Les convoyeurs attendent
Le film de Benoît Mariage Les convoyeurs attendent rencontre actuellement un grand succès après avoir été invité à Cannes (être invité est déjà une distinction), notamment chez les jeunes. Benoît Mariage, avec Benoît Poelvoorde et, surtout la petite Louise, nous émeuvent de bout en bout. On a rarement été jusque là dans le cinéma wallon, au coeur d'une tendresse difficile à avouer, celle du sillon industriel pourtant encrassé et écrasé.
Le film se déroule en effet dans le cadre presque sinistre (film en noir et blanc), d'une agglomération du Pays Noir avec la taille énorme d'un terril dominant le quartier où se déroule l'intrigue. Tout adouci par la grande poésie de Benoît Mariage: l'envol de milliers de pigeons à Montpellier d'où les colombophiles les font parvenir, les vues fixes de paysages où la nature se mélange à l'industrie, sans que celle-ci détruise tout de celle-là, comme c'est si typique d'une Wallonie qui a connu la première forme d'industrialisation.
Mais surtout adouci (grandi, métamorphosé) par Louise, cette petite majorette de dix ans avec des yeux qui font chavirer. Elle est la clef du film, l'illumine. Elle accompagne son papa à moto (et casquée), sur les lieux des faits divers sanglants qu'il va photographier pour son journal (c'est sa principale activité). Elle sert de naïve et prude entremetteuse entre son frère Michel et Jocelyne entre lesquels se nouent une banale et naïve histoire d'amour. Elle a le tour très féminin d'écarter son père d'un flirt qui ne lui plaît pas. Elle se sert de mille ruses pour pénétrer la maison du voisin, pauvre hère sans doute réduit à la pauvreté, mais qui possède un pigeon qui remporte tous les concours.
Le père tente d'entraîner son fils à se lancer dans l'établissement d'un record: fermer et rouvrir une porte le plus grand nombre de fois. Record dont l'enjeu est une voiture dont le père pourrait se servir pour ses reportages au lieu de sa moto «pourrie». On voit alors dans le petit jardin de la famille Poelvoorde, une porte toute seule avec son chambranle. Comme les fameux «bois de justice». C'est derrière cette étrange porte que commence l'intrigue amoureuse entre Michel et Jocelyne. C'est elle et le concours stupide qui mènent Michel au coma profond et à deux doigts de la mort..
Tout se termine bien, notamment parce que le pauvre hère et son pigeon vont pouvoir aider financièrement la famille Poelvoorde à se sortir de tous ses malheurs.
Le réalisateur n'a peut-être pas tout à fait raison de rendre parfois les personnages gauches jusqu'à la caricature (par exemple Michel qui parle à Jocelyne de ses zones «hétérogènes» au lieu d' «érogènes», l'hésitation sur le sens de «nonobstant» etc.). On le critiquera pour un certain misérabilisme (que vient renforcer le film en noir et blanc). C'est pourtant - malgré ces exagérations - un morceau ému de réel vrai et vivant qui est filmé. La dureté des paysages industriels, nous l'avons dit, est adoucie par la poésie de Benoît Mariage, mais aussi par la «philosophie» de la population qui y est installée. Il faut rapprocher le film de Mariage de celui de Meyer d'il y a quarante ans (Déjà s'envole la fleur maigre), où c'était des mineurs italiens qui étaient filmés: le noir du Pays Noir, au Borinage ou à Charleroi, les mines, le terril et les pigeons rendent ici tous les hommes pareils. Le public wallon s'y retrouve et semble avoir assez d'humour pour s'y retrouver caricaturé. Tout le monde connaît ces zones sinistres des banlieues industrielles qui seraient l'antichambre de l'enfer si l'indescriptible cordialité des habitants n'en faisaient pas plutôt «le coeur d'un monde sans coeur». Benoît Mariage est le premier à l'avoir montré à un tel point, et c'est pourquoi son film - premier film de long métrage de l'auteur - est un grand film. Qui annonce des choses allant encore plus en profondeur. Un film wallon aussi, nous le disons sans subjectivisme chauvin et sans bâtir une idéologie du cinéma wallon qui serait aussi inutile que celle que le cinéma belge doit bien s'inventer..
On hésiterait bien sur le point de savoir à quelle époque cette histoire a vraiment lieu avec son mariage avancé (plus qu'arrangé), sa mariée qui se rend en bus au mariage, avec une robe louée, son journaliste condamné à faire de la moto, son instituteur ressemblant à un «Monsieur le Maître» d'avant-guerre, la maman soumise qui contraste d'autant plus avec la petite Louise.
Louise est l'ange, le «petit prince» d'un univers dur, laid, sale, pauvre, sordide, dérisoire, ridicule, désespérant, où non seulement l'économie semble avoir reculé mais même le temps (d'où peut-être cette impression étrange d'un film des années 60, voire plus vieux encore).
La petite Louise de Benoît Mariage, c'est la «petite fille espérance» dont parlait Péguy, la seule «Wallonie qui gagne» méritant d'être aimée. Et en plus, on rit tout le temps...
PS: Nous n'avons encore pu voir Mobutu, roi du Zaïre de Thierry Michel, étrange richesse actuelle du cinéma wallon...