ce statut devra aussi stimuler la création, favoriser ­l'adaptation, l'évolution - qui ne peut être que d'ouverture en ces temps­ d'interculturalité. Bref, un statut qui ait à la fois la solidité d'une assise­ et le ressort d'une dynamique.

Un statut pour notre culture propre, c'est pour nous la voie obligée, la voie ­royale pour une Wallonie région d'Europe en devenir et déjà membre à part­ entière d'une authentique Francophonie des âges nouveaux, telle que la connaît ­l'aile marchante de celle-ci: une Francophonie vouée à l'alliance des langues ­et au dialogue des cultures.

(*) In Wallonie dialectale, n° spécial Congrès, Liège, février 1990.